dimanche 20 octobre 2024

Rien d’autre

Elle ne cesse pas de marcher. Elle a perdu sa fille. Qu'une fille perde sa mère, cela se conçoit, cela se voit chaque jour. Mais qu'une mère perde sa fille. Quand l'a-t-elle égarée et où? Elle se dit qu'elle aurait dû faire plus attention. Mais elle n'imaginait pas. D'ailleurs, est-elle bien sûre de l'avoir perdue? A-t-elle jamais eu de fille? Parfois elle en doute. Elle lui ressemblait tellement. C'était elle. En plus jeune, en plus charmante. Elle se souvient d'elle quand elle-même s'égare. Il ne lui reste qu'à marcher. Je la vois qui marche. Elle a remarqué qu'en marchant beaucoup, peu de verres de vin suffisent qu'elle boit aux comptoirs de bistrots de rencontre. La seule chose importante est de s'éloigner autant que possible du centre de la ville. Où sont les lumières des commerces et de la vie des autres. D'abord elle prend le tramway, puis, au bout de la ligne de tramway, elle descend et elle marche. Pourvu qu’elle marche, il n'est pas nécessaire de boire beaucoup. Et même, il ne faut pas. Pourvu que ce soit déjà dans les faubourgs. Non loin du cimetière. Elle n'entre pas au cimetière. À cette heure, celui-ci est fermé. Elle erre aux alentours, à la tombée de la nuit, puis encore quand la nuit est complète. Où sont des boutiques de fleuristes et d'inscriptions funèraires. Gravées sur le marbre. Avec des sculptures d'anges et de fleurs. De livres ouverts. Parfois, quand elle entre dans un bistrot et qu'elle s'avance au comptoir, il y a de la musique. Un clip sur l'écran du poste de télévision fixé au-dessus du comptoir. Alors, elle reste plus longtemps. Elle regarde et elle écoute. Sans boire plus d'un verre, parfois deux. Voilà l'histoire. Il n'y en a pas d'autre. Elle doit garder la force de reprendre un tramway pour rentrer chez elle, en fin de compte. Pour dormir et recommencer ainsi le lendemain. Rien d'autre. Le cimetière se trouve dans un faubourg où, devant, il y a la mer.


samedi 19 octobre 2024

La gauche et le capitalisme

Le discours du capitalisme consiste à vous dire que, si vous avez une jolie voiture, il serait bien pour vous d'en acheter une plus récente, plus perfectionnée et plus chère. Évidemment, ce discours, on n'est pas obligé de le croire. Mais cela ne signifie pas pour autant que le capitalisme, en tant que système économique, soit à condamner. Il faudrait pour cela qu'il en existe un autre qui soit plus efficace et plus juste, ce qui ne s'est jamais vu. Et aussi longtemps que le capitalisme continuera de fonctionner en tant que système économique, le discours du capitalisme continuera de se faire entendre.

Alors, que faire? La réponse me paraît claire. En face du discours du capitalisme, nous avons besoin d'un discours qui le contrebalance.

Le discours du capitalisme consiste à confondre le prix et la valeur. Nous avons donc besoin d'un discours qui ne les confonde pas. Qui les dissocie, au contraire, sans nécessairement les opposer. Et c'est en cela, me semble-t-il, que devrait consister le discours de la gauche.

Il existe de nombreuses professions qui reposent sur le principe selon lequel valeur et prix ne se confondent pas: ce sont celles des militaires, des policiers, des soignants, des pompiers, des gens de loi, des éducateurs, des artistes, et d'autres encore. Il serait naturel qu'à ce titre tous ceux-là soient de gauche. La gauche devrait être l'idéologie spontanée de toutes ces professions, comme la droite est bien celle, en effet, des commerçants, des entrepreneurs et des banquiers. Mais c'est loin d'être le cas.

Nous n’avons d'autre choix que le dialogue entre deux idéologies spontanées, qui correspondent à des positions sociales différentes. À des points de vue dont, par chance, l’expérience quotidienne nous montre qu’ils ne sont pas incompatibles. Mais pour qu'il existe et qu'il soit productif, ce dialogue doit être considéré comme indépassable dans les deux camps. Je veux dire que chacun, dans son camp, doit admettre une fois pour toutes que l'autre camp existe et qu'il existera toujours. Qu'il ne s'agit pas de le vaincre mais de le contrebalancer. De négocier avec lui. Et d'une certaine façon, oui, de coopérer avec lui pour le bien du pays.

Je ne vois pas qu'aujourd'hui, en France, la droite ignore son autre, son ailleurs, ni qu'elle le méprise. Tandis qu'une partie de la gauche, celle qui parle le plus fort, oui.

Cela veut dire que la gauche jouera enfin son rôle quand elle renoncera à l'idée de révolution. Il semble que c'est ce qu'elle a réussi à faire dans beaucoup de pays. Pourquoi pas en France?

Après l’ecole

Nous aurions avantage, me semble-t-il, à accorder une place beaucoup plus importante aux pratiques amateures de l'art, celles d'abord du théâtre, de la danse et de la musique. Et, par conséquent, beaucoup plus d'argent aussi. Comment ne pas souhaiter que les élèves de nos établissements scolaires quittent l'école (ou le collège, ou le lycée) tous les jours après trois heures de l'après-midi, ou même avant, pour se consacrer à des activités qui ne leur seront pas imposées mais qu'ils auront choisies? Pour faire du théâtre avec des comédiens, de la danse avec des danseurs et de la musique avec des musiciens? Ou, aussi bien, des arts visuels avec des plasticiens, et de l'écriture créative avec des auteurs.

Il me semble que Franz Kafka aurait été de mon avis, et qu'Ariane Mnouchkine le serait aussi.

On s'épuise à vouloir que les jeunes aillent au théâtre, au concert, au ballet. Et on se plaint de ce qu'ils ne montrent pas beaucoup d'enthousiasme à le faire. Mais on le fait sans vouloir considérer que ce qu'ils refusent, ce n'est pas le théâtre, ou la danse, ou la musique, c'est bien plutôt la place de spectateurs à laquelle on les assigne. Ce qu'ils refusent ou qu'ils n'acceptent plus aujourd'hui très volontiers, c'est d'être réduits au statut d'admirateurs du talent des autres.

À huit ans comme à seize, ils n'ont pas grand-chose à faire de ce que Molière, en son temps, fut un génie. De ce qu'il voulut combattre les préjugés de l'Ancien régime, comme leurs professeurs de français s'épuisent à vouloir leur faire entendre et approuver. Cela les fatigue. Ils ne sont pas disponibles pour l'entendre. Ce n'est pas leur problème. En revanche, quand on leur propose de s'engager dans l'activité collective d'un atelier de théâtre conduit par de vrais comédiens, pour peu que ceux-ci connaissent leur métier et soient désireux de transmettre ce qu’ils savent, on les voit se passionner, presque toujours. Et avec cela, en engageant leurs corps dans l’aventure, ils apprennent beaucoup. Au moins, à faire ensemble.


vendredi 18 octobre 2024

Double vie

La vieillesse a sur moi un effet surprenant: celui de dédoubler mon existence. J’avais une vie, j'étais tout entier occupé par la vie que j’avais, puis je suis entré dans un temps qui est celui de la retraite, où je ne suis plus tenu par grand-chose. Et alors, je me souviens de ce que j’ai été, de ce que j’ai fait avec les personnes que j’ai aimées. Mais bizarrement, je me souviens aussi de ce que je n’ai pas été mais que j’aurais pu être, que j’ai rêvé de devenir quand j’avais seize ans. De ce que j’avais le désir et peut-être le talent de devenir et que les hasards de la vie (au moins une rencontre) ont fait que je ne suis pas devenu. Et bizarrement encore, je n’ai pas de nostalgie, encore moins de regret, pour la bonne raison que celui que je n’ai pas été a autant d’existence pour moi (autant d’épaisseur, ou pas moins) que celui que j’ai été et que, de toute façon, je ne suis plus. Mon existence a désormais son double. Tout se passe comme si j'étais hanté par le fantôme d’un autre moi-même. Faustine me disait il y a peu qu'après la mort de sa mère, je me suis rencontré, et cette remarque m’a paru très juste, pour autant qu’elle disait que j’ai rencontré mon double. Car ce que j’ai été dans la réalité des choses, je l’ai bien été, et je n’y renonce pas le moins du monde, je ne m’en détache pas. Mais oui, j’ai désormais affaire aussi à un double. Et les petits travaux littéraires auxquels je me livre depuis quatre ans, sous le signe de Nice-Nord, m'auront servi à combiner les deux.


mercredi 16 octobre 2024

L'école de la langue (2)

Ma note intitulée L'école de la langue date du 17 mai dernier. Alain Courbis m’invite aujourd'hui à échanger à son propos avec un groupe du CIEN. Je la relis et j’y réfléchis à cette occasion. 

Il me semble, avec le recul, que la seule réserve qu'on soit tenté de faire face à ce texte tient au fait qu'une langue évolue.

Le français que nous parlons et écrivons aujourd'hui n’est plus celui d’hier. Ce fait relève de l'évidence. Et tout de suite nous vient à l’esprit la question de savoir si le français que nous parlons aujourd'hui est plus ou moins riche, et plus ou moins performant, que le français d’hier.

Certains spécialistes n’hésitent pas à parler d’appauvrissement, d’autres refusent ce diagnostic en les traitant de réactionnaires. Pour ma part, je serais tenté de dire que cette question n’a pas de sens. Il me paraît évident que nous parlons et écrivons aujourd'hui la langue dont nous avons besoin. Mais je parle ici, bien sûr, d’un usage collectif, et non pas des usages que chacun peut en faire.

Comme beaucoup de lecteurs, je découvre l’œuvre de la romancière coréenne Han Kang, qui vient d'obtenir le prix Nobel de littérature. Et même en traduction, je ne vois pas que cette écriture montre moins de finesse et de puissance que celle d’aucun maître d'antan, dans la littérature d’aucun pays. Et bien sûr je m’en réjouis.

Mais cela ne signifie pas pour autant que, dans la même langue, au même moment, nous soyons tous capables des mêmes prouesses. Que nous disposions tous, au même moment, du même outillage linguistique. Et c’est bien en cela, me semble-t-il, que se pose la question de l'école.

Quelle que puisse être la langue de son temps, un enfant doit l’apprendre dans la mesure où elle ne se limite pas à une fonction naturelle, qu'elle ne se résoud pas à cette fonction du langage, dont parlent les cogniticiens, et qui est commune à tous les humains. Dans tous les cas, pour le meilleur comme pour le pire, il l’apprendra de l'extérieur. Sa capacité à l’apprendre dépendra sans doute de son talent personnel, mais il ne l’inventera pas, parce que son seul cerveau en est incapable, parce que la langue est un ouvrage collectif, dans lequel chacun à sa part, et seulement sa part, qui n’a pas plus d’épaisseur que le battement d’ailes d’un papillon, et surtout parce qu’une langue est faite pour communiquer avec les autres, et que dans cette mesure elle ne vous appartient pas.

Parce qu'elle est d’abord, dans tous les cas, celle des autres.

Quel que soit son talent, un enfant n’apprend jamais d’abord que la langue qui se parle dans son milieu social. Et en fonction d'abord de ce que ses parents eux-mêmes ont appris cette langue et qu'ils la parlent à la maison, avec plus ou moins de soin et de délicatesse, avec plus ou moins de distinction, il aura affaire à une langue flexible, riche de plusieurs milliers mots, ou pauvre comme un jour sans pain. Ce qui conditionnera sa capacité à lire et à en apprendre ainsi bien davantage encore. Ou lui interdira de le faire.

Pour terminer, je ne résiste pas au plaisir de citer Jacques Lacan, dans deux extraits.

Le premier (extrait du Séminaire XXIII, p 133): "Il n'y a que des inconscients particuliers, pour autant que chacun, à chaque instant, donne un petit coup de pouce à la langue qu'il parle.”

Le second (extrait de Encore, p. 10): “À quelqu'un, un juriste, qui avait bien voulu s'enquérir de ce qu'est mon discours, j'ai cru pouvoir répondre pour lui faire sentir, à lui, ce qui en est le fondement, à savoir que le langage n'est pas l'être parlant — que je ne me trouvais pas déplacé d'avoir à parler dans une faculté de droit, puisque c'est celle où l'existence des codes rend manifeste que le langage, ça se tient là, à part, constitué au cours des âges, tandis que l'être parlant, ce qu'on appelle les hommes, c'est bien autre chose.“

Meurtre sur un balcon (3)

— Et donc, elle a rappelé le détective?
Tristan Vincourt a raconté à Quentin Lazlo le premier puis le second entretiens qu'il a eus avec Sybille Antonelli, et à présent Quentin Lazlo rapporte ces propos à ses amies.
Il est avec Viviane et Edwige dans leur salon. Il fait sombre. Les couleurs des tapisseries et des meubles se brouillent. L’électricité n'éclaire que le bas des visages. La porcelaine à fleurs roses de la théière et des tasses, l’argent des cuillères et des couteaux, luisent entre les doigts. Il manque un chat. C’est Viviane qui a posé la question. Et Quentin lui répond:
— Oui, elle a dit qu’elle voulait lui remettre le cahier d’expériences qu’Hortense avait laissé chez elle. Que d’abord elle n’y avait pas songé. Qu’elle avait l’esprit ailleurs. Mais qu’il était important peut-être qu’il en prenne connaissance, qu’il voie ce que la jeune femme y avait noté au jour le jour, dans les semaines qui avaient précédé cette soirée d’octobre où elle devait trouver la mort, d’un coup porté à la tête, par une main inconnue, sur son balcon. 
— Vous voulez dire qu’elle lui a remis le cahier sans faire mention de Xavier Tuchard? l’interroge Viviane.
— Visiblement, elle avait décidé de ne pas citer ce nom. Car elle savait à présent que celui-ci y figurait. Elle l’y avait découvert. Il était indiqué avec un numéro de téléphone et une adresse électronique, quelque part, perdu au milieu de notes et de dessins qui n’avaient rien à voir. Et elle raccompagnait l’officier de police à sa voiture, qu’il avait garée sur le bord de la route, quand il a fallu qu’elle dise:
— Écoutez, je ne voulais pas vous en parler, mais il y a un détail qui ne me laisse pas tranquille. Un nom figure dans ce cahier que j’ai feuilleté après votre départ: celui de Xavier Tuchard. Ce monsieur a été mon mari. C’est un chercheur en botanique. Un savant renommé. Il enseigne à l’université de Lausanne. Et du moment qu’Hortense était en relation avec lui, il aurait été naturel qu’elle me le dise. Et délicat aussi. Or, elle ne l’a pas fait.
— Le jeune officier, le pauvre garçon, a dû voir trente-six chandelles. C'était difficile à comprendre, déclare Viviane avec un grand sourire.
— En effet, il avait du mal à reconstituer le puzzle. La personnalité de son interlocutrice l’intimidait. Une femme petite, mince, d’une soixantaine d'années. Artiste, jardinière, professeure, éminemment cultivée. Qui avait voyagé partout dans le monde. Dont il avait compris qu’elle parlait plusieurs langues. Avec des yeux noisette, qui le fixaient sans aménité, comme si elle était toujours sur le point de le reprendre. C'était à peine s’il osait l’interroger. Il a bredouillé:
— Mais enfin, vous pensez que ce monsieur…?
— Je ne pense rien, lui a-t-elle répondu. Je sais seulement que nous avons eu des rapports difficiles, orageux, Xavier Tuchard et moi. Il y a eu de la violence entre nous. Et que si Hortense a été en contact avec lui, ce qui pouvait se concevoir dans le cadre de sa recherche, elle ne pouvait pas ignorer qu’il avait été mon mari. Est-ce lui qui a voulu qu’elle n'évoque pas son nom? Est-ce elle qui en a décidé ainsi? Le fait est que cette omission me fait porter un regard différent sur la personne que je croyais connaître. En qui j’avais confiance. Et que cette découverte m’attriste.
Il y eut un silence. Puis Viviane a dit, avec toujours le même sourire:
— Nous apprenons au moins une chose. Nous découvrons à cette victime au moins une qualité que personne n’avait songé à lui reconnaître jusqu’alors.
— Laquelle?
— Qu’elle était ambitieuse, la gredine!



mardi 15 octobre 2024

Meurtre sur un balcon (2)

“Hortense est venue étudier à la Villa Arson parce qu’elle savait que j’y enseignais. Elle était titulaire d’un diplôme en sciences de la biodiversité qu’elle avait obtenu à l’université de Lyon. Elle s’intéressait aux parfums. Elle avait envisagé d’abord de travailler à Grasse, dans un laboratoire où s’inventent de nouveaux parfums. Et puis, elle s’est intéressée à l’art. Elle a découvert l’utilisation des végétaux dans l’art contemporain. Elle a visité des expositions. Elle a visité des jardins. Elle a regardé des vidéos sur YouTube. Elle a lu. Sa mère lui assurait des revenus suffisants pour qu’elle ne soit pas pressée de choisir un métier, et aussi pour qu’elle puisse voyager. Elle a fait un voyage à Singapour. Elle a découvert mon travail en visitant une installation que j’avais réalisée en Suisse, dans une forêt, près de Gstaad. Puis d’autres encore. Elle m’avait écrit. J'ai longtemps habité en Suisse. Puis, en devenant professeure à Nice, j'ai voulu habiter à la campagne. J’ai trouvé à louer cette villa qui possède un jardin. Je ne retourne à Nice que deux fois par semaine. Tout le reste de mon temps, je le passe ici. À m’occuper de mes plantes. J’y reçois mes étudiants. Hortense a pris l’habitude d’y venir. Elle était la personne la plus simple et la plus agréable. Je lui ai proposé de faire ses propres plantations sur une terrasse que je vous montrerai tout à l’heure. Elle y passait des heures. Nous déjeunions d’une salade confectionnée avec les légumes et les fruits que nous avions cueillis. Je lui parlais des meilleurs représentants du land art que j’ai connus, que j’ai fréquentés. Je lui montrais les plans des installations sur lesquelles je travaille. Elle hochait la tête. Si elle me faisait une remarque, les concernant, c’était d’ordre technique. De mon côté, je lisais les notes, je regardais les croquis et les photos qu’elle voulait me montrer. Je lui prêtais des livres. Et puis, elle s’en allait. Parfois, elle était venue et repartie d’ici sans que je la voie. Elle savait où trouver la clé et elle la déposait ensuite derrière le pot de géranium, sur la margelle de la fenêtre. Elle n’avait pas besoin de beaucoup de conseils. Elle était déjà en relation avec deux ou trois galeries. C’était une étudiante sérieuse. Discrète. Elle avait choisi une direction. Elle savait où elle allait. S’il faut chercher l’auteur du crime parmi les autres élèves de l’école? On peut imaginer, bien sûr, une aventure amoureuse qui aurait mal tourné. Mais ce n’est pas le genre de la maison. Nos étudiants ont des mœurs plutôt libres. Ils ne prennent pas la peine d’échanger des promesses. Je ne saurais pas même vous dire si elle préférait les filles ou les garçons. Mais, pour autant que nous parlons de la même personne, je peux vous assurer qu’Hortense menait l’existence la plus saine. Elle était végétarienne. Elle faisait du yoga, elle ne buvait pas d’alcool, elle ne se droguait pas, elle parlait assez souvent avec sa mère au téléphone ou, je veux dire, sur l’écran de son ordinateur, et elle courait tous les matins avec, à son poignet, une montre connectée qui lui permettait de mesurer les distances parcourues et son rythme cardiaque.”

Ces propos tenus par Sybille Antonelli, la professeure d'Hortense Piqueur, ont été recueillis par Tristan Vincourt, l’adjoint de Philippe Lazlo, lors de la visite qu’il lui a faite dans sa maison de Saint Jeannet. Puis, lorsque celui-ci la quitte, Sybille se demande pourquoi elle ne lui a pas parlé de Xavier Tuchard. Elle pense qu’elle aurait dû le faire mais, aussi bien, qu’aurait-elle pu lui dire? Et alors, elle s’en va chercher l’album manuscrit qu’Hortense a laissé chez elle.

Il est sur son bureau. Elle sait qu’il est sur son bureau, au premier étage de la villa, alors elle monte le chercher. Depuis le premier jour qu’elle a appris l’assassinat d’Hortense Piqueur, elle s’est souvenu de l’album que celle-ci avait laissé chez elle, un gros cahier à spirale sur lequel elle notait au jour le jour ses expériences de botanique, ses idées, ses projets, sur les pages duquel elle faisait des croquis, elle collait des photos, parfois sans aucun rapport avec sa recherche. Hortense parlait à son propos de scrapbooking. Elle utilisait des feutres de différentes couleurs et même des pinceaux, ce qui le rendait joli à voir. C’était le journal d’expériences en plusieurs volumes, couvrant deux années de recherche, qu’elle devrait présenter au jury lors de l’examen final qui était prévu pour le printemps prochain, avec d’autres réalisations, bien sûr, sur différents supports, certaines en format numérique, et en toute confiance elle avait laissé le quatrième et dernier cahier de la série à la villa, pour que sa professeure ait le temps de le feuilleter, d’y ajouter peut-être des post-it, comme depuis deux ans elle avait fait avec les précédents volumes. Et Sibylle jusque-là ne l’avait pas ouvert. Il était resté sur une table, parmi des tonnes de livres et de papiers de toutes sortes qu’elle accumulait dans son bureau, à l’étage de la villa où se trouvent aussi sa chambre et sa salle de bain.

Qu’est-ce qui l’a retenue? Qu’est-ce qui la retient encore? 

À partir de quel moment au juste Sybille a-t-elle commencé à se demander si Hortense Piqueur n’était pas entrée en relation avec Xavier Tuchard, le savant botaniste? D’où lui en est venue l’idée? Qu’est-ce qui a fait germer ce doute dans son esprit? Elle en était à se demander pourquoi Hortense ne lui parlait pas de lui, ne lui disait rien de leurs échanges, comme si cette relation entre eux était chose certaine, comme si même elle en devinait la nature, alors que pas une fois l’étudiante n’avait fait allusion à lui, que nulle part dans sa bibliographie elle ne citait ses travaux, que tout portait à croire au contraire qu’elle ignorait son nom? Ou peut-être précisément à cause de cela.

Sibylle Antonelli n’a pas accès, bien sûr, aux courriers électroniques de son étudiante, mais, la dernière fois qu’elle est venue, celle-ci a laissé son cahier d’expériences à la villa, et il eût été normal qu’elle (Sybille) parle de ce cahier au jeune inspecteur, qu’elle monte le chercher dans son bureau pour le lui remettre, mais elle ne l’a pas fait. Et aussitôt que celui-ci est parti, elle se décide. Elle veut en avoir le cœur net.


lundi 14 octobre 2024

Meurtre sur un balcon

Ils ne sont pas bavards. Aucun des trois. Chaque soir ou presque, Quentin Lazlo sonne chez les sœurs. C'est à l’heure du thé. Elles le reçoivent dans leur salon. Viviane est psychanalyste et Edwige, sa cadette, est professeure de piano. Les trois sont de vieux tableaux. Viviane a bien connu le maître. Il a été son analyste, puis son contrôleur, et ils sont restés amis jusqu’à sa mort. Elle a été son alliée la plus intransigeante en même temps que la plus inventive, ce qui lui vaut d’être encore invitée aux congrès de l’École par les jeunes qui ont pris la relève. Les deux n’ont pas toujours habité ensemble. Viviane a toujours habité Nice. Ce qui veut dire qu’elle a beaucoup pratiqué les voyages en train, entre Nice et Paris. Surtout la nuit. Elle emporte du travail. Des articles à lire et à annoter, d’autres à écrire. Edwige s’est mariée et elle a vécu à Besançon, avec un mari géomètre. Elle a eu deux enfants, puis, quand son mari est mort, elle est venue habiter avec sa sœur.
Edwige donne quelques cours de piano, elle fait la cuisine, et à partir de cinq heures de l’après-midi, quand Quentin Lazlo leur fait ses visites, elle tricote. Toujours dans le même fauteuil. Tandis que Viviane, dans un autre fauteuil, écrit des lettres. Elle est ronde comme une vieille pomme ratatinée, elle a des cheveux crépus, elle porte des lunettes. Sans lever la tête, elle dit:
— Quentin, vous ne m’en voulez pas, je finis mon courrier.
Elle écrit à la main, à l’encre bleu-nuit, avec un gros stylo Waterman, sur des feuilles de papier jaune qu’elle tient pincées sur une tablette en bois. En grosses lettres, à cause de sa vue. Et Quentin Lazlo ne lui en veut pas. Il se dit que ses correspondants doivent être heureux de recevoir de vraies lettres, écrites à la main, sur du vrai papier, plutôt que des messages sur leurs téléphones. Ils doivent les conserver. Il aime se trouver avec elles. Il aime qu’ils n’aient pas grand-chose à se raconter. Le thé est excellent, les petits gâteaux aussi, confectionnés par Edwige, et il y a sur la table des revues qu’il peut feuilleter. Mais ce soir-là pourtant, il a une nouvelle à leur annoncer.
Il attend que Viviane en ait fini avec ses lettres, puis il dit:
— Figurez-vous que j’ai reçu, hier soir, un coup de téléphone d’un ami policier. Il voulait savoir si je connaissais la petite Hortense Piqueur.
— Hortense Piqueur? N’est-ce pas la jeune femme qu’on a trouvée assassinée sur son balcon? dit Edwige en resservant du thé avant qu’il ne refroidisse. Et que lui avez-vous répondu?
— Je lui ai dit que oui. Qu’on la rencontrait souvent dans le quartier, qu’elle paraissait charmante, mais que je ne lui ai jamais parlé, que je ne savais pas son nom, jusqu’à ce que j’aie vu sa photo et que j’aie lu cet article dans le journal.
— Tout le monde parle d’elle chez les commerçants, ajoute Edwige. On dit qu’elle était étudiante en art à la Villa Arson. Et alors?
— Alors, rien. Mon ami avait l’air ennuyé. Je ne sais pas ce qu’il avait espéré. Il m’a demandé si je serais libre à déjeuner, dans les jours qui viennent. J’ai répondu que oui, bien sûr. Et il a promis qu’il me rappellerait pour me fixer une date. Mais je me méfie de ses promesses. Dans la police, c’est quelqu’un d’important. Il est très occupé.

— Je voulais juste te demander à quoi ressemblait cette jeune femme.
C’est un matin d’octobre. Quinze jours à peine après l’assassinat. Ils prennent un café dans le jardin de l’hôtel Windsor, au pied du caoutchouc centenaire et au milieu des magnolias dont les feuillages font du lieu comme une grotte.
— À quoi elle ressemblait? Mais tu dois le savoir! Il y avait bien des photos d’elle sur son téléphone?
— Oui, quelques-unes. Pas si nombreuses. Mais toi, tu l’as vu bouger, tu l’as vue vivante. Quel souvenir tu en gardes?
Quentin hésite. Il ne s’attendait pas à ce que son ami lui pose cette question. Et, en effet, il y aurait bien quelque chose à dire, mais il ne sait pas comment le dire. Alors, il se lance:
— Diane chasseresse. Tu connais l’histoire de Diane chasseresse?
— Un peu, mais précise!
— Actéon la voit nue. Mais c’est par accident, un accident qui n’aurait pas dû se produire, parce qu’elle est chaste.
— Oui, j'entrevoyais quelque chose de ce genre. Que je voulais t’entendre dire. Mais précise encore!
— Grande, mince, un corps athlétique. Toujours en leggings et sweatshirts de couleurs sombres, avec des sneakers aux pieds. Et ce visage clair. Ces yeux gris.
— Sans maquillage.
— C’est cela. Sans aucun maquillage. Les ongles courts. Toujours comme si elle devait courir, sauter, filer entre les arbres. Une meute de chiens aboyant derrière elle.Tu es chargé de l’affaire?
— Hortense Piqueur était la fille d’Anaïs Labbé.
— La romancière?
— Elle-même. Je n’ai lu aucun de ses livres mais il semble que ce soit un auteur important.
— C’est ce qu’on dit, en effet. De gros romans, très touffus, très compliqués. Elle est souvent interviewée. J’ai cru comprendre qu’elle habite en Écosse?
— Oui, dans un village pas très loin de Glasgow. Son second mari est écossais. Et je ne sais pas si c’est son éditeur parisien qui est intervenu, ou si elle connaît personnellement le président de la république, mais le ministre m’a chargé de l’enquête.
— Un vrai crime dans les règles de l’art. Ce n’est pas tous les jours qu’on en rencontre encore. Tu devrais être content.
— Que voulais-tu que je réponde? Mais je ne vois pas où je trouverai une heure à lui consacrer. Les affaires dont je m’occupe n'ont rien de romanesque. Tu lis les journaux, tu le sais. Nous avons des victimes tous les jours. Je ne vais pas me coucher sans m’attendre à ce qu’on me réveille pour me dire qu’un incendie s’est déclaré dans la cage d’escalier d’un immeuble des Moulins. Notre quotidien, c’est le narcotrafic. Les missions de la brigade des stups, de la brigade financière et de l'antiterrorisme absorbent tous nos moyens.
— Mais tu as bien quelqu’un dans ton service qui puisse te seconder?
— J’ai un jeune lieutenant. Il vient d’arriver. Je te le présenterai. Il est sympathique, compétent, mais il découvre la ville. Je suis content d’avoir parlé avec toi. L’assassinat d’Hortense Piqueur ressemble, en effet, à un roman de détective. Un roman à couverture jaune, pas à couverture noire. Et qui lit encore les Vieilles anglaises?
— Je crains de ne pas pouvoir t’aider beaucoup, mais je te promets de me remettre à Patricia Wentworth et Agatha Christie. Et tu m’appelles quand tu veux.
— On est bien sous ces arbres. Dommage que, dans la volière, il n’y ait pas d'oiseaux. Et le bleu de la piscine sous tout ce vert. On se croirait en Inde. En moins de dix jours, il est prévu que je me rende au Maroc, aux Pays-Bas et aux États-Unis. Pendant ce temps, toi, tu pourras venir bouquiner ici. Mais il faut que je m’en aille. Je t'appelle très vite.

Le soir, Quentin raconte aux deux sœurs son entretien avec le policier. Viviane semble apprécier l’histoire et s’en amuser. Elle pose son écritoire, elle ôte ses lunettes, elle pince son nez, puis elle dit:
— Je crois que votre ami a été content de vous entendre. On ne sait pas pourquoi, on ne peut pas savoir, mais je parierais que vous avez fait mouche.
Quentin ne paraît pas très convaincu. Ou il fait semblant de ne pas l’être. Il dit:
— Je ne vois pas ce qu’il pourra tirer de mon élucubration.
— Il peut avoir l’impression de mieux connaître la victime. Respirer son parfum. Ce n’est déjà pas si mal. Mais parlez-nous encore de cette Diane chasseresse.
Quentin n’est pas dérangé par la curiosité de son amie, encore qu’elle ne soit pas une amie de longue date. Il a fallu qu’il abandonne la gestion de l’hôtel Meurice à son jeune concierge, puis qu’il quitte son appartement du Palais Longchamp pour venir s’installer ici, dans les quartiers nord. Il dit:
— Je crois que je n’y avais jamais pensé avant. Mais ensuite je me suis souvenu que, quand nous étions jeunes, les très jolies femmes étaient loin de correspondre à cette image que je garde de la victime.
— Elles ressemblaient à des vedettes de cinéma. Elles ressemblaient à Brigitte Bardot. À Claudia Cardinale dansant aux bras d’Alain Delon dans Le Guépard. Et peut-être n'étaient-elles pas au goût du jeune homme que vous étiez alors. Vous voyez qu’il y a tout de même des avantages à vieillir.
— Oui, je crois que vous avez raison. Il me semble que j’aurais été fou amoureux d’Hortense Piqueur. Je lui aurais couru après.
— Et il est probable qu’elle aurait couru plus vite que vous.



jeudi 10 octobre 2024

Où est le Mal?

La pièce où les garçons furent admis était un champ de ruines. Elle était si mal éclairée qu'Achille y était comme une ombre. Il fit asseoir ses visiteurs sur son lit tandis qu’il se tenait debout pour leur parler. D’abord, il fut question d’un jeu qui s’appelait Empty Spitfire. Il dit:
— C’est un jeu réputé le plus sombre et le plus difficile. L’univers est celui des dernières années de la guerre où les villes allemandes sont impitoyablement bombardées par l’aviation britannique. Les combats ont lieu dans le ciel. Ils opposent les Spitfire anglais aux Messerschmitt allemands. Le joueur se voit attribuer un Spitfire qu’il pilote à distance. Le but est d’échapper aux tirs des chasseurs allemands pour aller s’écraser sur l’immeuble de Berlin où se cache le Führer. De sacrifier sa vie en mettant ainsi fin à la guerre qui ravage le monde. Alors, le vainqueur obtiendra pour récompense de connaître le Secret, un secret ultime dont on devine qu’il est lié à la mort du Führer. Et donc, j’y ai joué. Je m’y suis livré comme je ne m’étais jamais livré à aucun de ces jeux diaboliques. En faisant s’écraser mon avion sur la cible désignée, j’ai remporté la partie. Et c’est alors que la Voix m’a parlé. Elle résonnait derrière l’écran de mon ordinateur. Elle m’a dit: “Tu as gagné le droit de le savoir! Les pires crimes qui sont commis aujourd’hui dans le monde, depuis la mort du Führer, le sont par la même créature qui n’est rien d’autre que la réincarnation du Führer, ou son fantôme. Celui-ci prend des apparences différentes dans tous les cas, mais au-delà des apparences, il ne s’agit jamais que d’une même entité: cette Puissance Personnelle du Mal (PPM) qu’on a jadis appelée Lucifer, ou le Prince des Ténèbres, et qui continue à présent de régner sur le monde.”

D’abord, ils ont regardé Achille, tandis que celui-ci ne les regardait pas. Il regardait au-dessus de leurs têtes, dans le noir, dans le vide. Puis, ils ont baissé les yeux et il a dit:
— J'étais sans voix. Je suis resté debout devant l’écran de mon ordinateur comme je le suis devant vous maintenant. Vous pouvez imaginer que cette révélation m’a plongé dans le plus grand effroi. À cause de l’horreur des crimes en question, ceux dont j’avais déjà eu connaissance, comme tout un chacun, au fil des ans, et ceux que je découvrais alors, dont les images s’affichaient sur l’écran de mon ordinateur et qui bombardaient mon esprit avec la plus grande violence et dans le plus grand désordre. Des images d’assassinats, de catastrophes prétendument naturelles, de strangulations, d'écartèlements, de ruptures de barrage, de raz-de-marée, de déraillements de train, de tours jumelles que percutent des avions en plein vol, de rapts, de viols, d’enfermements d’otages dans des tunnels, de tortures et de décapitations. Mais mon effroi tenait aussi à ce que je savais être seul à connaître le Secret. J’étais foudroyé par l'idée que la révélation qui m’était ainsi faite ne s’adressait qu’à moi. Je ne pouvais pas oublier que le jeu était régi par une règle donnée dès l’ouverture et répétée au démarrage de chaque session, selon laquelle le Secret ne serait livré qu’au vainqueur de la course, et à lui seul parmi les autres. Or, pour remporter la partie, j’avais investi dans la compétition toute mon habileté et toute ma force. J’avais bataillé sans relâche, nuit et jour, pour arriver le premier, et maintenant que j’avais atteint le but, que j’avais triomphé, j’étais écrasé par le poids de ce qu’aucun être humain n’aurait dû savoir, et de ce qu’aucun autre que moi ne saurait jamais.

Il s’est tu. Ils ont attendu. Ils craignaient que la moindre question, venant de leur part, ne tarisse le flot de ses aveux. Achille était décidé à tout dire, il suffisait qu’ils l’écoutent en silence, qu’ils lui laissent le temps. Il cherchait ses mots comme des oiseaux qui auraient voleté au-dessus de sa tête. Il suffisait qu’il en attrape un. Enfin il a dit:
— Comprenez-moi! La voix ne m’interdisait pas de partager le secret qui m'était livré avec d’autres personnes, mais comment aurais-je pu le faire? Qui m’aurait cru si j’avais parlé de cet auteur unique de tous les crimes les plus atroces et les plus divers, commis au même moment dans les lieux les plus éloignés de la planète? L’hypothèse de l’existence de cette entité fantomatique était tellement absurde, tellement contraire à l'expérience commune aussi bien qu’à tout ce que nous enseigne la science, qu’on m’aurait pris pour un fou. Et le pire n’était pas là encore.

Un nouveau silence. Un nouvel arrêt, puis il a dit:
— Mes tempes battaient et l’angoisse me serrait à la gorge quand j’en suis venu à douter d’avoir gagné par mes propres moyens. Fallait-il croire, en effet, que mon talent de joueur était tellement hors du commun que j’avais mérité grâce à lui cette révélation? Ou ne fallait-il pas imaginer plutôt que la victoire m’avait été accordée d’avance, parce que la révélation ne pouvait et ne devait s’adresser à nul autre que moi? Que, par un privilège dont je ne voulais pas imaginer la cause, celle-ci m’était destinée depuis toujours, je veux dire depuis ma naissance et peut-être même depuis la naissance du monde? Mais ce ne fut pas tout. Après cette dernière étape, il y en eut une autre encore, cette fois la dernière.

Georges et Olivier ont alors le sentiment de toucher au but. Ils n’osent pas bouger de crainte d’interrompre la transe. Ils savent qu’il suffit d’attendre. Achille s’est enfin assis, et il dit:
— Comme j’étais plongé dans la plus profonde angoisse, comme j’étais déjà séparé du reste des humains, la Voix s’est de nouveau adressée à moi, et elle m’a dit: “Écoute bien! Cet Ange du Mal, qui n’est pas un homme, mais plutôt un fantôme, habite pourtant dans le corps d’un humain. Et cet homme a un nom par lequel je le désigne. Je l’appelle Rodolphe. Mais à quoi peut-on reconnaître l’être néfaste qui l’habite dans le Rodolphe qui se rencontre sur la terre, que ses voisins côtoient, qui a ses habitudes dans des lieux bien réels? Par quel prodige ses semblables pourraient-ils le découvrir un jour, alors que lui-même n’a aucune idée des crimes commis par l’entité néfaste qui le hante? Car ces crimes, comprends-le, se commettent quand il dort, et Rodolphe, au réveil, ne s’en souvient pas. Voilà le fait. Rodolphe, durant le jour, est l'être le plus paisible. On ne peut l’accuser de rien. Lui-même ne peut s’accuser de rien. Mais quand il dort, alors un monstre émane de lui, s’échappe de lui pour aller commettre les crimes les plus épouvantables. Tel est son immense pouvoir en même temps que sa faiblesse. Il ne sait pas qui il est. Son enfer est d’autant plus profond que personne, jamais, ne pourra le confondre. Et pas toi davantage que les autres! Car, à quoi ressemble-t-il, veux-tu me dire? Où irez-vous le chercher? Et même ce nom de Rodolphe, par quoi je le désigne, est-il bien certain que, sur la terre, il n’en ait pas un autre?”

La fatigue maintenant s’entendait dans sa voix. Une vraie fatigue humaine, enfin marquée par quelque chose qui ressemblait à de la pitié, peut-être de la tendresse. La lumière, déjà insuffisante, semblait encore faiblir. Il fallait que son récit s’achève. Clara les attendait derrière la porte. Elle attendait le moment où elle pourrait appeler le docteur Rinaldini pour mettre fin au supplice. Et ce moment de délivrance semblait à présent à portée de main. Achille n’était plus même une ombre, il n’était plus qu’un souffle. Pour finir son récit. Il a dit:
— Et alors, bien sûr, je me suis imaginé que ce Rodolphe si terrible, que cet ange du Mal n'était autre que moi. Je me suis fait horreur. Et ainsi, je me suis trouvé prisonnier de mon secret en même temps que de ma chambre. J’ai cru que, si la voix me parlait, c'était pour me dire que Rodolphe, c'était moi. Et personne d’autre que moi, bien sûr, ne devait jamais l’apprendre, pas même ma mère, et encore moins le docteur Rinaldini. Voilà où j’en étais. Voilà dans quelle prison morale, ce matin encore, j’étais enfermé sans le moindre espoir de jamais en sortir. Voilà quel était mon tourment pareil à celui des damnés. Mais, ce midi, je ne sais pas pourquoi, j’ai pu manger un peu plus que je n’avais réussi à le faire depuis bien des jours. Et ensuite, je me suis allongé sur ce lit où vous êtes assis et, pour une fois, je me suis endormi. Et là, j’ai fait un rêve.

Achille se lève. D’un geste, il allume une petite lampe de bureau, et cette fois il regarde ses visiteurs. Il leur dit:
— Ce n’était plus la Voix qui me parlait, c’était une vision. J’ai vu Rodolphe, j’ai su que c’était lui, et qu’il n’était pas moi. Un homme grand et maigre comme je ne le suis pas, avec des épaules larges, un visage buriné, une barbe mal taillée, des yeux clairs et des cheveux noirs qui lui tombaient sur les épaules. Une manière de vagabond, le plus pauvre des hommes. Un parmi le petit nombre de ceux qui couchent dans les hangars qui sont derrière le centre commercial de Nice-Étoile, et qui attendent que des camions arrivent, souvent de fort loin à travers les frontières de l’Europe. Et alors, aussitôt que je l’ai vu, la paix du ciel est descendue sur moi. J’ai su que cet homme n’était pas un criminel. Que le Mal avait pu quelquefois traverser son esprit comme il avait pu traverser le mien, mais qu’il ne fallait pas croire à l’horrible légende que la Voix m’avait dite. Au milieu de la nuit, quand la ville dort, les énormes camions arrivent de pays lointains. Ils font des appels de phares et, parmi les hommes qui dorment au fond du hangar, il y en a au moins un qui ne dort pas. La nuque appuyée sur une couverture, une cigarette au bec, il écoute de la musique. Alors, il réveille les autres. Ensemble, ils se mettent debout, comme si un Ange les avait appelés. Ils lèvent la tête pour voir s’il pleut encore. Puis, ils se dirigent vers l’arrière des camions. Ils en ouvrent le hayon et, une à une, ils déchargent les lourdes caisses qu’ils transportent.  

mardi 8 octobre 2024

Pour qu'il accepte de dormir

Clara ne semble pas étonnée de la présence d’un second personnage qui se tient à côté de Georges, dans l’encadrement de la porte. Elle hoche la tête, elle dit: “Entrez!” et elle les précède dans un salon où ils se tiendront debout. Elle s’adresse à Georges, elle dit: “Merci d’être venu!” Elle dit aussi: “Je vous attendais. J’étais à la fenêtre. Je vous ai vus arriver tous les deux. Je vous ai reconnu.” Et elle sourit. D’un même mouvement de la tête, les deux garçons regardent la fenêtre comme si la silhouette de Clara pouvait s’y dessiner encore. Elle a un geste de la main pour toucher celle de Georges, mais elle la retire avant de l’avoir fait. Puis elle dit:
— Il faut que je vous explique. Il faut que vous compreniez avant d’aller le voir. Achille allait plus mal. Georges, vous le connaissez, vous savez comment il peut être. Mais là, son état a beaucoup empiré. Il ne pouvait plus être question qu’il se rende à son travail. Il ne se lavait plus, il ne dormait plus, il ne se nourrissait plus. Il est resté des jours et des nuits sans sortir de sa chambre, et dans sa chambre, je l’entendais gémir, pleurer, crier. C’était pour moi une torture. Plusieurs fois, j’ai appelé son psychiatre, le docteur Rinaldini, pour lui demander de l’admettre dans sa clinique. Mais Rinaldini me répondait qu’il ne pouvait pas seulement le recevoir sans son consentement, et Achille ne voulait pas en entendre parler. Il ne voulait pas le voir. Quand je le suppliais, il se bouchait les oreilles avec ses deux mains, il se repliait sur lui-même, comme si je lui avais donné un coup de poing dans le ventre, puis il me poussait vers la porte, il me chassait de sa chambre, et de nouveau je restais derrière la porte à écouter ses cris et ses paroles effrayantes.
— Vous dites qu’il parlait? Peut-être le faisait-il au téléphone?
— Je ne sais pas avec qui il parlait, je n’entendais que sa voix, et les paroles qu’il disait n’avait aucun sens. C’étaient des paroles de peur et de désespoir, comme s’il avait été aux prises avec un adversaire plus fort que lui, comme s’il lui fallait répondre à des menaces. C’était pour moi terrible à entendre. Je ne pouvais pas l’aider. Je ne sais pas combien de jours et de nuits cet enfer a duré. Moi non plus, je ne suis plus retournée à mon travail. Je n’osais pas sortir. Et puis, aujourd’hui, en fin d’après-midi, pour la première fois, il m’a appelée. Il m’a fait asseoir sur son lit et il m’a dit qu’il avait pris une décision. Qu’il voulait parler avec vous. Il était incapable de s’asseoir, il se tenait debout devant moi, les bras croisés, serrés sur sa poitrine, le regard absent. Il regardait ailleurs, toujours ce même regard ailleurs qui me tord le ventre, mais il paraissait plus calme. Soudain la tempête était passée. C'était comme si le combat avec l’adversaire qui le poursuivait depuis des jours était maintenant fini. Mais il était à bout de force. Il a tellement maigri, il a des yeux épouvantés. Je le reconnaissais à peine. Vous le reconnaîtrez à peine, mon pauvre enfant, sorti de ce combat. Et j’ai d’abord hésité, je ne voulais pas vous déranger. Mais j’ai appelé Rinaldini, une fois encore, et celui-ci m’a répondu que c’était peut-être notre dernière chance. Et il m’a donné son numéro de portable, il m’a dit que je pouvais l’appeler à n’importe quel moment, même la nuit. Il m’a dit qu’il enverrait chercher Achille aussitôt que celui-ci aurait donné son accord. Après, bien sûr, s’il refusait toujours, s’il se montrait violent à mon égard, ou s’il se mettait lui-même en danger, il pourrait être question d’une hospitalisation d’office, mais il ne voulait pas en arriver là, il voulait l’éviter à tout prix. Et moi aussi, je veux l’éviter. La clinique du docteur Rinaldini, ce n’est pas l’hôpital psychiatrique, vous comprenez, c’est un endroit agréable, avec un grand jardin et de grands arbres. Je l’ai visité. Je l’ai dit à Achille. Il y a des oiseaux dans le jardin et des écureuils qui grimpent aux arbres. Et je n’ai aucune idée de ce qu’il pourra vous dire, de ce que vous aurez à entendre. Mais maintenant, c’est vous. Il ne reste que vous pour prêter l’oreille à son récit et pour essayer peut-être de le convaincre. Pour faire en sorte qu’il accepte de se laisser emmener, et qu’il accepte de se reposer, le temps qu’il faudra. S’il vous plaît. Il en a tellement besoin. Plus tard, nous pourrons imaginer d’autres choses, mais d’abord, il faut qu’il accepte de dormir.

samedi 5 octobre 2024

Un geek et sa mère

Comme ils quittent la rue Ségurane pour aller à La Barque rouge, Georges reçoit sur son portable un message qui dit: “Achille ne va pas bien. Il demande à vous voir. Si vous pouviez venir tout de suite, ce serait bien. Clara.” Il le montre à Olivier.
— Qui est Clara? demande Olivier.
— C’est la mère d’Achille. Elle a écrit ce message sur le téléphone d’Achille.
— Et qui est Achille?
Georges explique qu’il a rencontré ce garçon deux ans auparavant, à l’occasion d’un tournoi de jeux vidéo qui se tenait à Épinal.
— C'était à une époque où je m'intéressais aux jeux vidéo. Nicolas venait d’ouvrir sa boutique. Comme nous étions amis, je l'aidais à aménager le lieu. Pour me payer, il m’a offert une PlayStation. Sur son conseil, je me suis inscrit pour la première fois à ce qu’on appelait encore une LAN party, et comme une liste des participants avait circulé, où il apparaissait que nous étions deux, Achille et moi, à venir de Nice, nous avons pris contact et nous sommes convenus de partager une chambre d'hôtel. Le soir, dans notre chambre, nous avons bavardé. Achille était un véritable expert: il connaissait toutes les machines, les noms de leurs inventeurs, des scénaristes, des designers, il pouvait égrener les particularités des différentes versions de chaque jeu, et surtout il avait une connaissance incroyable de leurs univers. Et aussitôt que nous nous sommes connus, il s’est mis dans l'idée de me faire partager sa passion. De mon côté, j'étais curieux de ce qu’il pouvait savoir. C'était comme s’il avait vécu et qu'il continuait de vivre des vies hors de la sienne. Comme s’il ne cessait de voyager dans d’autres mondes. Mais assez vite aussi, j’ai été pris de vertige, je me suis imaginé qu’il pourrait un jour ne plus revenir, et son enthousiasme m’a fait regarder les explorations auxquelles il se livrait avec plus de distance.
— Et ensuite, tu l’as revu?
— Deux ou trois fois, à la boutique de Nicolas, dans des cafés, après qu’il m’ait beaucoup écrit pour me signaler ses découvertes, pour me faire part de ses scores aux niveaux étourdissants où l’entrainaient ces jeux. Et chaque fois, il paraissait déçu que je n’aie pas suivi ses recommandations, mais chaque fois aussi il repartait dans ses récits, dans ses évocations, avec le même désir et la même certitude qu’il finirait par me convaincre. Jusqu'à la dernière fois, il y a peut-être six mois, où il m’a emmené chez lui.
— Et là, tu as pris peur.
— Lorsque j’ai vu sa chambre, j’ai compris qu’il était en détresse.
— Sa mère était là aussi?
— Oui, et d’abord elle a paru heureuse que son fils amène un camarade. J’ai compris qu’Achille ne sortait plus de sa chambre que pour acheter des confiseries et des médicaments, et cette chambre était dans un état de désordre et de saleté à vous soulever le cœur. Je n’y suis pas resté longtemps avant qu’Achille ne se remette à jouer sur son ordinateur, sans plus me voir. Clara m'attendait derrière la porte, et elle a profité du moment où nous étions seuls pour me dire combien elle était inquiète. Depuis des semaines, il lui interdisait de faire le ménage dans son antre, il ne se montrait pas pour les repas qu’elle devait lui apporter sur un plateau et qu’il touchait à peine, il passait ses nuits à jouer, il ne se lavait plus, il écrivait sur ses murs et il ne voyait personne.
— Elle t’a parlé longtemps?
— À te voir, on croirait un enfant de cœur, mais c’est vrai que tu as lu des romans…
— Et que j’ai vu des films.
— Disons qu’elle m’a retenu à dîner dans sa cuisine. Que je me suis attardé.
— Disons cela.
— Et cet Achille est étudiant?
— Non, il occupe un emploi subalterne au conseil général. Mais il y avait des semaines déjà qu’il n'était plus retourné à son bureau. Il voit de loin en loin un psychiatre qui l’enjoint à accepter une cure de sommeil, et comme Achille refuse, il signe pour lui des arrêts de maladie. 
  1. Un vendredi de Juin
  2. Nouages
  3. Chez la nurse
  4. Souvenirs de plage
  5. Rue Ségurane
  6. Un geek et sa mère
  7. Pour qu'il accepte de dormir
  8. Où est le Mal?

jeudi 3 octobre 2024

Rue Ségurane

Les deux garçons traversent la place Masséna et parviennent ainsi sur le quai des États-Unis. Il ne leur reste plus alors qu'à gravir le promontoire de Rauba Capeu pour aller jusqu’au port, avec la mer en contrebas qu’ils ne voient pas, dont la profondeur se noie dans la nuit, mais qu’ils entendent et dont la voix, tendre et violente, ressemble à celle du jeune homme trop gros qui chantait debout, une guitare pendue au cou, les jambes écartées, en balançant les hanches, parfois dans des églises, parfois dans des cours d'écoles, plus souvent devant des silos à grains, pour des ouvriers agricoles vêtus de salopettes et pour des trimardeurs tout juste descendus du train, à l’heure où les nuées des tempêtes s'accumulent dans le ciel, à l'horizon des plaines où déjà le vent froisse les feuilles sèches des champs de maïs, quelque part en Louisiane ou peut-être plus au nord, à Memphis, Tennessee.

Puis ils arrivent au bas de la rue Ségurane et le port s'ouvre devant eux. Tout au bout du môle, le phare clignote dans une brume légère. Derrière la longue barre de béton, des yachts s’alignent et balancent au vent leurs lanternes chinoises. On voit aussi, dans un angle oublié, un lourd cargo qui a été mis à l'écart des autres, sans doute à cause d’une terrible maladie qu’il pourrait transporter dans ses cales. Il est venu de loin, au prix de quels périls, et maintenant il gît là, habité par les rats, tandis que sur le quai désert, entre des piles de containers, deux grues dressent leurs silhouettes lugubres comme des gibets.

Georges consulte alors sa montre. Et comme il remarque que l’heure n’avance pas, il propose à son compagnon de faire encore une visite à Victorine.
— À Victorine? s’ėtonne Olivier. Elle n’est donc pas chez vous?
— Non, elle est ici, dans cette rue, chez une amie.
— Une amie de la faculté? Peut-être alors qu’elles travaillent leurs cours?
— Non, elle est chez Sara. Elles sont amies depuis toujours, et Sara est étudiante en art, elle fait de la peinture et elle lui a demandé de poser pour elle.
— Mais nous allons les déranger? Qu’est-ce qu’elles vont dire?
— Victorine est curieuse de savoir comment je trouve le portrait. Et elle sait que tu es avec moi. Elle a dit que ce serait une bonne occasion enfin de te connaître.

Et la rencontre a lieu dans une soupente qui sert à Sara à la fois de chambre et d’atelier.

C’est Sara qui leur ouvre la porte, un pinceau à la main. Elle ne semble pas surprise de les voir, elle dit seulement “Vous voilà!” et elle les précède dans la pièce principale où Victorine les accueille avec un grand sourire. Ils pénètrent ainsi dans une pénombre épaisse et douce, juteuse comme du raisin noir, dans laquelle deux lampadaires dessinent des halos de clarté.

Sara est vêtue d’un short trop large et d’une chemise dans les tons gris, tandis que Victorine porte une tunique finement rayée de bleu clair et blanc, qui flotte sur ses jambes nues et bronzées, comme au sortir d’une cabine de plage. Un lampadaire éclaire le chevalet avec la toile tendue sur son châssis et devant lui un tabouret. Le second éclaire un tapis sur lequel le modèle a posé. Sur le tableau dont les garçons s’approchent, le modèle est assis sur le tapis, une jambe pliée sous l’autre, une main au menton, et il ne porte aucun vêtement, si bien qu’Olivier s’en détourne aussitôt qu’il le voit, tandis que Georges au contraire s’y attarde. Sara vient près de lui, elle regarde elle aussi son œuvre, et elle dit: “Ça te plaît?“ et Georges lui répond que oui, bien sûr, c’est très beau.

Puis ils sont assis tous les quatre sur le sol et ils boivent du thé à la menthe en mangeant des loukoums, le tout servi sur un plateau en cuivre et dans de petits verres venus du Maroc. Et Victorine dit: “À nous voir, on dirait Le Déjeuner sur l’herbe”. À quoi, Sara répond: “Pour cela, il faudrait que tu retires ta liquette, ma belle!
— Pourquoi moi?
— Parce que tu t’appelles Victorine et que c’est toi le modèle.”
Puis Victorine s’adresse au plus jeune et elle dit: “Georges m’a dit que tu joues du violon.” Et Olivier a du mal à la regarder en face mais, les yeux baissés, il lui répond: “J’ai arrêté le conservatoire. Je crois que je ne veux plus jouer du violon.” Et Victorine devait être déjà au courant du fait, car aussitôt elle lui répond: “Ne dis pas cela. Je suis sûre que tu en joueras encore, ailleurs, autrement.” Et Olivier, toujours les yeux baissés: “Des fois je me dis que j’aurais dû apprendre la clarinette. Je me vois tellement mieux jouer de la clarinette!
— Je te vois bien aussi, lui répond Victorine. Eh bien, achète une clarinette. Et joue pour toi, d’abord, sans professeur. Puisque tu as la chance de connaître la musique.”
Sur quoi, elle se tourne vers Georges et elle dit: “Et maintenant, si j’ai bien compris, tu l’emmènes à La Barque rouge?” Et Georges lui répond: “Olivier s'intéresse à toutes sortes de musiques. Je le verrais bien devenir compositeur de musiques de films. Il a une culture incroyable. Il en sait plus que moi.”
Et Victorine s’adresse alors à Sara et elle dit: “Tu connais cet endroit? C’est une boîte de nuit, tout au bout des quais. Georges n’a jamais voulu m’y emmener. Je ne sais pas ce qui s’y passe. Je ne veux pas l’imaginer.” Puis de nouveau à Georges: “Redis-moi comment s’appelle la chanteuse.” Mais ce n’est pas lui qui lui répond. C’est Sara qui conclut: “Allons, assez discuté. Ici, nous n’avons pas fini. Partez, les garçons!”

lundi 30 septembre 2024

Souvenirs de plage

Ils ont dîné d’un bol de nouilles et d’un bouteille de bière, juchés sur des tabourets, au comptoir d’un restaurant japonais, rue Biscarra. Puis ils ont repris leur marche en direction du port. Et comme ils traversaient le boulevard Dubouchage plongé dans une obscurité presque complète, Georges a dit:
— J’adore l'été. Quand j'étais enfant et que c'était l'été, il y avait les dimanches que nous passions à la plage. Nous partions à plusieurs voitures, avec des oncles, des cousins, des amis. Nos parents n’étaient pas de très forts organisateurs. Ces parties de plage étaient décidées la veille, à la va-vite, au téléphone. Mais le téléphone était raccroché sans qu’on ait dit où nous irions. Il était convenu que nous nous retrouverions, le matin, à l'entrée de l’autoroute. Je me souviens de rendez-vous qui avaient lieu tout au haut du boulevard Gorbella. À l’heure dite, nos voitures venaient se ranger l’une derrière l’autre sur le bord du trottoir. Nous autres enfants devions rester à l’intérieur, pour ne pas risquer de nous faire écraser, tandis que nos parents quittaient la voiture pour se retrouver et décider ensemble. Ils en profitaient pour acheter, tout près de là, le poulet rôti, la mayonnaise et les parts de pissaladière qui manquaient encore, puis ils revenaient à la voiture et nous partions. Parfois nous n’allions pas plus loin que le cap Ferrat, mais le plus souvent nous filions jusqu’aux plages de la Riviera italienne, ou tout à fait à l’opposé, du côté de l’Esterel. Nos quatre ou cinq voitures formaient un convoi, et de l’une à l’autre, nous nous adressions des grimaces et des signes de la main, derrière les vitres. C’étaient nos pères qui conduisaient et nos mères ôtaient leurs sandales pour poser leurs pieds nus sur le tableau de bord. Et nous, derrière eux, nous reprenions les chansons qu’ils faisaient jouer sur le radio-cassette. Nous chantions avec eux Voyage, voyage, en nous embrouillant dans les paroles. Je me souviens d’une plage de sable, qui était au fond d’une crique, au pied des rochers rouges, et d’un pont romain, ou d’un viaduc qui franchissait une vallée au-dessus de la plage. C’était la plage d'Anthéor, près de Saint-Raphaël. Je l’ai cherchée sur la carte. Pourquoi est-ce que je me souviens de celle-ci plutôt que d’une autre? Les journées que nous passions alors étaient les plus agréables, encore que nous les vivions dans une sorte de vertige, parce que nous avions le sentiment que nos parents nous oubliaient un peu. C’était comme si, par un jour de grand soleil, nous avions survolé le Grand Canyon du Colorado à bord d’un hélicoptère dont le pilote s’était endormi. Sur les plages où nous allions, nous étions livrés à nous-mêmes. Nous nagions, nous jouions dans le sable, nous marchions sur les rochers en tâchant de ne pas tomber et de ne pas nous écorcher la plante des pieds, nous ramassions des coquillages, et nous aussi, nous finissions par les oublier. Et le soir, au retour, nous étions épuisés, nous avions pris des coups de soleil sur le nez, sur les épaules, sur les genoux, nous n’étions pas loin de nous endormir, nous nous endormions par moments, mais d’un sommeil troublé, avec le sentiment que nous avions manqué quelque chose, qu’un événement s’était produit, une dispute peut-être entre nos parents, ou peut-être pas une dispute, à un moment ou un autre de cette journée, qui pouvait n’être pas sans conséquence. Nous pensions que nous n’avions pas été assez vigilants, que nous aurions dû ne pas les quitter des yeux. Qu'en dehors de notre surveillance, ils étaient capables de tout.
Georges se tait. Il a tout dit. Et, dans la même obscurité, c’est Olivier qui reprend:
— J’ai un souvenir qui ressemble à cela, mais c’est le souvenir d’une seule journée. Et cette journée, j’ai eu beau interroger mes parents, je n’ai jamais réussi à la situer parmi nos souvenirs de vacances, si bien que je pense plutôt que je l’ai rêvée.
— Raconte quand même.
— Voilà. La scène se passe à l’embouchure d’un fleuve côtier. Ici, il n’y a pas de rochers, seulement du sable, de l’eau et des roseaux. La mer est plus loin, on ne la voit pas, ou on la voit à peine comme un trait de lumière sur l’horizon. Le fleuve se divise en plusieurs ruisseaux qui courent et qui s’enlisent dans le sable, et sur les bancs de sable il y a les roseaux où nos parents se cachent en petits groupes séparés. Comme dans ton souvenir, il ne s’agit pas d’une seule famille mais de plusieurs, de parents et d’amis qui d’abord se sont baignés dans la mer et qui maintenant se sont dispersés sur ces bancs de sable, pour déjeuner puis pour faire la sieste au milieu des roseaux. Et les membres d'une même famille ne sont pas restés ensemble. Certains au moins se sont dispersés au hasard d’autres groupes. Et nous autres enfants jouons à les surprendre et à les attaquer comme des Sioux. Nous pataugeons dans les roseaux, courbés en deux, nous nous hissons sur les bancs de sable, puis nous écartons les roseaux et nous surgissons soudain avec des cris, et eux crient aussi. Ils disent: “Nous sommes attaqués! Au secours! Qui sont ces méchants bandits?”, et ils nous chassent. Bon, et bien sûr nos corps sont brûlés par le soleil, il y a le sel qui nous gratte et des oiseaux de mer qui s’envolent en battant des ailes au-dessus des roseaux.
— C’est très beau, mais dans ton souvenir il n’y a pas de vertige.
— Non, il y a au contraire un bonheur parfait, que je n’ai jamais connu ailleurs, dans aucun autre souvenir ni dans aucun autre rêve.

samedi 28 septembre 2024

Chez la nurse

Georges lui a donné rendez-vous devant les grilles du jardin Alsace-Lorraine. Il a eu le temps d’aller poser son violon chez lui, et maintenant il attend sur le boulevard Victor Hugo. Il ne sait pas pourquoi Georges lui a donné rendez-vous dans cet endroit plutôt qu’au port où est La Barque rouge, quelque part sur le quai Lunel, d’après ce qu’il a dit, et la soirée est claire et douce comme si le jour ne devait pas finir.

Il est content d’avoir trouvé cette occasion de sortir. Il ne se voyait pas rester chez lui, dans l’appartement désert, près du violon qui dormait dans sa boîte, à regarder la télévision en mangeant l'assiette de gratin de pâtes avec des chipolatas que sa mère a laissée pour qu'il n'ait plus qu'à la réchauffer. Des enfants jouent encore sous les grands arbres. Les allées dessinent des courbes compliquées. Le ciel est bleu et rose avec des traînées de gris. Il y a des balancements de palmes, des froissements de buissons. Il se souvient de l'époque où lui aussi jouait dans des jardins, jusqu'à l’heure tardive où le gardien parcourait les allées en faisant entendre son sifflet pour annoncer qu’il ne tarderait pas à en fermer les grilles. Il portait de longues clés accrochées à sa ceinture. Avec ses camarades, ils jouaient au ballon et, quand la nuit venait, ils étaient essoufflés, trempés de sueur et ils ne voyaient plus leurs mains. 

Il entend les voix des enfants qui refusent de partir. Il ne s’impatiente pas. Il ne comprend pas qu’il y ait si peu de circulation sur le boulevard Victor Hugo, que les passants soient si rares et si vite disparus. Il pourrait attendre longtemps encore sans s’impatienter, jusqu’à ce que la nuit l’efface à son tour. Jusqu’à ce qu’il s’en aille tout seul chercher La Barque rouge, là où elle est, au bout du quai. Puis Georges arrive, sans qu’il l’ait vu venir, et il lui dit:
— Tu sais, la chanteuse ne se produit pas avant onze heures. Nous ne sommes pas pressés. Et je dois d'abord faire une visite à ma nurse qui habite tout près d’ici.
— Ta nurse?
— Oui, enfin, elle a été ma nurse, et c’est maintenant celle de mon petit frère et de ma petite sœur.
Olivier est étonné. Il n’est pas sûr de comprendre. Il hésite puis il dit:
— Je ne savais pas que tu avais un frère et une sœur. Quel âge ont-ils?
— Oh, ils sont petits. Quand mes parents ont divorcé, j'avais dix-sept ans, je n’étais plus un gamin. Ma mère s’est remariée et elle a eu d'autres enfants. Cela ne t’ennuie pas de venir avec moi? Je n’en ai pas pour longtemps. Elle habite rue Kosma. C’est juste là derrière.
Et donc ils s'y rendent ensemble, d'un pas tranquille.

Dans une rue écartée des commerces, derrière le square dont les grilles sont maintenant fermées. Un alignement d’immeubles de quatre étages, précédés de jardins. Dans l’étroitesse de celui-ci, les trois minces rejets d’un bananier poussent dans le même geste, mêlés au feuillage d’un magnolia, et ils forment ainsi un seul bouquet d’une profusion envahissante. Avec la nuit qui tombe, on s’attendrait à y voir battre des ailes et crier des oiseaux aux becs crochus et aux plumes colorées.

Cécile habite au deuxième étage. Georges doit dire son nom derrière la porte pour qu’elle leur ouvre. Elle leur tourne le dos. Elle est lourde, elle se déplace avec difficulté. Vêtue d’une robe de chambre et des pantoufles aux pieds, elle les précède à la cuisine. Là aussitôt elle retourne s’asseoir dans un fauteuil, devant la table couverte d’une toile cirée où elle était en train de dîner d’un bol de café au lait et de tartines. Une miche de pain, le couteau, le bol, le sucrier, le beurrier, la cafetière italienne à portée de la main, ainsi qu’un poste de radio qu’elle éteint. 
— Trouvez-vous une chaise, dit-elle sans les regarder.
— C’est inutile, répond Georges. Nous ne restons pas longtemps. Nous ne voulons pas te déranger.
— Tu ne me déranges pas. Mais je me demande ce que tu viens faire ici, avec ton camarade, à pareille heure? Tu n’as pas mieux à faire?
— Maman m’a demandé de t’apporter ceci.
Georges pose une enveloppe sur la table. La vieille femme jette un coup d’œil rapide dans sa direction, puis elle s’en détourne sans la toucher et sans demander d’explication.

Les deux garçons restent debout devant la table ronde qui prend beaucoup de place. Les chaises sont encombrées de linges, de peluches, de biberons, de jouets. Ils ne voient pas où ils pourraient s’asseoir, et leurs regards sont attirés par les photos qui ornent les murs et qui montrent la nurse à différents âges de sa vie. Sur toutes, elle sourit à l’objectif en compagnie de bébés qu’elle tient dans ses bras, et qui ont dû devenir depuis lors de toutes autres personnes qu’elle aurait bien du mal à reconnaître dans la rue. Olivier cherche des yeux l’entrée d’un couloir qui devrait conduire à la pièce où elle garde les enfants. Sur la table, il y a aussi une boîte en métal peint. La vieille femme l’ouvre d’une main et elle y pioche un croquant aux amandes.
— Servez-vous!” dit-elle en portant le biscuit à sa bouche et en cherchant dans sa bouche les dents qui pourront le croquer. Et les garçons s’exécutent. Puis, se tournant vers Georges, elle ajoute: “Tu diras à ta mère que je la remercie mais que ce n’était pas pressé.” Et comme Georges se contente de sourire, elle le regarde avec plus d’insistance et elle dit: “Elle va bien, dis-moi? Elle n’est pas malade?”
Alors, Georges répond:
— Non, Cécile. Mais maintenant, ce n’est plus pareil, tu comprends? Elle cherche du travail. Elle a des rendez-vous.
— Oui, je sais. Tu lui diras qu’il ne faut pas qu'elle s’inquiète. Ce n'était pas nécessaire qu’elle t’envoie. Cela pouvait attendre.
Mais cette fois, Georges ne sourit plus. Une idée lui a traversé l’esprit, qui le préoccupe. Il dit:
— Ce soir, qui est-ce qui est venu chercher les enfants?
— C’est son amie Chantal.
Et aussitôt, Georges paraît rassuré. Il dit:
— Ah, c’est bien. Elle est gentille, Chantal. Elle a de la patience. Elle leur raconte des histoires. Peut-être qu’ils dormiront chez elle.

Olivier écoute en se demandant qui au juste dormira chez Chantal. Il devine que Georges et la vieille dame parleraient plus librement s’il n’était pas ici. Mais enfin, c’est Georges qui a voulu qu’il vienne. Et tant qu’à être témoin de la scène, il voudrait la comprendre mieux. En s’adressant à son camarade, il dit alors:
— Quand tes parents se sont séparés, tu as habité avec ta mère?
— J’ai toujours habité chez les deux. J’avais une chambre chez ma mère et une autre chez mon père. Et maintenant que j’habite avec Victorine, ça m’en fait trois.
Il y a un silence. Olivier ne veut pas poser davantage de questions, mais Georges n’a pas tout dit. Il prend son temps, puis il ajoute:
— Quand mes parents ont divorcé, ma mère était enceinte de Vincent, qui était l’enfant de son nouveau mari. J’ai continué à beaucoup la voir, ainsi que Vincent et ensuite Clotilde quand elle est née. Même quand je dormais chez mon père, je venais chercher les enfants chez elle, le matin, pour les amener ici. Et même encore maintenant, avant d’aller à mon travail. 

Cécile ne commente pas mais elle sourit. Elle n’a pas l’air fâchée que Georges ait fait cet aveu. Un aveu, c’est une façon toujours de se simplifier la vie. Puis elle s’adresse à Olivier. Elle dit:
— Et vous Monsieur, vous avez eu une nurse quand vous étiez petit?
— Non, c’est ma mère qui m’a gardé. Elle a recommencé à travailler avec mon père quand je suis rentré à l'école. Ils travaillent encore ensemble, au magasin. Ils ne tarderont pas à prendre leur retraite. Mais je me dis qu’avec tous ces enfants, vous avez eu une vie bien remplie.
— C’est vrai, et je les aimais beaucoup quand j'étais jeune. Mais maintenant, voyez-vous, je suis fatiguée. Il faut souvent que je me retienne de crier après eux ou de leur donner une tape sur les fesses. Et vous voyez dans quel état ils mettent la maison. Heureusement qu’il y a le jardin qui est à ma porte, où j’ai mes habitudes, sinon je ne pourrais pas. Je deviendrais folle.
— C’est l’été qui vient. Peut-être allez-vous prendre des vacances?
— Oh, j'ai une sœur qui habite en Bourgogne, au bord du canal, avec un joli jardin. Elle m'attend, et je crois que j’aurais tout arrêté, que je serais partie déjà s’il n’y avait pas les deux petits d’Ariane. (Puis, se tournant vers Georges.) Je croyais que ta mère aurait une vie tranquille, qu’elle serait heureuse avec cet homme. Elle l’avait tellement voulu. Et voilà que maintenant…

Dans l’air de cette cuisine, aux odeurs d’orange et de café s’ajoutent celles de lait suri, de couches malpropres et de litières de chats. La fenêtre est ouverte sur la rue, mais l’air de la nuit est trop immobile pour apporter aucune fraîcheur. Georges n’a pas fini la phrase commencée par la nurse. Il ne veut pas le faire, alors il invente de dire:
— Toi, Cécile, tu as été plus sage. Tu ne t’es jamais mariée…
— Et je n’ai pas eu d’enfant.
— Tu as eu les enfants des autres, et puis des chats…
— Les chats, il faut que je les enferme pour qu’ils ne griffent pas les enfants. Mais parfois ce sont eux, les enfants, qui vont les chercher. Je tourne le dos et ils ouvrent la porte.
— Mais enfin, Cécile, ils sont petits. Comment font-ils pour ouvrir la porte?
— Je ne sais pas comment ils font. Mais assez dire des sottises. Vous avez autre chose à faire, à cette heure, jeunes et beaux comme vous êtes, que de parler avec moi.

jeudi 26 septembre 2024

Inventer enfin

La vieillesse est un moment bien choisi pour se raconter des histoires. Je veux dire, pour inventer des histoires qui seront destinées d’abord, et peut-être seulement, à son propre usage, à son propre amusement, ou même, pourquoi pas, à une forme de délectation morose. Et ces histoires, on les inventera bien sûr à partir de sa propre expérience.

La vieillesse est un moment, en effet, où on a beaucoup vécu en même temps qu’en général on ne vit plus grand-chose; où on a connu toutes sortes de gens, “des prétendus coiffeurs, des soi-disant notaires“ (G. Brassens), tandis qu’à présent on ne voit plus grand monde; où souvent même on se retrouve seul et où on est délivré de presque toute obligation; où on n’a plus qu’à s’occuper de soi, de la santé de son corps et celle de son esprit. Et où, surtout peut-être, on ne doit plus rien à personne, pas même la vérité d’un quelconque témoignage.

Alors, pourquoi se priver de le faire?

J’imagine que l’invention d’histoires doit occuper une place importante dans la vie des malades et des prisonniers. Je me suis toujours demandé si les prisonniers des camps de la Shoah s’inventaient des histoires; je crois que la réponse est oui. Et Jean-Paul Kauffmann, pendant les trois années où il fut prisonnier au Liban, s’inventait-il des histoires au fond de sa geôle? Je voudrais lui poser la question.

Quant à la nature de ces histoires, il me semble qu’elles présentent deux caractères apparemment contradictoires mais qui sont en réalité complémentaires.

Si l’on veut pleinement profiter de l’immense liberté que la vie nous accorde enfin, on les inventera à partir du matériel dont on dispose, c’est-à-dire de ses propres souvenirs, sans se soucier de faire d'importantes recherches qui alourdiraient le propos et brideraient l'imagination.

Convainquons-nous que la question de l'exactitude n'est plus de mise.

J’adore l’idée de faire avec ce qu’on a, de pratiquer en cela une forme d’art que je qualifierais de minimaliste. Mais j’adore aussi l’idée de transformer, d’agencer, de déplacer, de coller, d’ajouter, de retrancher, comme nous avons l’habitude de voir que font nos rêves. Car autant admettre une fois pour toutes que la réalité des faits n’est pas le tout de l’expérience, et que, par conséquent, en rendant compte de la réalité des faits, on ne fait encore que se mettre à couvert. On se donne prétexte à ne pas dire ce qui compte vraiment.

J’y pensais voici peu en relisant Dix heures et demie du soir en été, de Marguerite Duras. Je me disais que ce récit rend compte sans doute d’une expérience vécue par l'auteure, qu’il se situe sans doute au plus près de cette expérience, en même temps que, très probablement aussi, il procède d’une géniale invention. Celle de Rodrigo Paestra, qui aurait tué sa jeune épouse de dix-neuf ans ainsi que son amant. Dans une nuit espagnole essuyée par des tonnes de pluie, le personnage se réduit à une ombre cachée sur les toits. Toute la police le recherche, tandis que la narratrice, ivre de manzanillas, veut l’aider à s’enfuir.

Et je me disais aussi que cette invention, loin de travestir la vérité, permet à son auteure de rendre compte d’une expérience vécue qui, sans elle, n’aurait pas pu se dire, en même temps qu’elle fait ressembler cette œuvre à petit un roman populaire, accessible à tous, sombre à ravir, proche de ce qu’on trouve dans les mêmes années chez David Goodis ou William Irish.



mercredi 25 septembre 2024

Nouages

Georges n’est plus un enfant. Il a une petite amie avec laquelle il vit en couple et il a abandonné ses études pour travailler chez un marchand de disques. Olivier l’a rencontré dans un club de jeux vidéos où il venait pour la première fois. Ses camarades de lycée avaient tous la passion de ces jeux tandis qu’Olivier les regardait de loin. Il faut dire qu’il n’avait pas beaucoup de temps à leur consacrer, à cause du violon et de ses entraînements à la piscine. Quand il a poussé la porte du club, il avait en tête qu’il abandonnerait bientôt l’étude du violon et il se disait que sa vie risquerait alors de lui paraître vide. Depuis l’âge de six ans, pour ceux qui le connaissaient, il avait toujours été l’apprenti violoniste. L’étude du violon lui était une excuse pour être par ailleurs un élève médiocre ainsi qu’un jeune homme timide. Et à présent, il avait plutôt envie de devenir un garçon comme les autres.

Il venait pour qu’on le conseille, qu’on lui explique. Mais celui qui paraissait l’animateur du club se trouvait alors en grande discussion avec un groupe de joueurs qui parlaient avec lui un langage visiblement appris sur une autre planète. Il se tenait à l’écart, il les regardait de loin, il ne voulait pas les interrompre et paraître stupide. Et comme la discussion n’en finissait pas, il serait sans doute reparti bredouille si Georges ne l’avait pas abordé.

Georges rangeait des étagères de bandes dessinées. On aurait pu le prendre pour un employé du club mais il était juste un ami de l’animateur et, dès les premiers mots échangés, Olivier s’est senti en confiance. Il lui a dit son ignorance de l’univers de ces jeux et son désir d’être initié, et Georges lui a répondu qu’il n’y avait rien de plus facile. Pourtant la conversation a vite dévié. Ils se sont mis à parler de romans de science-fiction, et au fil de la conversation il est apparu qu’Olivier en avait lu beaucoup, qu’il avait une mémoire infaillible. Il était capable de dire dans quel chapitre de Dune tel héros apparaissait pour la première fois, et quand il était tué dans une bataille contre les Harkonnens. Et avec ses cheveux blonds et ses yeux égarés, il aurait pu passer pour un jeune prodige. Georges lui a même demandé s’il jouait aux échecs. Et c’est ainsi qu’ils sont devenus amis.

Georges, lui non plus, ne s'intéressait pas beaucoup aux jeux vidéos. Outre les romans de Philip K. Dick, son domaine de compétence c'était la musique.
— Quels genres de musiques?
— Oh, un peu tous les genres. Je suis disquaire chez Harmonia Mundi. Tu connais le magasin?
Olivier n’y était jamais entré et il ne voulait surtout pas lui parler du violon.
Il est allé le retrouver quelquefois dans sa boutique. Il y allait le soir, en sortant du lycée, à l’heure où il aurait dû travailler son violon. À cette époque, le disquaire écoutait surtout de l'électro et des musiques de films. Il lui a fait écouter une musique de Vangelis et Olivier a tout de suite reconnu que c'était celle de Blade Runner. Georges lui a parlé aussi de sa copine. Elle s’appelait Victorine et elle était étudiante en philosophie.
— Il faudra que tu la connaisses. Il faudra qu'un soir, tu viennes dîner chez nous. C’est moi qui fait la cuisine. Tu aimes les pâtes?
Olivier n’avait jamais répondu à cette invitation. Il n’en avait pas trouvé l’occasion. Il n’en avait pas trouvé le prétexte auprès de ses parents. Mais Georges lui avait parlé aussi d’une boîte de nuit où on pouvait écouter une chanteuse géniale. C'était La Barque rouge, elle se trouvait sur le port.
— Avec moi, le patron te laissera entrer.
Et c’est ainsi qu’un jour, Olivier lui a rappelé sa promesse et qu’ils ont pris rendez-vous. 

mardi 24 septembre 2024

Georges Forestier et la fabrique des œuvres

J'ai eu la chance de fréquenter Georges Forestier quand nous étions très jeunes. Ce devait être en 1967-69. Nous découvrions ensemble les chansons de Bob Dylan. Je l'ai retrouvé bien plus tard à Paris, quand Baptiste était élève de classe préparatoire au lycée Louis-Legrand. Nous avons déjeuné tous les trois, un jour d'hiver, au jardin du Luxembourg. Georges était alors devenu un personnage important du milieu universitaire, spécialiste incontesté du théâtre classique. Mes amis Michel Roland-Guill et Denis Castellas l'ont fréquenté eux aussi, à d'autres moments. Nous avons été stupéfaits d'apprendre son décès en avril dernier. Nous étions tous les quatre de la même année: 1951. Michel a eu l'idée de consulter bientôt après sa fiche sur Wikipédia, et il en a rapporté ce paragraphe qu'il a partagé avec nous: "Pour Georges Forestier, la mission principale des études littéraires consiste à se détacher de l'attitude normale du lecteur ou du spectateur (ressentir des émotions, et se livrer à des interprétations) pour tenter de pénétrer dans l'atelier de l'écrivain afin d'essayer de comprendre comment l'œuvre se fait et quel a pu être le cheminement de son auteur." Ces lignes m'ont ému parce que j'aurais pu les écrire.

On peut aimer le vin mais il faut cultiver ce goût pour devenir capable de distinguer et de nommer les différents arômes dont se compose un bouquet. Comme on peut aimer la musique en étant capable, ou sans être capable, de distinguer et de dire de quoi elle est faite.

Je me souviens d'une anecdote dont je ne sais pas d'où je la tiens, qui met en scène Pierre Boulez et Igor Stravinsky, debout, côte à côte. Le vieux maître tient à la main une partition nouvellement écrite qu'il montre à son jeune collègue. Pierre Boulez y regarde puis il pointe son doigt sur une mesure en disant: "Pardon, mais il y a là une erreur!" Stravinsky proteste d'abord puis, regardant de plus près, reconnaît qu'en effet un bécarre est malencontreusement venu s'écrire à la place d'un bémol, ou peut-être l'inverse.

Il y a beau temps que je me dis que la scène littéraire ne serait pas dans l'état où elle est, où une poule serait en peine de retrouver ses poussins, si les professeurs de lettres et les critiques s'attachaient moins à interpréter les œuvres pour plutôt nous apprendre de quoi et comment elles sont faites. Quand, sur France-Musique, un critique nous parle de telle sonate pour piano de Maurice Ravel, il s'attarde aux détails de sa composition, il nous livre certains secrets de fabrication, et en cela il éduque nos oreilles. Tandis que, quand un critique évoque tel roman qui vient de paraître, le plus souvent il nous parle de tout autre chose. Et c'est, le plus souvent, de société ou de politique.

Je me souviens que, ce jour-là, au jardin du Luxembourg, nous avions évoqué nos goûts communs pour les romans d'Émile Zola, et que Georges Forestier nous avait dit: "Bien sûr, avec la misère des peuples, avec la politique, on peut faire de l'art. Mais c'est à condition de comprendre qu'avec l'art, on ne fait pas de politique."