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samedi 23 mars 2024

Rodolphe: Sous les hangars

Je lui ai demandé où il avait appris à aimer cette musique. Il a semblé ne pas comprendre ma question. Nous étions assis sur des cartons, à l’abri de la pluie, sous les hangars du centre commercial.
La façade de verre borde l’avenue principale, où la foule des piétons est nombreuse à circuler à toutes les heures du jour, mais, quand la nuit tombe, les lumières s'éteignent, les portes se ferment, les alarmes sont mises, tandis qu’à l’arrière, les hangars restent ouverts dans l’attente de camions venus parfois de loin, qu’il faut décharger avant qu’ils ne repartent.
Combien de nuits ai-je passées près de lui à attendre l'arrivée des camions, puis à les décharger, puis à essayer de dormir un peu avant que d'autres n'arrivent? Ils venaient des pays du nord le plus souvent, où les routes sont enneigées, où les ciels sont traversés d'orages, où les forêts sont immenses. Avec les chauffeurs, nous nous comprenions par gestes. Ils nous demandaient où trouver quelque chose à manger, mais surtout du café chaud et des cigarettes.
Nous étions devenus amis, quelque chose comme amis, il s’était habitué à moi, il me parlait. Et même il partageait avec moi les écouteurs de son téléphone, et ainsi nous écoutions ensemble de la musique.
C’étaient des symphonies de Gustav Mahler, uniquement des symphonies de Gustav Mahler, encore qu’il semblait ne pas connaître ce nom. J'étais surpris. Cette nuit-là, je lui ai demandé s’il lui arrivait d’écouter d’autres musiques.
— Quelle autre musique? m’a-t-il répondu. De nouveau il ne comprenait pas le sens de ma question. Je lui ai cité les noms des Doors, de Janis Joplin, de Jimmy Hendrix, mais il semblait les entendre pour la première fois. Puis nous avons dormi avec les écouteurs aux oreilles, sans arrêter la musique.

mercredi 20 mars 2024

Rodolphe: Préquelle (2)

Étais-je amoureux de Valentina? La réponse est oui, assurément. Valentina est même sans doute la seule femme dont j’aie jamais été réellement amoureux. Elle ne l’a jamais su, nous nous connaissions à peine, mais j’ai tout de même participé à des soirées, à des sorties en mer où elle était. Il m’est même arrivé, un certain mois d’août, de rejoindre le petit groupe d’amis dont elle était le centre, dans une villa de Sardaigne qu’on lui avait prêtée.
Je suis un personnage discret. Dans The Misfits de John Huston, je tiendrais le rôle de Montgomery Clift plutôt que celui de Clark Gable. Tout cela se passait après son divorce d’avec Victorien Lussart, et donc après ses premières retrouvailles avec Daniel, pour autant que celles-ci eussent été les premières. Inutile de préciser que Daniel n’était jamais présent aux rencontres que j’évoque. Il ne quittait pas Valberg; ou, s’il lui arrivait de le faire, ce n’était pas pour venir nous retrouver.
J’ai dit que Daniel était une légende. J’énonce là un fait. Je veux dire que ceux qui l’avaient connu au printemps 68, quand tout le monde était communiste, parlaient de lui comme d’un ange qui les aurait quelquefois caressés de ses ailes. À les entendre, les moments qu’ils avaient passés près de lui étaient magiques, ils ornaient leurs mémoires d’un sceau indélébile. Et je les écoutais. Mais cela ne signifiait pas que je partageais leur admiration. Le personnage de Daniel ne m’était pas sympathique du tout, j’éprouvais même à son égard une sainte horreur. J'étais enclin depuis le premier jour à voir en lui l’Ange du Mal. Je percevais sa nature, marquée par la drogue, la transgression, la violence et l’obscurité, à travers la pop music dont on me disait qu’il était très amateur, et cette musique des Doors, de Janis Joplin, de Jimmy Hendrix, était tout ce que je détestais. Tout ce contre quoi, pour ma part, je m'étais construit. Tandis que Valentina, dans mes rêves, avait un goût d’amande.
Après son divorce, elle avait continué d'habiter la villa de l’avenue Châteaubriant que son mari avait fait construire et dont il avait dessiné les plans dans le goût du Bauhaus, et elle n’avait eu aucun mal à trouver un métier. Elle s'intéressait à la mode, elle faisait des photos. Depuis toujours. Elle en avait conclu qu’il lui fallait convaincre de jeunes créateurs de lui confier la conception graphique de leurs catalogues, puis de lui laisser les rênes de leur service de presse. Le programme fut rempli à la lettre, ce qui nécessitait qu’elle voyage beaucoup. Elle le faisait volontiers, parée des vêtements que ces créateurs avaient conçus. “Légère et court vêtue”, aurait-on dit. Un sac en bandoulière. Comme un Chat botté qui aurait grandi. Traversant les halls d’aéroports, attrapant un taxi, avec ses longues jambes nues, des cheveux raides, mi-longs qui lui donnaient un air japonais et des yeux le plus souvent cachés derrière des lunettes de soleil qu’elle choisissait trop grandes. Tout cela en buvant de l’eau, en faisant du yoga et en mangeant de la salade et des graines. Pour autant, quand elle allait rejoindre Daniel dans sa montagne, c'était bien la musique des Doors, de Janis Joplin et de Jimmy Hendrix qu’ils devaient écouter ensemble, pas celle des Beatles, ni celle de Jordi Savall avec qui elle affirmait avoir dîné un soir, à la suite d’un concert, dans un restaurant de Villeneuve-lès-Avignon, et pouvait-elle le faire alors sans boire et fumer elle aussi, jusqu’à perdre conscience?
Et, quand l'accident est survenu, dix ans plus tard, nous ne voulions pas y croire. Il a fallu qu'elle témoigne. Elle l’avait provoqué. De nuit, à quinze kilomètres de Valberg, en pleine vitesse, elle avait jeté contre un arbre le véhicule qu’elle conduisait, provoquant très délibérément un accident auquel Daniel n’avait pas survécu, et dont elle-même était ressortie avec une fracture de la colonne vertébrale qui la condamnait à la chaise roulante pour le reste de sa vie.
Je déteste Daniel et tout ce qu’il représente. Il y a beau temps que je ne suis plus communiste. Elle venait de découvrir qu’Oriane, sa fille, avait une liaison avec lui, et aussitôt elle avait quitté Nice pour venir lui casser la figure, et au lieu de cela, arrivée à Valberg, devant la station-service, elle l’avait fait monter dans sa voiture et ils étaient partis. Et dans mes rêves, aujourd'hui encore, je ne cesse de la voir et de l'entendre, agrippée au volant, hurlant et pleurant sur une route déserte, dans une nuit de printemps que perçait la lumière de ses phares.  

lundi 18 mars 2024

Rodolphe: Préquelle

Quand la décision du divorce a été prise, Valentina a écrit à Daniel. Elle lui a demandé s’il pouvait lui trouver un logement à Valberg où elle viendrait se reposer pendant quelques jours avec sa fille. Daniel habitait à la sortie du village, sur un carrefour où il gérait une petite station service et une supérette. Ses anciens amis savaient qu’il était là, comme perché dans la montagne, depuis son retour en France. Un petit nombre d’entre eux restaient en contact avec lui, et si on voulait le voir ou lui parler, il fallait passer par eux, sinon Daniel ne se souvenait pas de vous avoir connu.
Daniel était une légende, pour ma part je ne l’avais jamais aperçu que de loin. J’avais adhéré à l’Union des Étudiants Communistes en 1973, quand déjà la période héroïque tirait à sa fin. Mais il y avait toujours un moment, la nuit, quand on avait un peu bu et fumé, quand on écoutait de la musique, où on parlait de lui. Où quelqu’un évoquait un épisode ou un autre de la légende. Et, à la demande de Valentina, Daniel avait répondu que oui, c'était facile. Il y avait, dans le petit immeuble de trois étages qu’il habitait, un studio que ses propriétaires louaient aux touristes, et comme on était au début du printemps, le studio était libre. Et ainsi Valentina avait passé tout un mois près de lui, dans cette station d’hiver abandonnée par les touristes.
Oriane, sa fille, avait alors six ans, et pour ne pas s'attirer les reproches de la partie adverse, Valentina avait pris soin de l’inscrire à l'école du village. Et au bout d’un mois, elle est revenue à Nice, dans l’appartement que son mari avait définitivement vidé de ses affaires, et elle a repris sa vie.
Voilà, tout aurait pu en rester là. Nul ne s’interrogeait sur la question de savoir si, durant cette période, Valentina avait eu une liaison avec Daniel. Valentina avait déjà eu une aventure avec lui quand elle était très jeune. Elle n'était pas la seule. Laquelle parmi les filles de notre groupe n’avait pas couché avec lui au moins une fois? Et pourquoi aurait-elle choisi de faire ce séjour à Valberg plutôt qu’ailleurs si ce n’avait pas été pour renouer avec un amour de jeunesse?
Daniel n’avait jamais adhéré à l’Union des Étudiants Communistes, il n’avait jamais adhéré à rien, mais ses amis faisaient appel à lui quand les manifestations contre la guerre du Vietnam risquaient de tourner en affrontement avec la police, ou avec les nervis d’extrême droite, ou les deux, et Daniel répondait presque toujours présent. Il était redoutable au combat. Il arrivait avec sa moto et, après la bagarre, s’il n’avait pas été embarqué par la police pour une nuit au poste, il repartait de même. Toujours en souriant. Comme si cela n’avait été qu’un jeu.
Et il avait un autre mérite: il distribuait de l’argent à ses camarades. Jamais des sommes importantes mais quelques billets tout de même. D’où tenait-il cet argent qu'il sortait de ses poches? Personne n’aurait su le dire avec précision, encore que la réponse ne fût guère mystérieuse. Daniel faisait des affaires. On disait en souriant qu’il faisait des affaires. Il ne cachait pas qu’il avait des contacts dans l'univers interlope de la pop music. Et quand un groupe arrivait sur la côte pour faire un enregistrement ou donner un concert, Daniel se rapprochait des musiciens. Il leur ramenait à volonté du matériel, des techniciens, des accompagnateurs, il leur présentait des filles, et sans doute leur fournissait-il aussi certains produits illicites dont ils avaient besoin.
Voilà qui était Daniel. Voilà ce que j’ai pu en apprendre. Puis il a disparu. Il a quitté la France. On a dit qu’il était aux Ėtats-Unis, qu’il tenait une pizzeria à New York. Puis on le signale en Amérique du sud. Au Mexique. Puis on apprend qu’il fait de la prison au Nicaragua. Le chef d’inculpation n’est pas clair. Le connaissant, on pense à du trafic de drogue mais on affirme aussi qu’il était en lien avec des groupes terroristes, ce qui n’est pas inconcevable non plus. Et là, on s’attend à ce qu'il n’en sorte jamais, ou complètement détruit, mais voilà qu’il en sort trois ans plus tard, et cette fois il tient une guinguette sur une plage de la Costa Brava. Une plage éloignée de tout, où deux ou trois de ses camarades, à des moments différents, vont le retrouver.
La guinguette que Daniel tenait sur une plage de la Costa Brava fait partie de la légende. Les deux ou trois qui seraient allés l’y retrouver n’en finissent pas de parler de la route et de la voie ferrée qui passaient au-dessus. Du bruit des trains. Des lumières des trains qui défilaient dans la nuit. Des nuits où on se baignait dans l’obscurité visqueuse de la mer et où on revenait sur le sable pour boire, pour fumer et pour écouter de la musique en regardant les étoiles, du bruit du train encore, et des filles qui faisaient le voyage de Nice pour être près de lui et s’inscrire dans la légende. Valentina aura-t-elle fait partie du nombre? À cette époque, elle était déjà mariée ou ne devait plus tarder à l'être. À un architecte, un homme puissant et riche. Que sommes-nous? Qu’est-ce que la vie fait de nous, nous ballotant sans cesse du meilleur au pire? Depuis, le ciel s'est obscurci. Des échos de la guerre se font de nouveau entendre. 


vendredi 15 mars 2024

Étude florentine

Il se promenait le matin avec, dans la poche, un livre d’histoire de l’art qu’il ouvrait dans les jardins, à la terrasse des cafés, cela jusqu'à midi où il déjeunait dans un restaurant avec le livre ouvert à côté de son assiette. Puis, il retournait à son hôtel pour dormir, et il n’en ressortait pas avant la tombée du jour. Dans leurs lettres, ses amis lui disaient: “Au groupe que nous formions en sortant de l’université, tu préfères une ville étrangère où tu ne connais personne. Dans cette ville, tu préfères les œuvres du passé. Et aux œuvres du passé, tu préfères les lourds ouvrages qui les décrivent.” Il riait en lisant ces lignes, il revoyait le bon visage du camarade qui les avait écrites, et très vite il répondait: “C’est vrai. Il n’est guère de matin où je ne fasse une incursion aux Offices, guère de soir où je ne retourne pas, au moment des vêpres, à Santa Maria Novella. Alors, bien sûr, je jette un œil aux fresques de Masaccio, dans la chapelle Brancacci, mais c’est seulement pour vérifier…”

mercredi 13 mars 2024

Rodolphe: La Mission

— Nous l’appellerons Rodolphe. Nous ne savons rien de lui, si ce n’est qu’il prend la forme d’un insecte géant pour s’envoler, la nuit, et accomplir ses exploits. Des actes d’une violence inouïe ou de réparation.
— Vous avez dit la nuit?
— Là d’où il part, il fait nuit. C’est la nuit chez nous. Et ses raids s’opèrent en quelques battements d’ailes. Dans tous les cas, il est revenu avant le jour. Mais ailleurs où il va, il peut faire grand soleil et le temps ne compte pas. Nous ne savons pas l’évaluer. L’opération se déroule à l’autre bout de la galaxie, ou dans une autre galaxie, et ce temps n’est pas le nôtre.
— Mais il revient, dites-vous?
— Dans la ville où il revient, il est un homme. Le plus pauvre, le plus obscur. Il exerce le métier de manutentionnaire dans les hangars d’un grand magasin. C’est là que nous avons pu le localiser, et c’est là que vous devrez prendre contact avec lui.
— Pour l’éliminer?
— Non, pas pour l’éliminer. J’ai parlé d’actes de violence. Mais ceux-ci ne nuisent pas à nos intérêts, ni ne les servent. Rodolphe ne lutte pas contre nous. Il sert d’autres intérêts. Ceux d’une autre puissance. Nous ignorons laquelle et vous devrez l’apprendre.





dimanche 3 mars 2024

Au soir d'un épisode méditerranéen

Ne te soucie pas de ce qu'ils disent
ni de ce qu'ils disent pas parce que tu es vieux
La mort n'est pas ton ennemie 
elle viendra à son heure
fidèle douce et aimante
tu pourras te reposer
Alors ton enfance te sera rendue
Alors tes amours te seront rendus
Tu pourras visionner autant que
tu voudras Blow UP
Blade Runner et Eyes Wide Shut
sans payer
Les jeunes femmes d'Éric Rohmer
te parleront de leurs amours
elles te tiendront la main
Ferme les yeux
Les herbes au vent seront tes cheveux 

(Cover Tristan Corbière)

mardi 27 février 2024

Who By Fire

LE TÉMOIN: Son père ne croyait en rien.
ELLE: Son père doutait que des hommes aient marché sur la lune, jusqu'à son dernier jour. Il doutait même que les avions décollent et atterrissent. Il doutait de tout. Il ne voulait croire en rien.
LE TÉMOIN: Il avait peut-être des raisons pour cela. Son enfance algéroise.
ELLE: Il appartenait alors à la communauté la plus pauvre, celle des pêcheurs de coraux, venus en balancelles de la côte amalfitaine, et que des prêtres catholiques prenaient sous leur protection.
LE TÉMOIN: On imagine la protection. On en imagine le prix.
ELLE: Il parlait de tiroirs remplis de billets de banque dans lesquels ces enfants, des garçons, pouvaient se servir pour nourrir leurs familles.
LE TÉMOIN: On imagine le prix.
ELLE: Taisez-vous! Il n’aurait pas voulu qu'on dise le prix. Il avait honte.
LE TÉMOIN: Je comprends. Je respecte. Mais désormais, il ne croyait plus en rien.
ELLE: Si, il croyait encore à quelque chose.
LE TÉMOIN: À quoi?
ELLE: À la voix de l’artiste de bel canto quand il s’avance, seul, sur le devant de la scène.
LE TÉMOIN: À son courage, à sa bravoure…
ELLE: En un instant de vérité où aucune tricherie n’est possible, où personne ne peut plus rien pour lui. Où les vrais amateurs présents au poulailler soudain se taisent et où ils se lèvent tout droit, prêts à basculer dans le vide, pour mieux l’entendre.
LE TÉMOIN: Des hommes qui ne croient en rien, eux non plus, qui se tiennent tout droit, debout dans l’ombre, tout au fond de la salle de concert, tout en haut des balcons, comme des statues, mais qui ont entendu des dizaines de fois chanter le même air depuis l’enfance, et qui sont capables de juger l’interprétation à la note près, au souffle près. Au battement de cils.
ELLE: Longtemps il a cru que Javier Mas était coiffeur, je ne sais pas pourquoi. Longtemps, il a cru que Javier Mas jouait du oud en amateur, dans son salon de coiffure, à Saragosse, pour faire plaisir à ses clients, et qu’un jour Leonard Cohen était passé par là, tout à fait par hasard, au cours d’un voyage, et qu’il avait voulu se faire couper les cheveux, si bien qu’il était entré dans son salon et qu’il l’avait entendu. Il l’avait écouté jouer de son instrument, quelques traits à peine, puis, quand l’autre avait fini, il avait hoché la tête en signe de remerciement, sans plus de commentaire.
LUI: Oui, c’est vrai, j’avais imaginé cela. Et je pensais aussi que Javier Mas était très fier d’avoir eu Leonard Cohen pour client, qu’il en parlait à ses amis, que même Leonard Cohen lui avait donné une photo de lui dédicacée que Javier gardait bien en vue dans son salon, mais que, pour autant, il pensait ne plus jamais le revoir.
ELLE: Tu pensais que lui non plus ne croyait pas à la chance. Qu’il croyait à l’agilité de ses propres doigts dans les cheveux de ses clients et sur les cordes de son instrument, à ses peignes et ses ciseaux, à son oud et à son médiator, à l’éclat de son miroir aussi, dans le soleil de l’après-midi, mais rien de plus.
LE TÉMOIN: Il était heureux comme ça, il ne demandait rien de plus à la vie. Pourvu que la maladie, les guerres et les persécutions t’épargnent, toi et ta famille, une année après l’autre, que demander de plus?
LUI: Pourtant, un jour, deux ou trois ans plus tard, alors qu’il était en train de raser un client, son téléphone avait sonné et une voix lui avait parlé depuis Los Angeles. Elle lui avait dit: “Leonard Cohen prépare une nouvelle tournée mondiale et il veut absolument vous avoir parmi ses musiciens. Dépêchez-vous de régler vos affaires. Confiez votre salon à votre ouvrier, nous savons que vous avez un excellent ouvrier, même s’il ne parle pas beaucoup. Donnez-lui les clés et sautez dans un avion. Les répétitions commencent ici dans deux semaines.”
LE TÉMOIN: Et, depuis, Javier accompagnait Leonard partout où il allait, de ville en ville, de pays en pays, d’un continent à l’autre.
ELLE: Dans ton histoire, Leonard Cohen c’est le Messie. Il dit “Quittez tout! Quittez femme et enfant et suivez-moi, où que j’aille!” et voilà qu’on le suit sans discuter. Je crois que tu crois au Messie.
LUI: C’est vrai. Je crois au Messie. Je ne tiens pas à avoir raison, je ne tiens pas à être sans illusion. Je ne suis pas celui qui prétend avoir tout prévu, tout compris, et guider les autres. Je ne suis pas celui qui dit la vérité, ni toujours ni jamais. Je ne suis pas mon père. 


+
Je remercie Dvorah Massa-Adachihara et Michel Roland-Guill de m’avoir renseigné sur la véritable identité de Javier Mas [+]. J’apprends par ailleurs que les paroles de la chanson de Leonard Cohen sont inspirées par le Ounetane Tokef, une prière dite à l’occasion de Roch Hachana et de Kippour [+].

samedi 24 février 2024

Silhouette effacée

Parfois, je vais si loin à pied que je n’ai plus la force de revenir.

Il faut que je sois sur la ligne du tramway. Je monte alors dans le premier qui passe, où je resterai debout, dans une voiture qui se vide au fur et à mesure qu’on grimpe vers les quartiers nord.

Là-haut, c’est la nuit, dans une rue déserte où les colombes roucoulent dans les arbres.



jeudi 22 février 2024

Lived In Bars

LUI: On voit pulluler, sur Instagram, d’étranges objets numériques qu’on désigne sous le nom reels, qui font s’enchaîner des pages dont le nombre ne dépasse guère, le plus souvent, la demi-douzaine. Et sur chaque page, il y a une image, fixe ou animée à laquelle bien souvent on superpose un texte. Et à tout ceci, assez souvent, on superpose de la musique. Le tout prenant la forme d’un petit film, dont la durée ne dépasse pas quelques secondes, avec cette différence encore que les pages se présentent en format vertical, qui est habituellement celui du livre, plutôt qu’en format horizontal, qui est celui des écrans de cinéma. Et un autre point important est que ces petites machines se composent d’images et de textes produits par l’auteur, mais aussi d’emprunts, ceux d’images ou de textes récoltés sur la toile, si bien que, dans la musique, on peut reconnaître une chanson des Beatles et, qu’entre deux images originales, inconnues jusqu’alors, on peut voir apparaître un tableau du Caravage ou une photo d’Audrey Hepburn.
ELLE: Et tout cela te ravit.
LE TÉMOIN: Et tout cela le ravit. Il peut passer sur Instagram plusieurs heures par jour, à la recherche de ces étranges objets produits par des personnes jeunes, convergeant là depuis tous les pays, habituées dès l’enfance aux outils numériques, très au fait de la mode, alors que, quant à lui, il est vieux maintenant. Oserais-je parler de trahison?
LUI: Wim Wenders dit et répète que le cinéma est en train de mourir, et quand il dit cela, il est probable qu’il songe principalement aux reels en question. Il est vrai que ceux-ci prennent toute la place, qu’ils imposent un nouveau langage qui ignore le récit, qui ne raconte pas d’histoires, mais qui procède au moyen de contrastes syntagmatiques abrupts, imprévisibles, et aussi au moyen de superpositions.
ELLE: Et j’imagine que ce sont ces superpositions…
LE TÉMOIN: Il va, tel que nous le connaissons, nous parler de linguistique. De la barre de fraction qui sépare signifiant et signifié à l’intérieur du mot, cela selon la doctrine de Ferdinand de Saussure qu’il regarde comme un maître.
LUI: Il est vrai que ces superpositions me parlent. Qu’elles marquent mes souvenirs les plus anciens, qui restent pour moi les plus précieux. Je me souviens de m’être promené en un certain endroit de la ville, à la nuit tombée, en reconstituant dans ma tête des strophes de La Chanson du mal-aimé. Je disais: “Ses regards laissaient une traîne / D’étoiles dans les soirs tremblants / Dans ses yeux nageaient les sirènes / Et nos baisers mordus sanglants / Faisaient pleurer nos fées marraines…” Je devais avoir alors quinze ou seize ans. Je me souviens de m’être promené, un jour de grand soleil, près de la place Saint-Philippe où était mon lycée, en entendant dans ma tête la trompette de Miles Davis qui jouait Summertime. Je ne l’ai jamais si bien entendue. Si, il y a eu une autre fois. C’était la nuit encore, j’habitais chez mes parents, et ma chambre se trouvait au bout de l’appartement. Tous deux étaient assis sur un canapé, devant le poste de télévision. Je suis passé dans le couloir et je me suis arrêté derrière eux, devant la porte du salon. Le film qu’ils regardaient, c’était Ascenseur pour l’échafaud. Et, de la place où je me tenais, j’ai vu Jeanne Moreau qui marchait seule devant les vitrines illuminées d’un boulevard de Paris et j’ai entendu la trompette de Miles Davis qui accompagnait en off ses pas chaloupés.
ELLE: L’expérience de moments d’extase. De ce que James Joyce appelait des “épiphanies”.
LUI: Je n’irais pas si loin. Je ne suis pas certain de bien comprendre ce que Joyce entendait par “épiphanies”. Je ne suis pas certain que les siennes étaient barrées comme sont les miennes. Mais je voulais parler d’autre chose…
LE TÉMOIN: Au point où nous en sommes…
LUI: Voilà. J’ai un ami qui tient un restaurant sur la darse de Villefranche, dont il a fait aussi un club de jazz. Or, parmi ses clients, parmi ses habitués, il y a des gens qui ont leurs bateaux sur le port. Des yachts à voile ou à moteur, de simples barques de pêche, qui réclament de la part de leurs propriétaires beaucoup d’entretien, si bien que ceux-ci naviguent au large mais aussi qu’ils bricolent ensemble sur le quai, tout le jour durant, avant de se retrouver, le soir venu, à La Trinquette, où ils boivent des bières en écoutant du jazz.
ELLE: J’imagine de belles femmes. Il ne doit pas s’ennuyer, ton ami. Ni toi non plus.
LUI: Oui, des personnes remarquablement belles, bronzées, musclées, libres dans leurs manières, avec du soleil dans les yeux qui rend leurs couleurs plus pâles.
ELLE: Bon, passons, et alors?
LUI: Alors, rien. Je ne faisais que les regarder. Je ne navigue pas, je ne nage même pas, je me sentais extérieur à leur monde. Mais j’entrevoyais, dans cette communauté, un bonheur dont il ne m’importait pas qu’il fût réel ou qu’il ne le fût pas. Une promesse du ciel qui appartenait au ciel mais qui se reflétait ici. Et que je ne parvenais pas à décrire, encore moins à nommer, ce qui m’incitait à penser qu’elle était, de ma part, une pure invention. Jusqu’au jour où j’ai rencontré une chanson, et le clip vidéo où on voyait la chanter la personne qui en était l’auteure. Et j’ai été bouleversé de ce que cette chanson, produite si loin de moi, à l’autre bout du monde, mettait des mots précis, et de la musique et des images sur mon fantasme personnel. Sur ce que j’avais cru reconnaître comme l’objet de mon désir. Écoutez, regardez! Vous allez comprendre…




lundi 19 février 2024

La place du marché

Nous étions partis de Venise en fin de matinée. Nous avions décidé de nous arrêter pour déjeuner à une soixantaine de kilomètres de là, dans une ville historique, peu importe laquelle, je ne dirai pas son nom. Une ville où nous n’avions jamais été, ma compagne ni moi. C’était le printemps, un ciel couvert, une chaleur lourde. Nous sommes arrivés à pied sur la place du marché. Elle était entourée de bâtiments anciens. Le marché était sur le point de finir et il s’est mis à pleuvoir. Nous aurions voulu acheter de la charcuterie et des fromages pour les ramener chez nous, mais nous arrivions trop tard. Les tréteaux étaient démontés, un à un, les marchandises transportées à l'intérieur des camionnettes. Des goélands criaient et battaient des ailes. Ils pillaient avec leurs becs un sol jonché de détritus.

Nous nous sommes mis à la recherche d’un restaurant. Nous avons marché dans une galerie à colonnades, jusqu'à en trouver un, à la devanture de bois ornée de céramiques, qui paraissait honnête. Il voisinait avec des boutiques obscures, une d’horlogerie, une autre de numismatique et de philatélie. Nos silhouettes se reflétaient dans les vitrines. Le flou qui les nimbait a troublé mon esprit comme un mauvais présage. Je m’en suis détourné.

Dans l’établissement, les clients étaient nombreux. Beaucoup d’avocats venus du palais de justice. Élégamment vêtus, ils discutaient des affaires en cours, sans élever la voix, comme des confrères qui se respectent. On nous a conduits au premier étage, dans une salle voûtée dont les fenêtres donnaient sur la rue. Nous avons déjeuné d’un risotto aux asperges et d’un crumble aux pommes avec une boule de glace, et sans doute ai-je bu trop de vin, car j’ai été bientôt envahi de fatigue. L’air me manquait. Ma vue se troublait. Quand je me suis levé de ma chaise, mes jambes ne me portaient qu'à peine.

J’ai proposé à ma compagne que nous reportions notre départ au lendemain. J’avais besoin d’une chambre d’hôtel où je pourrais me reposer. On nous a indiqué un hôtel qui était de l’autre côté de la rue. La chambre était vaste et solennelle. Un crucifix dans le tiroir de la table de chevet. J’ai tiré les rideaux. J’ai dormi une bonne partie de l’après-midi tandis que ma compagne, allongée près de moi, regardait la télévision. Plus tard, elle m’a dit qu’elle sortait se promener. Quand elle est revenue, il faisait presque nuit, j’avais pris une douche et ma migraine était passée.

Nous avons dîné dans le même restaurant. J’ai touché sa main. Je lui ai dit que je m'arrêtais là. Que le moment était venu pour moi d'écrire le roman dont je construisais l’histoire depuis plusieurs années. Que le séjour de cette ville inconnue m’offrait peut-être une chance, que je voulais essayer. Le lendemain, elle a regagné Paris. En arrivant chez nous, elle a posté un message sur mon téléphone. Il était tard. Elle était attendue pour des photos, le lendemain, à Londres.

Trois années ont passé. J'écris peu, des histoires brèves, des choses vues. Un jour, j’en ferai un recueil. Je complète mes médiocres revenus en donnant des leçons de français. L’an dernier, j’ai rencontré une Italienne qui a eu sa période de gloire sur les scènes lyriques. Elle insiste pour que je vienne habiter chez elle, dans une villa dont elle a hérité de sa famille, posée sur les collines, au bout d’une allée de cyprès. Il n’est pas impossible que j’accepte, mais je garderai le studio que je loue près de la place du marché.



samedi 17 février 2024

L’orage

Je me souviens de l’orage, je ne l’ai pas rêvé. Il fait nuit, nous roulons sur la plaine du Var, nous redescendons vers Nice, et au milieu de cette longue ligne droite, l’orage redouble, une pluie battante, diluvienne, comme il arrive qu’on en voie chez nous, de préférence en automne et parfois au printemps; le moteur hoquette, noyé par la pluie; j’ai juste le temps d’arrêter la voiture sur le bord de la route, et dans l’obscurité de la nuit (dans le souvenir, je ne vois les feux d’aucun autre véhicule), nous avisons de l’autre côté de la route la clarté d’un établissement ouvert: un restaurant ou une auberge.

Nous voilà rassurés. Nous quittons la voiture, nous traversons la route bordée de platanes, la tête baissée sous la pluie battante, en nous tenant la main de crainte de glisser, et quand nous entrons dans la lumière de l’auberge, de la pluie plein les yeux et qui nous coule dans le cou, nous voyons que s’y tient un banquet de noces. Une fête de famille qui s’achève, qui s’attarde sans doute à cause de la pluie. Je demande à me servir du téléphone qui est posé sur le comptoir, et j’appelle un taxi. J’obtiens la communication, on me répond que le taxi sera devant l’auberge dans une heure. Pas avant. Dans l’attente, nous commandons des boissons chaudes, de la tisane, pour moi peut-être aussi un petit verre de marc, que nous buvons pour nous réchauffer. Nos vêtements sont mouillés et nos ventres sont vides. Nous revenons d’une promenade qui a duré plusieurs heures dans la montagne, où nous roulions lentement, en nous arrêtant de loin en loin sur le bord de la route, sans sortir de la voiture, pour regarder le fleuve qui déferle sur les galets, les arbres tombés, arrachés par l’orage. Quant à la fête qui s’achève dans la grande salle voisine, nous la considérons d’un peu loin, par-delà la porte grand ouverte qui creuse la perspective, comme dans un tableau de la Renaissance ou ceux de Vermeer et des autres maîtres hollandais du dix-septième siècle. Enfin, le taxi vient nous chercher. Nous montons tous les deux sur la banquette arrière, et une fois que nous sommes parvenus en ville, je fais déposer mon amie chez ses parents, puis je me fais déposer chez moi.

Voilà, le souvenir ne contient pas beaucoup d’autres informations, ce qui n’empêche qu’il m’accompagne depuis des décennies maintenant, et qu’il me procure le sentiment d’avoir vécu là une expérience ultime, d’une puissance magique. Si on me demandait: Qu'avez-vous vécu de mieux dans votre vie, de plus aventureux, quel a été le meilleur passage du film? je citerais ce moment. Un sceau qui aurait été posé sur moi et je crois pouvoir dire sur nous; un seing qui nous unit et dont nous avons aussitôt su que nous l’emporterions dans la tombe; un lieu ou un thème (topos) que nous avons aussitôt habité ensemble, et que nous avons raconté quelquefois, cité quelquefois, ensemble ou séparément, sans pouvoir dire pour autant de quel matériau spécial il était fait, qu’est-ce qui s’y trouve au juste de caché, quelles sont les voix qui s’y font entendre, comme un peuple d’animaux invisibles dans le bois qu’ils habitent, ce que je vais tenter de faire ici, sachant que ce sera ici et maintenant ou jamais, et en sachant aussi que de ne pas le faire n’ôterait rien au fait, à la marque posée sur nous, à sa puissance magique; mais il se trouve que j’ai du temps, que ne l’ayant plus, elle, il me reste du temps que je dois passer, petit, comme on dessine sur le givre, comme on se fait le cœur content, À lancer caillou sur l'étang, comme d’Aragon dans la version mise en musique par Léo Ferré, je le chantais pour elle.

Ce que le souvenir raconte, est-ce bien une histoire? Oui, incontestablement, puisque le récit se découpe en plusieurs moments. Il fait comme le scénario d’un petit film. Mais cette histoire est brève (elle se déroule sur à peine plus d’une heure), il ne s’y passe rien de remarquable, elle ne contient rien de merveilleux, sinon le contraste entre l’obscurité de la nuit d’orage et la clarté du restaurant, entre la solitude des deux jeunes gens que nous sommes, Annie et moi, en panne de voiture sur le bord d’une route, et d’autre part la fête qui est faite aux jeunes mariés par leurs deux familles réunies. Et, si cette histoire s’inscrit bien dans le déroulement de nos existences personnelles, elle n’aura aucune conséquence sur elles, elle aurait pu ne pas se produire, nos vies n’auraient pas été différentes. Si bien qu’on peut se demander pourquoi nous nous en souvenons. Pourquoi elle occupe une place si importante dans nos mémoires (celle d’Annie et la mienne).

Après la mort d’Annie, Michel a ressorti de ses archives un texte en forme de poème qui consigne certaines anecdotes qu'elle a racontées, à lui et à Éliane, à l’époque (début 1979) où ils étaient voisins, habitant sur le même palier d’un immeuble de la rue des Petites Écuries, à Paris, tandis que j’habitais encore à Nice, que je n’avais pas encore quitté la femme avec laquelle j’étais marié pour venir la rejoindre, ce que j’ai fait au mois de juin de cette même année. Celle de l'orage en fait partie.

Or, quand Annie fait ce récit, dix années ont passé (peut-être neuf) depuis que l’évènement s’est produit. C’est un événement déjà ancien, et qui n’a pas eu de conséquences sur nos vies, puisqu’à la suite de celui-ci nous ne nous sommes pas mariés (nous ne devions nous marier que plus tard, plusieurs années encore après qu’elle a fait ce récit), comme le banquet de noces que le hasard nous faisait rencontrer aurait pu nous inciter à le faire, comme il semblait présager que nous le ferions, et comme il aurait sans doute été plus sage que nous le fassions — nos vies en auraient été plus simples, moins douloureuses, et d’autres personnes que nous auraient été épargnées. Mais ce banquet nous est apparu alors comme sorti d'un roman ou d'un film; il ne pouvait pas nous concerner directement; comme si les personnes réunies là avaient appartenu à un autre monde, à une Inde imaginaire. Il n’aurait plus manqué alors à la fête, telle que nous la considérions d’un peu loin, depuis une autre salle, par une porte ouverte à deux battants, que les sitars et les tablas, que le Gange et ses éléphants.

Ce que le hasard des voyages et des nuits te montre, te laisse apercevoir même de loin, comme l’expression d’un autre monde, peut-être irréel, porté par les nuages ou des tapis volants, considère-le avec attention. Car c’est toujours à toi que le hasard s’adresse et s’il le fait, c’est qu’il a quelque chose à te dire. Alors, même si tu crois assister à des fééries, sitars et tablas, même si tu vois le Gange et ses éléphants qui barrissent et s’aspergent d’eau sacrée, s’il te plaît, ne le prends pas à la légère, ne te fends pas de rire, mais tâche de déchiffrer aussi bien que tu peux le rébus qu’il te propose.

Et c’est à ce moment — je veux dire dans les premières années qui ont suivi l'épisode de l'orage, durant lesquelles Annie et moi vivions séparés — que j'ai inventé le personnage de Ferdinand Melia. Je ne vivais pas avec la femme que j'aimais, je savais ne pas devoir y compter avant longtemps ni peut-être jamais, elle ne voulait pas de moi, et aussitôt que j'ai pris mon parti de ce fait, j'ai décidé de devenir maître d'école, ce qui signifiait — j'en avais une claire conscience depuis le premier jour — que ma vie serait désormais aussi peu romanesque que possible. Et comme pour compenser ce caractère par trop raisonnable et ennuyeux de la profession à laquelle je me vouais, de l’existence dans le cadre de laquelle je m'enfermais — comme pour me punir moi-même de l’échec amoureux qui me marquait si fort, comme si j’en étais coupable, ou comme si à tout le moins un défaut de ma personne pouvait en être la cause, qui tenait à une malformation du corps ou une forme de folie — car elle m’accusait de lui faire peur parfois — j'inventais la figure de Ferdinand Melia, qui était tout à la fois l'auteur et le personnage principal de romans d'aventures — en réalité, il s'agirait plutôt de contes, ce que désigne en anglais le mot tales.

Ferdinand Melia est censé être Catalan, né sur l'île de Majorque, il aurait passé trois ou quatre décennies à naviguer dans les mers du Sud, se livrant à toutes sortes de trafics, avant de s'installer à Naples pour écrire ses mémoires. Celles-ci prennent la forme de contes dont chacun relate une aventure que l'auteur a vécue, dont il est censé avoir été l'acteur ou, à tout le moins, un témoin direct, ou dont il n'a pas été le témoin du tout mais qu'on lui a rapportée et dont le caractère curieux, improbable, extravagant, lui paraît mériter qu'il nous en fasse part.

L'important est de comprendre que toutes ces histoires avaient pour thèmes le voyage et l'aventure, quelquefois le mystère (des châteaux, des fantômes, des vampires), tandis que, pour ma part, je ne voyageais pas du tout, et que mon existence était aussi peu aventureuse que possible.

Je restais enfermé dans ma classe, dans un faubourg de la ville. Chaque matin, je donnais des leçons, debout au tableau noir, vêtu d’une blouse grise, et chaque soir, quand mes élèves étaient partis, je corrigeais leurs cahiers. J’évitais de montrer de la colère, d'élever la voix et bien sûr de les cingler (fustiger) avec la badine qui ne me quittait pas, comme j’étais bien souvent tenté de le faire à cause de leur bavardages incessants et de leur ignorance crasse. J'étais alors marié avec une personne aimable et discrète dont j'ai eu un enfant, même si je n'ai pas été pour la mère un bon mari, ni pour l'enfant un bon père, maintenant je peux bien l'avouer, quant à Ferdinand Mélina, il occupait mes nuits. Aussitôt que les cahiers étaient rangés, que la nuit était venue, surtout si c’était une nuit pluvieuse, pleine de parfums d’automne, il vivait à ma place.

Aussitôt que la nuit tombait, aussitôt que des pas claquaient sur le pavé parisien, dans les cours d’immeubles où un double assassinat avait été commis de manière qui semblait d’abord inexplicable, puisque l’endroit où le criminel avait opéré était fermé de l’intérieur (en fait, il s’avèrerait que le coupable était un orang-outan ou peut-être un boa), que le brouillard (fog) envahissait les rues de Londres, que les voiles d’une goélette (schooner) claquaient à la sortie du port, aussitôt surtout que les îles apparaissaient à l’horizon, je n’étais plus moi.

Or, ce que j’essaie d’expliquer, en même temps que je devine combien il sera difficile de le croire, c’est que cette existence aventureuse qui occupait mes nuits — et on imagine l’état dans lequel je me trouvais au matin, quand il s’agissait de reprendre ma classe — était une conséquence directe de la panne de voiture qui s’était produite par une nuit d’orage sur la plaine du Var. C’était là que tout avait commencé. C’était cet événement anodin qui avait déclenché le dédoublement de ma personnalité.

Le jour, j’étais Paul De Santis, modeste et médiocre instituteur de l’école publique, la nuit, je devenais Ferdinand Melia, écumeur des mers, ou alors voyageur perdu dans les montagnes himalayennes, à la recherche d’un royaume — avec bannières et trompettes, moulins à prières, petits singes moqueurs, courant et sautant partout — dont il rêvait de devenir le roi —, cela parce que Marguerite (alias Annie) et moi avions traversé une route déserte, par une nuit d’orage, pour nous abriter dans une auberge où se donnait une fête, sans que je sois capable d’affirmer après coup, de manière certaine, si la fête et l’auberge ont bien existé ou si je ne les ai pas plutôt inventées de toutes pièces, ou simplement rêvées. On rêve tellement d’amour.

Avant cela, dans l’après-midi de ce même jour, nous nous étions promenés sur les routes des vallées supérieures, qui ne sont pas d’abord de celles par où on grimpe dans la lumière, à l’assaut du ciel, mais d’étroites qui s’insinuent à l’intérieur de l’être opulent, suivent les gorges profondes, remontent le cours des torrents, s’enfoncent toujours plus avant dans la pénombre de la montagne, dans les méandres secrets de son corps, dans le ululement des torrents qui déferlent, dans l'intérieur du corps de sa nature immense.

Notre petite voiture avait l’habitude de nous conduire le long de ces canyons et boyaux. Gorges du Cians, gorges du Daluis, elle savait s’y retrouver, les yeux fermés. Il ne faut pas imaginer des courses, des vrombissements de moteur, mais le menu trot d’une souris (Renault 4) partie à la rencontre de telle géante que le vent, là-haut, sur les crêtes aiguës où des arbres se dressent, agitait de frémissements comme de courtes fièvres; une déesse monstrueuse et muette, qui, plutôt par paresse, ou pour se distraire des mornes millénaires d’érosion, nous aurait permis de parcourir ses magnifiques formes.

Quand l’orage éclatait, que la pluie se mettait à tomber, ces routes devenaient dangereuses. À chaque instant, d’énormes blocs de pierre pouvaient se détacher de la paroi creusée et s’abattre sur le toit de la voiture avec l’eau du ciel. Et quand la nuit nous surprenait en même temps que l’orage, nous éprouvions ensemble de délicieuses frayeurs.

Nous étions alors un être double, les personnages d’un conte, Hansel et Gretel, Nennillo et Nennella, comme frère et sœur perdus dans la forêt mais assez malins pour éviter de tomber avant longtemps entre les griffes de la méchante sorcière.

Dans le quartier où j’habite à présent, j’aperçois un homme grand qui se déplace d’un trottoir à l’autre, avec l’air hagard, dès l’aube, quand les maraîchers sont seuls à installer leurs étaux de légumes sur la place du marché. Et chaque fois, je me demande s’il ne s’agit pas d’un ancien instituteur que j’ai connu, il y a bien longtemps, dans une école où j’enseignais, mais tellement amaigri, seul et vêtu comme un pauvre. 
Il porte des pantalons étroits et courts sur les mollets, tenus par des bretelles croisées sur un tricot gris à manches longues, et cette tenue lui donne l’allure d’un acrobate de cirque. Avec cela, des cheveux et une barbe drus et roux, et des yeux bleus très clairs.

Il se tient debout, immobile, sur le bord d’un trottoir, à tanguer comme s’il se trouvait sur le pont d’un navire, puis soudain il traverse la rue et va reprendre sa vigie à quelques pas de là. Il ne semble pas ivre, plutôt fâché. L’air inquiet d’un vieux puritain, sur le point d’embarquer, sur l’île de Nantucket, pour aller chasser Moby Dick où il se trouve, et attentif comme s’il s’attendait à surprendre, non pas une émeute (les rues sont vides) mais le déclenchement d’un désordre cosmique que certains indices lui auraient annoncé. Quelque chose comme une guerre des mondes, façon H. G. Wells.

Dans l’attente, il arrive que son regard s’arrête sur moi, un instant, puis se détourne, et je me demande s’il me reconnaît ou hésite à me reconnaître. Après quoi, il oublie.

Ces sorties matinales signifient, pour mon propre compte, que j’ai passé la nuit sans beaucoup dormir, et que j’attendais le jour avec impatience, jugeant qu’alors je pourrais décemment quitter la chambre où je vis comme un moine ou comme Edmond Dantes, prisonnier dans la citadelle du Château d’If. Car on n’imagine pas de sortir dans les rues, poussé par l’angoisse, à deux ou trois heures du matin. On peut, si on se trouve en ville, s’attarder sur les places, dans les cafés, voire traverser les jardins, jusqu’à minuit et même un peu au-delà. On peut, si on va à la pêche ou marcher dans la montagne, partir avant le jour. Mais entre les deux? On sait, ou on devine le danger qu’il y aurait à surprendre la ville et ceux qui hantent ses rues aux heures où celle-ci ne se reconnaît pas. Le danger de s’y perdre soi-même, et que le jour peut-être ne revienne pas. Que, du coup, il ne revienne jamais.

Sans doute, tout le reste de ce que nous avons vécu, Annie et moi, était-il contenu dans cette nuit d’orage où l’eau du ciel s’est abattue pour sceller notre union, où tonnerres et éclairs nous ont célébrés du haut des nues, où nous avons éprouvé un plaisir enfantin à devenir mari et femme, ou à nous voir annoncer que nous le serions un jour. Et si c’est bien le cas, si l’avenir était déjà écrit en toutes lettres dans l’évènement de cette nuit, cela signifie alors que les souffrances qu’elle a endurées et ma présente solitude figuraient, elles aussi, dans le texte. Et cela me fait obligation d'occuper le temps qui me reste à le lire et relire, à en fouiller les plus lointaines harmoniques, en évitant de devenir clochard, peut-être juste un peu fou.

Aujourd'hui comme hier, l'auberge reste éclairée dans la nuit, l’orage continue de gronder, la pluie déferle sur les arbres d’automne, et nous voici trempés, à jamais heureux et rieurs de nous tenir par la main pour traverser la route.

Fouir la montagne. Fouir le souvenir et fouir la nuit. Quand il fait nuit et quand il pleut, il m’arrive d’aller marcher sur la Promenade des Anglais, et d'écouter alors, sous le capuchon de mon K-Way, Riders On The Storm, qui est la dernière chanson que Jim Morrison enregistre, quelques mois seulement avant sa mort.



dimanche 11 février 2024

Dans les Pléiades

Les gens du village l’appelaient “le poète”. Et Rodolphe était bien poète, en effet. Il avait publié, depuis qu’il habitait au village, une demi-douzaine de minces volumes de poésie qui faisaient dire aux critiques qu’il était un poète majeur de son temps, mais sa principale activité, celle qui lui permettait de vivre et de faire vivre sa famille, et celle qu’il évoquait le plus volontiers quand on l’interrogeait, consistait à traduire des auteurs étrangers. Des travaux lents et minutieux, interminables, qui l’occupaient du matin au soir et encore jusque tard dans la nuit. Pensez! La Mort à Venise de Thomas Man! L’Odyssée d’Homère! L’Homme sans qualités de Robert Musil! Et l’œuvre complète de Rainer Maria Rilke! Sans parler de beaucoup d’autres choses, lui qui était si grand, si maigre et si timide, avec un sourire de jeune homme!
Il n’avait guère plus de trente ans quand il s’était installé au village, sa femme pouvait en avoir vingt et elle était enceinte. Ils venaient tous deux des grandes villes, et le village de montagne où ils habitaient à présent, et qu’ils ne devaient plus quitter, était dans la région des Grisons. Un village austère, aux rues en pentes. Et depuis, quatre enfants leur étaient nés, qui tous avaient été élèves à l’école du village, et dont les deux aînées poursuivaient leurs études, l’une à Genève et l’autre à Londres, ce qui ne les empêchait pas de revenir souvent et de se montrer charmantes. On les appelait par leurs prénoms, Henriette et Louise, et elles vous répondaient gaiement, en secouant leurs lourdes chevelures châtain et en vous appelant elles aussi par votre prénom.
Tout le monde les aimait pour leurs manières, encore qu’aucun membre de la famille ne fréquentât l’église. Avec cela, Rodolphe et sa femme avaient l’habitude d’offrir aux enfants de petits spectacles de marionnettes, qu’ils organisaient chez eux, dans leur salon. Des spectacles simples et innocents, dont le caractère le plus remarquable tenait à ce que les marionnettes étaient fabriquées par Rosine, l’épouse de Rodolphe, et que les fils de ces marionnettes étaient tirés par tous les membres de la famille, du plus petit au plus grand, Rodolphe au premier chef qui, pour l’occasion, quittait sa table de travail et ses dictionnaires.
Savait-on, à Paris, qu’il avait ce talent? Qu’il pouvait feindre la grosse voix d’un ogre ou celle d’un gendarme quand le rôle lui revenait de le faire? Et ce n’est pas tout. Si je raconte cette histoire, c’est qu’une fois au moins, il y eut à ce spectacle un petit supplément.
Des amis avaient accouru à leur invitation. Il faut croire qu’ils avaient des amis dans plusieurs endroits du monde, que leur maison était assez grande pour les accueillir, et que ceux-ci ne rechignaient pas à dormir à plusieurs dans la même chambre. Et l'invitation incluait qu'ils apportent avec eux des instruments de musique.
À cinq heures de l’après-midi, on était en hiver, il faisait déjà nuit, et dans le salon de Rosine et Rodolphe, éclairée par des bougies, on mangeait des châtaignes grillées qu’on se passait de la main à la main en se brûlant les doigts, et on buvait du vin chaud parfumé à la cannelle en soufflant dessus, tandis que les marionnettes donnaient une version abrégée (et simplifiée) des Noces de Figaro. Puis, le spectacle à peine terminé, René, le plus jeune des quatre enfants, celui qui avait une jambe raide et qui, pour l’occasion, avait revêtu un chapeau pointu et une cape, avait lu une annonce selon laquelle des comédiens et des musiciens mystérieux attendraient tous ceux qui voudraient bien venir, une heure plus tard, devant la vitrine du boulanger qui était aussi le maire du village. Et une heure plus tard, l’air de Voi che sapete était chanté par une Louise venue tout exprès de Genève pour cette unique et féerique performance. Elle avait été travestie en Cherubino par Henriette, sa sœur, venue quant à elle tout exprès de Londres où elle apprenait la mode, tandis que l’accompagnement de l’orchestre était assuré par cinq instruments: un violon, une flûte, une guitare, une mandoline et un tambour.
Voilà! Derrière la chanteuse et les cinq musiciens, la boulangerie était ouverte d’où se répandaient une douce clarté en même temps qu’un parfum de brioches. Et au ciel, il y avait les Pléiades que notre ami poète a rejoint maintenant. 



dimanche 4 février 2024

dimanche 21 janvier 2024

Penny Lane

LUI: Un sideman est un musicien de jazz qu’on engage pour enregistrer avec une formation dont il n'est pas un membre permanent. C’est un bon professionnel.
ELLE: C’était un rôle pour toi.
LUI: J’aurais beaucoup voyagé. Je me serais promené à New York, Chicago, Los Angeles avec mon instrument.
ELLE: Quel instrument?
LUI: Disons un saxophone. Ou une trompette.
ELLE: Tu ne sembles pas bien fixé.
LUI: L’important est que je puisse transporter cet instrument avec moi. Dans une boîte ou un sac que je porte en bandoulière, qui ne se remarque pas trop. Et me voilà dans la ville où on m’attend. Le rendez-vous a été fixé par téléphone, plusieurs semaines auparavant, je suis arrivé par avion, j’ai dormi à l’hôtel, maintenant je prends le métro ou un taxi qui me conduit au studio.
ELLE: Ce n’est pas toi le patron.
LE TÉMOIN: Ce n’est pas lui le maître. Ce n’est pas lui qu’on verra en photo sur la pochette du disque. C’est un intermittent du spectacle, un travailleur indépendant.
ELLE: Il a dit, un bon professionnel. Payé au cachet.
LE TÉMOIN: Connu, respecté dans le métier, un excellent technicien, capable de s’adapter aux projets les plus divers.
ELLE: C’est lui qu’on appelle en dernier. Quand le projet est déjà bien ficelé. Au moment de boucler. On se dit alors qu’il manque quelque chose ou quelqu’un. Un dernier participant qui sera extérieur au groupe, extérieur au projet mais qui, par son savoir-faire, permettra que les pièces tiennent ensemble. Que la machine fonctionne. Qui fera vibrer le tout, résonner comme une cloche.
LE TÉMOIN: Un expert. Un médecin qui arrive avec sa trousse au chevet du malade. Un comptable qu’on appelle pour vérifier les comptes d’une entreprise, avant que le fisc ne s’en mêle et emporte les livres. Ou peut-être un serrurier, capable d’ouvrir les portes qu’on a refermées malencontreusement derrière soi, en laissant les clés à l’intérieur. Ou encore un perceur de coffres-forts.
ELLE: Oui, c’est cela. Un perceur de coffres-forts. Dites-moi de quel type est le coffre, dites-moi où il se trouve, laissez-moi le temps qu’il faut et je l’ouvrirai.
LE TÉMOIN: Il dit son prix. Peu lui importe ce qu’on trouvera ou qu’on ne trouvera pas à l’intérieur du coffre. Il ne veut pas le savoir. Ce n’est pas son affaire. L’affaire n’est pas son affaire. Il travaille pour ceux qui l’ont conçue. Il ouvre le coffre, on lui paye le prix convenu, il recompte les billets, puis il s’en va. Ni vu, ni connu.
ELLE: Sans aucune idée de gloire. Il est le Chat botté. Celui qui ouvre le château pour le compte de son maître, le prétendu marquis de Carabas. Celui qui se fait son valet, qui se met à son service, mais qui est plus malin que lui.
LUI: Il est celui qui opère par la ruse plutôt que par la force. Qui tend des pièges. Qui use de stratagèmes compliqués. De mille expédients.
LE TÉMOIN: Il laissera son empreinte en ce monde, mais lui s’efface déjà. Plus tard, on aura beaucoup de mal à retrouver son nom.
LUI: J’aurais voulu être le David Mason qui joue ses notes de trompette piccolo dans Penny Lane des Beatles.
ELLE: Pourquoi? Ce n’est pas toi?

mardi 16 janvier 2024

Ukraine

Mon père s’appelait Marko. Il avait un frère, de deux ans son cadet, qui s’appelait Mykola. Mon père et l’oncle Mykola avaient ouvert ensemble un magasin de jeux vidéo. Le magasin était assez grand pour qu’ils y organisent des tournois, et ceux-ci attiraient beaucoup de monde. Le soir, quand il était de retour chez nous, mon père dessinait. Nous étions alors réunis dans la cuisine. Ma mère préparait le repas. Mon père et moi étions assis derrière elle, à une table sur laquelle il avait posé sa boîte de feutres et son carnet à dessin. J’étalais près de lui mes livres et mes cahiers. J’apprenais mes leçons et je faisais mes devoirs. Une ampoule électrique pendait au-dessus de nous.
Mon père prétendait surveiller mes devoirs, mais je n’avais guère besoin qu’il les surveille. J'étais un élève attentif. Tout au plus m’arrivait-il de lui donner mon livre en disant: “Fais-moi réciter!” Alors, je récitais et il hochait la tête en me soufflant, ici ou là, un mot qui me manquait. Puis, il me rendait mon livre et retournait à ses dessins.
Plus souvent, c’était lui qui glissait vers moi son carnet à dessin. Je regardais son dessin, je me souviens, sans le toucher. C'était mon tour de hocher la tête. Nous échangions un sourire, je lui montrais mon pouce et chacun reprenait ses occupations, en silence, dans le dos de ma mère.
Des années plus tard, je devais découvrir le Blade Runner de Ridley Scott, et je compris alors que les dessins de mon père s’inspiraient de cet univers onirique
L’odeur de la soupe qui cuisait nous enveloppait aussi bien que la douce clarté de l’ampoule électrique. Enfin, ma mère disait que nous devions débarrasser la table et le repas commençait.
Voilà ce que fut le bonheur de mon enfance. Puis, il y eut la guerre.
Un matin, nous apprîmes que notre puissant voisin avait passé la frontière. Il avait lancé ses chars et son aviation qui bombardaient nos villes. Mon père et mon oncle Mykola furent des premiers à s’engager. Ils partirent au combat. Et je restai seul avec ma mère.
Notre ville fut bombardée et à moitié détruite. Puis, notre ennemi l’abandonna où elle était, dans l’état où elle était, et il alla porter ses destructions ailleurs. Sur d’autres villes.
Alors, chez nous, la vie reprit son cours, tant bien que mal. Nos mères sollicitèrent un employé de la bibliothèque pour nous faire la classe. La bibliothèque avait été détruite. Cet homme était bossu, ce qui le dispensait de partir à la guerre. Notre école aussi avait été détruite. Nos mères avaient aménagé une ancienne écurie où nous nous retrouvions, chaque matin, une douzaine d’enfants, pour réciter les tables de multiplication et pour lire dans les livres disparates qu’on avait pu sauver. Pendant les récréations, nous jouions dans une ruelle, et ces récréations étaient longues. Notre maître les occupait à fumer des cigarettes en lisant, debout, dans un fort volume de Saint Thomas d’Aquin.
Parmi mes camarades, il en était un qui suscitait chez moi une vive curiosité. Il s’appelait Youriy. Il était espiègle, toujours joyeux, capable de réparties qui nous faisaient rire, en même temps qu’il souffrait d’un handicap: il était trop gros.
Sa corpulence l'empêchait de partager la plupart de nos jeux. Il ne s’en plaignait pas et il en pratiquait deux dans lesquels il excellait. Le premier était celui des osselets. Il s'asseyait, le dos au mur, les jambes largement écartées et, entre ses jambes, il faisait voler les osselets, les ramassait, les rattrapait avec une prestesse et une précision vertigineuses. Le second, il l'avait inventé. Il consistait, pour lui, à se coucher sur le dos et, pour nous, à venir nous asseoir à cheval sur son ventre pour qu’il nous fasse sauter en jouant des reins, comme un pur-sang fait sauter un cowboy au cours d’un rodéo.
Cet exercice nous ravissait. Nous formions un rang dans lequel chacun attendait son tour pour occuper la place du cavalier. Puis, un jour, je fis part à ma mère de cette invention, et je fus surpris qu’elle s’en trouvât fâchée.
Toute rouge de colère, elle me dit que ce jeu était indécent. Que nous traitions mal le pauvre Youriy. Elle alerta d’autres mères et ensemble elles allèrent protester auprès de notre maître. Elles exigèrent que désormais il interdise cette horreur. Celui-ci nous fit connaître le verdict parental, mais il ne paraissait pas lui-même convaincu du bien-fondé de cette décision, et puis la lecture de Saint Thomas d’Aquin l’occupait beaucoup. Sans doute était-il plongé alors dans un chapitre particulièrement difficile de la Somme théologique, si bien qu'après quelques jours, les rodéos reprirent de plus belle. Je n’y participais plus mais je continuais d’y assister en sautant sur mes pieds et en applaudissant des deux mains.
J’eusse aimé que l’histoire s'arrête là, mais ce n’est pas le cas. Une nuit, j’eus un cauchemar. Dans le rêve, je dormais chez Youriy, dans un lit étroit placé à côté du sien. Puis, je me réveillais au milieu de la nuit et m'étonnais que Youriy ne fût plus dans le lit qu’il occupait près de moi. Alors, je me levais dans une obscurité presque complète, attiré par une lueur qui venait de la cuisine, et effrayé en même temps par un horrible bruit de succion et de mastication. On entendait, sous les dents, craquer des os.
J'allais jusqu'à la cuisine et là, dans l’encadrement de la porte, je voyais Youriy assis devant la table, qui dévorait, les yeux exorbités, le contenu d’une marmite énorme comme le chaudron d’une sorcière.
Je me réveillai au matin dans mon lit. Ma mère ouvrait les volets comme elle faisait chaque matin. Sa vue me rassura. Je ne lui parlai pas de mon rêve. Mais cet apaisement fut de courte durée. Le soir du même jour, nous vîmes arriver mon oncle Mykola. Il portait l’uniforme. Il était grand et beau dans son uniforme, mais il venait nous annoncer le décès de mon père qui était tombé près de lui, fauché par la mitraille.
Voilà, cette fois j’ai tout dit. Je peux ajouter en forme d'épilogue que, ce soir-là, l’oncle Mykola convainquit ma mère de partir avec moi. Quelques semaines plus tard, nous habitions à Paris, dans une chambre de bonne. Ma mère trouva à s'employer dans une blanchisserie. J’avais emporté avec moi la boîte de feutres et les carnets à dessin de mon père. J’appris à dessiner. Aujourd'hui, on me connait comme décorateur de théâtre. On dit que mes décors ressemblent tous à des paysages de guerre. Mykola a fini par être blessé. Ce fut sa chance et la nôtre. Il est venu nous rejoindre à Paris et il a épousé ma mère.

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dimanche 14 janvier 2024

Blind Willie McTell

LUI: Elle s’appelle Viviane. Elle travaille Porte de Bercy et elle habite rue Caulaincourt. Le soir, elle quitte son bureau à cinq heures et elle rentre chez elle en métro. Elle est rendue une heure plus tard. Hector est alors à la garde de Maïa, qui est allée le chercher à l’école, qui l’a ramené à la maison, qui l'aide à faire ses devoirs, à prendre son bain, qui l'autorise à regarder un ou deux dessins animés à la télévision dans l’attente du retour de sa mère. Mais avant de monter chez elle, au troisième étage où elle habite, Viviane doit faire quelques courses. Michel assure les courses hebdomadaires au supermarché. Chaque samedi matin, il remplit un caddie. Viviane les complète par des achats qu’elle fait, le soir, dans les petits commerces du quartier: des légumes, des fruits, du fromage, des yaourts. Puis, elle prépare le repas en attendant le retour de Michel. Ce moment, au pied de son immeuble, dans les rues alentour, est important pour elle, parce qu’elle mesure alors le changement de la lumière. En été, la nuit semble très loin. Il semble qu’elle ne viendra jamais. L'été, il leur arrive de ressortir avec l’enfant après dîner. Ils se promènent à pied. Ils vont manger une glace. Ils reviennent lentement, en parlant des vacances où ils voyageront dans le sud de l’Italie, où ils loueront un bateau. Tandis que l’hiver, il fait déjà nuit.
ELLE: Et c’est dans ce moment que tu la rencontres.
LUI: Que je l’aperçois. Je ne lui ai jamais parlé. Je ne sais rien d’elle, pas même son prénom que j’ai inventé.
ELLE: Tu l’aperçois à ce moment, en descendant ou en remontant vers les escaliers de la rue du Mont-Cenis, chez ton fils. Et soudain, tu crois tout savoir d’elle, tout comprendre.
LE TÉMOIN: Il ne peut pas se tromper de beaucoup. Et à ce moment, une fois encore, il écoute de la musique.
ELLE: Une chanson se superpose de manière aléatoire à cette rencontre. À l’expérience que tu vis. 
(Ici, on entend les premiers accords de la chanson. Les voix se taisent pour écouter, mais la musique cesse très vite, et les voix reprennent.)
LUI: De manière aléatoire en même temps que nécessaire. Dans mon souvenir au moins, cette musique et l’image de la jeune femme resteront associées.
ELLE: C’est une musique qu’elle ne connaît pas. Qui appartient à la culture de ta génération, pas à la sienne.
LE TÉMOIN: Bob Dylan n’est pas pour elle. S’il lui donnait à l’entendre au moment où il la voit, cette chanson ne lui dirait rien.
LUI: C’est une chanson que Bob Dylan écrit en hommage à Blind Willie McTell, un chanteur de blues qui a bien existé. Il l’enregistre une première fois en 1983, mais il ne la retient pas. Puis, il la reprend en 1991, dans une version où il joue du piano et de l'harmonica, seulement accompagné par Mark Knopfler à la guitare acoustique. Et elle devient alors un classique de son répertoire personnel.
LE TÉMOIN: Les paroles, écrites par lui, évoquent l’histoire de la musique américaine et de l’esclavage. Elles sont très sombres.
ELLE: Ta Viviane est toute jeune. À peine trente ans peut-être. Elle travaille à Bercy, dans les bureaux du Ministère de l’économie. Elle est compétente, bien payée. Elle ne fume pas, ne boit pas, se nourrit de légumes et de fruits. Elle pratique le yoga. C’est une merveille de clarté. Elle fait partie de ce que nos sociétés libérales font de mieux aujourd'hui. De plus civilisé. De plus accompli.
LE TÉMOIN: Loin des guerres et des haines. Des tortures, des civils écrasés sous les bombes. Des otages, des brûlures et du sang. 
LUI: Mais, le soir, quand elle sort du métro, qu’elle est seule, il y a ce moment d’obscurité qui la chavire. 
LE TÉMOIN: Blind Willie McTell était noir et aveugle. Les paroles de Dylan évoquent ce que voit un homme noir et aveugle qui sait la musique et qui chante le blues. Elles disent, par exemple: Seen them big plantations burning / Hear the cracking of the whips / Smell that sweet magnolia blooming… 
LUI: J’entends brûler les grandes plantations / Écoutez les claquements des fouets / Respirez le doux parfum du magnolia qui fleurit…
ELLE: Crois-tu que Viviane ait encore sa chance? Elle est faite pour être heureuse. On croirait que nulle ombre la traverse.
LUI : Sa chance, elle fait tout pour l’avoir. Il n’est pas nécessaire qu’elle entende la chanson de Dylan, qu’elle en saisisse les paroles. Je n’y tiens pas du tout. Le passé est le passé. Que Dieu la protège!



vendredi 12 janvier 2024

Le pré en pente

Un hameau, en été. On n’entre pas dans le hameau. On reste sur un espace de terre battue qui marque l'entrée de la rue principale. Le pré en pente borde cet espace et s’affaisse vers la rivière qui bruit en contrebas. Depuis le terre-plein, on ne la voit pas, on peut l’entendre dans le silence des débuts d’après-midi ainsi que la nuit, et surtout on la connaît, on la sait là pour y être descendu, je dirai dans quelles occasions. Sur le pré, quelques arbres fruitiers entre lesquels des draps sont étendus sur des cordes. Le terre-plein est au soleil, le pré est à l’ombre. Au loin, des sommets enneigés.

Le tableau est paisible. Le hameau compte peu d’habitants, vingt ou trente peut-être tout au long de l’année, mais l'été il se repeuple d’enfants, de petits-enfants, de cousins et d’amis. Parmi eux, presque tous ont fait de longues études, ils sont chercheurs dans des disciplines scientifiques, ils enseignent dans des universités. Je ne sais pas pourquoi ce détail sociologique est important mais il fait partie du tableau. Ou de la rêverie.

Le pré en pente est le titre d'un texte daté des 23-29 février 2020. Dans mes archives numériques, il compte 2,449 mots, soit dix pages standard. Je le tiens à portée de main mais je ne le lis pas, je crois que je ne le relirai pas. Je l’ai écrit au chevet de ma femme atteinte d’un cancer dont elle devait mourir au mois de juin suivant. Elle souffrait. Elle ne quittait plus le lit. Je l'écrivais près d'elle, sur mon iPad, et, la nuit, quand elle dormait, j’en publiais des morceaux sur un blog qu’elle lisait au matin, ainsi que nos enfants. Nous n’en parlions pas mais je crois qu’elle était heureuse de les lire, notre fille me l’a dit.

L’image qui m'apparaissait alors était celle d’un bonheur que nous n’avions jamais connu, à peine entrevu, ici ou là. Mais dans ce paysage, le pré en pente est lui-même marqué par une troublante obscurité. Pour le dire vite, des fêtes sont données, l'été, sur la terre battue. Elles commencent par des festins qui réunissent les habitants du hameau, et d’autres encore venus d’ailleurs pour l’occasion. De longues tables couvertes de nappes blanches, et, quand vient le soir, des musiciens jouent de leurs instruments (guitare, trompette, accordéon) et on démonte les tables à tréteaux pour mieux pouvoir danser. Enfin, la nuit descend, plus épaisse, plus noire qu’on l'eût imaginé, et tandis que leurs parents et amis continuent de danser, il en est qui s'écartent du groupe. Ils disparaissent sous les arbres du pré en pente qui descend vers la rivière. Qui chute (ou bascule) vers elle sans qu’on la voie. Seuls, ils vomissent le vin rouge qu’ils ont bu, le front appuyé contre un arbre. À deux, ils se prennent par la main pour ne pas trébucher, puis, parvenus au bord de la rivière qui scintille sous la lune, ils s’étreignent et s'embrassent en secret.

mardi 9 janvier 2024

The House of the Rising Sun

LUI: Durant cette période, il fréquente les surprises-parties. Mais il le fait en dilettante. Il en repart le premier, sans embarquer personne. Et, quand il s’en va, il entend encore les chansons sur lesquelles on a dansé. Et quand il est vieux, qu’il y repense, il se dit que ces chansons ne correspondaient jamais tout à fait avec son état d’esprit du moment. Qu’elles racontaient toujours une autre histoire, et que cette autre histoire se superposait à la sienne.
LE TÉMOIN: Il ne dit pas pourquoi il en repartait le premier. Il passe tout de suite à autre chose.
ELLE: Il en repartait le premier parce que la jeune fille dont il était amoureux ne fréquentait pas les surprises-parties. Elle appartenait à un tout autre milieu. Elle fréquentait plutôt les cellules des Jeunesses Communistes. Depuis l’enfance.
LE TÉMOIN: C’est nouveau, ça.
ELLE: Non, c’est ancien.
LUI: Nous appellerons Arsène le garçon en question.
ELLE: Et nous appellerons Elvire la jeune fille.
LE TÉMOIN : Arsène et Elvire. Il Combattimento di Arsène e Elvire. Nous voilà à composer un madrigal, bon pour être donné à l’occasion du carnaval de Venise, dans un palais du Grand Canal. Il manque le bruit des épées.
ELLE: Aux yeux des autres, Arsène était un cambrioleur. Ses parents étaient morts dans un accident de voiture, ou peut-être avaient-ils été assassinés dans leur chalet de La Colmiane. Ils le laissaient seul avec un peu d’argent, si bien qu’il avait interrompu ses études et qu’il occupait le plus gros de ses journées à jouer aux courses sur l’hippodrome de Cagnes-sur-Mer, tandis que la nuit, il franchissait des murs, il traversait des jardins, il fracturait des portes.
LUI: Arsène s’en allait seul des surprises-parties, il les quittait le premier mais déjà il faisait nuit, et il ne rentrait pas tout de suite chez lui, il faisait un long détour par le bord de la mer. Et il se souvenait alors des chansons sur lesquelles on avait dansé, il y en avait une au moins qui tournait dans sa tête.
ELLE: Et tu dis que cette chanson ne correspondait pas alors à son état d’esprit. Jamais tout à fait. Qu’elle racontait une autre histoire.
LUI: Je parle de la façon dont ces chansons, toujours les mêmes, s’imprimaient en transparence sur sa vie. De la façon dont elles symbolisaient avec certains moments de sa vie, et qu’elles le faisaient de façon arbitraire, toujours aléatoire.
LE TÉMOIN: Elles ne coïncidaient pas avec. Elles ne disaient pas la vérité vraie de sa vie, encore que d’une certaine façon elles prétendaient le faire. Elles se donnaient pour telles. Et il était bien naturel qu’elles y échouent ou qu’elles y manquent, puisqu’elles avaient été composées par d’autres et chantées par d’autres, dans une autre langue qu’il ne savait pas, ou qu'il savait mal, très loin d’ici.
ELLE: Y avait-il une chanson qui symbolisait avec Elvire?
LUI : Toutes, d’une manière ou d’une autre, symbolisaient avec Elvire. Mais il y en avait une au moins qui symbolisait parfois avec elle et parfois avec lui. Quand elle était chantée par une femme, elle racontait l’histoire d’une femme. Et quand elle était chantée par un garçon, elle racontait l’histoire d’un garçon. Les deux s'imprimaient aussi bien. Avec autant de force.
LE TÉMOIN: Ce n’était pas une chanson sur laquelle on avait dansé, mais c’était une chanson qu’il emportait avec lui sur la Promenade des Anglais et qui lui disait qu’à force de fuir l’école et de traîner la nuit, il pourrait bien se retrouver en prison.
LUI: Il fouillait la nuit. Il franchissait des murs, traversait des jardins, courbé en deux, il forçait des portes, cassait des vitres, plongeait une main gantée au fond des coffres. Et il en ressortait la main pleine de bijoux qu’il éclairait avec sa torche.
ELLE: Il fouissait la nuit comme, avec son groin, un sanglier aveugle.
LE TÉMOIN: L’histoire d’Arsène et Elvire n’était pas la sienne. Ses parents n’étaient pas morts. Il ne jouait pas aux courses et il n’était pas cambrioleur.
LUI: Mais, quand il s’en allait la nuit sur la Promenade des Anglais, il y avait dans sa tête The House of the Rising Sun. Parfois chantée par elle. Parfois chantée par lui.




dimanche 7 janvier 2024

Here Comes The Sun

LUI: Il y avait toujours la possibilité de partir à la montagne. Parce que la montagne était toute proche. À l’époque, je n’avais ni voiture ni moto, mais il suffisait de monter dans un autobus et, en deux ou trois heures, tu étais au milieu des cimes.
ELLE: Tu l’as fait souvent?
LUI: Depuis les années de lycée, nous montions faire du ski, mais c’étaient alors des sorties organisées. Nous remplissions des bus. Ces sorties nous ont habitués à la montagne. Elles nous l’ont rendue familière. Mais les escapades dont je parle étaient d’un genre très différent. Il s’agissait de s’absenter.
ELLE: Tu veux dire que tu partais seul?
LUI: Oui, je partais seul et je n’allais rejoindre personne.
ELLE: C’était une habitude? Cela t’est souvent arrivé?
LUI: Oh, non. Trois ou quatre fois peut-être. Et des fois que je confonds. La première, c’était pendant mon année de Terminale. J’étais encore lycéen. J’étais parti au tout début du printemps.
ELLE: Et tes parents ne se sont pas inquiétés de te voir partir ainsi?
LE TÉMOIN: Non, ses parents ne se sont pas inquiétés. Ils avaient cessé de s’inquiéter pour lui. Ou alors, ils s’inquiétaient mais ils ne le disaient pas. Ils lui laissaient toute liberté. Ils avaient jugé que c’était mieux ainsi. Le moyen, pour eux, de faire autrement?
LUI: Déjà, en ville, il m’arrivait d’aller dormir chez un camarade ou un autre. Je dormais plus souvent chez les autres que chez moi. Et mes parents me demandaient seulement de les prévenir par téléphone. Et, tandis que j’allais dormir chez les autres, que nous faisions la fête en l’absence de leurs parents, je savais à chaque moment qu’il était possible de partir pour la montagne, qu’elle n’était pas loin, que le voyage en autobus ne coûtait pas grand chose, et je savais que je le ferais, qu’à un moment ou un autre je partirais. Et cette possibilité était importante pour moi. Elle occupait une place dans mon paysage mental. Elle m’aidait à vivre. Et un jour, je l’ai fait.
ELLE: Je ne te demande pas ce qui te faisait partir. Des histoires de filles.
LUI: Oui, des histoires d’amour. Ou plutôt des histoires toujours du même amour. De la même jeune fille qui, un jour, devait devenir ma femme. Tu dois le savoir.
ELLE: D’un amour malheureux, tu veux dire?
LUI: Est-il un amour qui ne le sois pas? Mais ce n'est pas de cet amour que je veux parler à propos de la montagne. Plutôt de musique.
ELLE: De musique? Je ne comprends pas.
LE TÉMOIN: Il veut toujours parler de musique. Plutôt que de cet amour. Et on ne comprend pas.
ELLE: Qu’est-ce que la musique vient faire ici?
LUI: C’est difficile à expliquer. À la montagne, quand je partais, je ne pouvais pas écouter de musique. Mais tout le temps que j’étais là-bas, des chansons tournaient dans ma tête. Elles résonnaient dans ma tête. Et je les entendais mieux alors que lorsque j’étais à Nice. Je les emportais avec moi. Tu comprends?
ELLE: Je comprends ce que tu dis. Des chansons absentes que tu entendais tout de même. En marchant sur un chemin de montagne, en t’asseyant sur le bord d’une rivière, en ôtant tes chaussures et tes chaussettes pour mettre les pieds dans l’eau.
LUI: Oui, et les chansons alors continuaient d’exister, de vibrer à l’intérieur de moi. Et le plus extraordinaire, c’est qu’aujourd’hui, elles existent encore. Elles vibrent de la même façon. Je peux les réécouter. Elles sont intactes. Je ne le fais pas souvent de crainte de les user, mais c’est une précaution inutile. Elles ne s’usent pas. Avant, il y avait la montagne où je savais que je pouvais partir. Maintenant il y a les mêmes chansons qui me disent cette fraîcheur de l’air, le bruissement des arbres, la clarté de l’eau. Et ces chansons pourtant venaient de tout à fait ailleurs. Je les avais entendues à Nice, mais elles venaient de beaucoup plus loin, d’Angleterre ou des États-Unis, ce qui ne leur faisait rien perdre de leur puissance, de leur efficacité. Ce qui y ajoutait, au contraire. Et il me semble que c’est dans cet espace que j’ai vécu le reste de ma vie. Dans le triangle formé par la Promenade des Anglais, les montagnes que l’on peut voir depuis la Promenade des Anglais, surtout l’hiver, quand le temps est clair et qu’elles sont couvertes de neige, et les chansons de ces années-là. Tu te souviens de Here Comes The Sun des Beatles?

samedi 9 décembre 2023

Gilles



1. 
Instituteur à Bon-Voyage, dans le faubourg de Nice. Il loue un petit appartement à l'intérieur de la ville, mais parfois on raconte qu'il ne rentre pas chez lui. C'est quand la cloche sonne, à quatre heures et demie: il accompagne ses élèves jusqu'à la porte, il les regarde partir, puis il remonte à sa classe. Il s'attarde dans sa classe après que ses élèves sont partis. Il arrange les tables, il corrige les cahiers, il prépare ses leçons du lendemain. Il s'occupe jusqu'à la nuit. Puis, quand la nuit est tombée, il sort pour dîner dans un bistrot voisin. Puis, quand il a fini de dîner, il remonte dormir au pied du tableau noir. Et cette nuit comme les autres. Il dort dans un sac au pied du tableau noir; il reste seul dans cette école énorme du faubourg; peut-être qu'il n'est pas seul mais c'est comme ça qu'il s'imagine. Il reste seul dans cette classe, au pied du tableau noir, et, au milieu de la nuit, voilà qu'il est réveillé par un fracas de bombes. Il entend des avions qui tournent au-dessus de la ville, puis de terribles sifflements. On bombarde la ville. À peine réveillé, il sait qu'on bombarde la ville, et il n'en est pas surpris. 

2. 
Nous l'appellerons Gilles. Il se lève quand il entend les bombes. Il va à la fenêtre mais il ne voit rien que la cour déserte et ces immeubles du faubourg. C'est à peine si, en se penchant un peu, il peut voir un coin du ciel avec le bord d'un gros nuage noir. Il se lève pour aller appuyer son front à la vitre froide mais il ne voit rien que les platanes qui bougent dans la cour et, tout au fond, les tours. Les fenêtres qui s'allument à tous les étages et ceux qui sortent en pyjama. Tout se passe comme si, malgré la distance et l'opacité des murs, il voyait à l'intérieur des tours chaque palier qui s'allume et le zigzag des escaliers où l'on appelle ses voisins et très vite on descend. La foule des voisins qui s'agglutinent dans l'entrée où sont les boîtes aux lettres éclairées au néon. Parce que, de là-haut, derrière sa fenêtre, on voit les incendies qui s'allument dans le ciel, les immeubles qui s'effondrent en flammes, mais de si loin on n'entend pas. Ils se retrouvent alors dans l'entrée, toutes ces familles mêlées, les hommes en pyjama et en pantoufles, ils parlent des clefs de la voiture parce qu'il faut fuir déjà. Partout des flics en uniforme, qui barrent les rues, qui empêchent la foule. Secours dans la lumière des projecteurs et des phares. Mais Gilles reste dans le noir, le front appuyé à la vitre, il voit de grandes lueurs d'incendies dans ces trouées entre les tours. Il ne bouge pas de sa place à la fenêtre de l'école, de la fenêtre de sa classe dans cette école du faubourg. Il attend, des heures peut-être, que tout s'éteigne, que tout se taise, puis il retourne se coucher sur l'estrade, et peut-être qu'il s'endort. 

3.
Le lendemain. Pelotonné dans son sac au pied du tableau noir, il se réveille dans un jour froid et gris et il entend la pluie. Alors il sort son bras et regarde sa montre. Il est un peu plus de huit heures. Il se lève et il marche jusqu'à la fenêtre. Ils sont trois sous le bord du préau, à bavarder sans doute, et à reluquer ceux qui viennent sous la pluie. Une femme (vue de haut) qui porte un parapluie et qui traverse la cour en direction du préau, et le collègue qui la tient pas le bras et qui essaye de passer sous le toit du parapluie, ce qui nécessite qu’il se penche et qu'il se contorsionne, à cause de sa haute taille, et cela les fait rire. Et Gilles, à sa fenêtre, les regarde et alors seulement il se souvient de la guerre. Il se souvient du bombardement au milieu de la nuit, mais n'a-t-il pas révé? Puis les enfants qui courent, les premiers, avec leurs cartables sur le dos, toute une troupe d'écoliers. Ils courent sous la pluie, vers le préau où leurs maîtres bavardent, les regardent venir. Et Gilles qui se souvient des fracas de bombes et des lueurs d'incendies. Il se décide enfin à quitter sa fenêtre et à quitter sa classe pour retrouver ses élèves. Car ceux-ci l'attendent en rang, comme les autres, la cloche ayant sonné.

4.
Il ne quitte plus l'école. Une seule fois, il retourne à ce petit appartement qu'il loue à l'intérieur de la ville, il prend quelques affaires. Par la fenêtre il voit des immeubles en ruine et il se dit qu'il n'avait pas rêvé, que les avions sont revenus et reviendront encore. Alors il prend tout ce qu'il peut et retourne à l'école pour ne plus la quitter. Et les avions reviennent. Presque chaque nuit, maintenant, ils survolent la ville et ils lâchent leurs bombes, et quand on se réveille, à cause du bruit des bombes, quand on se retrouve dans la rue, les avions sont passés et personne ne peut dire à quoi ils ressemblaient. À quels oiseaux les comparer, ni d'où ils viennent. De quel lointain pays. À moins que ce ne soit d'une base située n'importe où dans le même pays, là, tout près, si le général commandant cette base est devenu fou, ou si, peut-être, l'ennemi a déjà passé la frontière, qu'il déferle partout et si vite qu'ici on n'en sait rien encore. On reste seuls et sans savoir, si loin de tout.

5.
Ce qui reste à la fin, c'est la télévision. Un poste de télévision dans une classe vide. Et Gilles qui vient s'asseoir. Parfois il entre dans cette classe et il s'assoitJe veux dire quand il entre, le poste est allumé. Même si, le plus souvent, l'écran est vide. Ou seulement des traits, des points, des mouches, qui se déplacent très vite et qui grésillent. Des heures parfois, il attend sans que rien se dessine. Parfois même, il s'endort. 

6. 
La montagne sous la neige. Des pentes. Il voit des soldats qui se déplacent comme des mouches, qui marchent dans la neige, parfois qui creusent des tranchées, qui attendent, qui guettent. De quel poste qu'elles puissent être émises, on ne sait pas où ces images ont été prises, où elles ont été filmées. Dans la montagne et sous la neige. Ou sur un grand aéroport. On voit un gros avion qui atterrit puis qui s'arrête, et l'échelle qui roule jusqu'à la portière qui s'ouvre. On voit des hommes qui en descendent et d'autres qui les attendent en bas. Poignées de mains, embrassades. On voit le plus vieux de ces hommes qui sort de sa poche un papier et qui se place sous le micro, devant les caméras. Il regarde les caméras (s'assure qu'il est bien dans le cadre) puis on le voit qui lit, mais on ne l'entend pas. Il faut imaginer la terre toute ronde et un satellite qui reçoit des images de la terre et qui les renvoie à la terre où il fait nuit. Et, dans la nuit, toutes ces ondes. Des tirets d'un point à l'autre, en ligne droite. Des tirets selon la droite d'un point à l'autre et dans la nuit.

(1988)