jeudi 2 mai 2024

Une affaire d'élégance

Ma cousine Marie-Claude qui dit un jour, au milieu d’un repas de famille (je devais avoir treize ou quatorze ans, et elle à peine plus vieille): “Christian, il ne marche pas, il danse”. Comme j’en ai été touché. Mais une élégance, un raffinement, qui ne s’opposent pas à la culture populaire, qui s’appuient sur elle, qui tendent à la promouvoir en la nourrissant de beaucoup de choses distinctives de ce qu’on appelle la culture bourgeoise. En la faisant échapper à tout ce qui m’a toujours paru vulgaire chez les gens riches, à ce qui est vulgaire chaque fois aussi qu’on veut montrer qu’on a des goûts élevés, qu’on est instruit.

Pourquoi j’ai été tellement sensible à La Distinction de Pierre Bourdieu. Voir aussi mon Rêve de la cellule du PCF.

Il m’arrive de dire ces derniers temps que je ne fais pas partie de ceux qui écrivent pour donner le change aux éditeurs, mais pour trouver un registre d’élégance (d’acceptation, de simplicité) qui me convienne. 

Une conversation téléphonique, ce matin, avec Michel, où nous disions que les professeurs de français attendent d’abord de leurs élèves qu’ils pensent comme eux. Qu’ils partagent avec eux, non pas tant l’amour et la connaissance de la langue, que des valeurs et des goûts qui se distinguent et qui s’opposent tout à la fois à ceux du peuple et à ceux de la bourgeoisie entrepreneuriale et commerçante. Pour ma part, je n’ai rien contre la culture populaire, ni contre la culture entrepreneuriale et commerçante, et encore moins contre la culture des artistes qui ne sont pas eux-mêmes des bourgeois, ou dont il importe peu qu’ils le soient ou qu’ils ne soient pas.

Ce qu’on appelle “culture bourgeoise” n’est rien d’autre que la récupération du travail des artistes, d’un côté par les riches, de l’autre par les pédants. Car eux-mêmes ne sont jamais que des artisans en même temps que des gens du spectacle, quelque chose comme des forains (je pense tout de suite à Shakespeare, à Rameau, à Mozart, à Seurat). Aussi, lutter contre la culture dite bourgeoise revient à donner raison aux riches et aux pédants, à leur concéder que la culture des artistes leur appartiendrait, ce qui n’est pas le cas, même quand celle-ci est très savante, très instruite des auteurs anciens, de la culture classique (et là, je pense à Poussin).

Francis Ponge écrit: “Dans une gavotte de Rameau, toute la France danse, de façon à la fois noble et joyeuse, aristocratique et paysanne, enthousiaste et spirituelle: grave et gracieuse à la fois.”

Pour ma part, je veux dire que je ne vois pas bien la différence entre Raymond Chandler et Charles Baudelaire, entre John Huston et Milton Caniff, entre Bach et Thelonious Monk. Il me paraît évident que tous ces gens sont de la même famille, à laquelle j'appartiens aussi. Et que je n'ai rien de mieux à faire que poursuivre la tradition, avec les moyens qui sont les miens, avec amour et humilité.

mercredi 1 mai 2024

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce.
Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé?
— À merveille.
— Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit?
— Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin.
— Elle n’a pas réclamé sa Ventoline?
— Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le drap et très vite elle s’est endormie.”
Un bras levé avec la main qui s’agrippe au chambranle de la porte. Les pieds nus, l’un qui vient se poser sur l’autre, qui le caresse. J’avais déjà vu cela dans un film ou dans un roman policier, ce qui n’enlevait rien au plaisir de le revoir ici. Elle s’est tournée vers l’écran du téléviseur sur lequel apparaissait l’image arrêtée, en noir et blanc, d’une voiture qui roulait sur une route de campagne, bordée de grands arbres. Elle a dit: “Tu regardais un film?
— Oui, mais j’en connais la fin.”
J’ai failli lui parler des chevaux que le gangster allait retrouver. C’était lui qui conduisait la voiture. Il était salement amoché, sa blessure saignait et la voiture faisait des embardées sur la route. Mais il ne tarderait pas à retrouver les chevaux de sa jeunesse, gambadant dans un pré, et alors il quitterait la voiture pour marcher jusqu’à eux, plié en deux, en se tenant le côté où le sang faisait une tache énorme sur sa chemise, avant de tomber sur les genoux, puis de se coucher dans l’herbe. J’ai dit seulement: “Je vais te laisser dormir. Il est tard.”
Elle a hoché la tête. Elle a baillé. S’est étirée. Visiblement, elle avait bu et sans doute un peu fumé aussi. Où? Avec qui? Il ne m’appartenait pas de le savoir, ce n’était pas mon affaire.
Elle s’est avancée dans le salon. Elle s'est jetée sur un fauteuil, les jambes balancées par-dessus l’accoudoir. Je ne sais pas dire de quelle couleur était sa robe, seulement qu’on ne pouvait pas faire plus court ni plus léger.
En mai, la chaleur arrive en même temps que les touristes. C’est le moment où les restaurants ouvrent leurs terrasses sur les plages. Elle avait transpiré. On jouait de la musique sur la plage où elle était. Peut-être avait-t-elle dansé. Puis, tournant le dos à la musique, elle avait marché sur les galets pour aller tremper ses pieds dans l’eau noire. Une ombre derrière elle? À cette heure, elle aurait mieux été sous la douche, puis tout de suite dans son lit. Mais elle ne voulait pas que je parte. Elle a dit: “Je voudrais d’abord que tu me racontes une histoire. Je ne te demande pas de m’accompagner sous la douche, ni de m’aider à me brosser les dents, ni d’attendre que je m’endorme. Je sais qu’il ne faut pas. Je veux juste que tu me racontes une histoire, comme tu as fait pour Yvette. Que tu me parles un peu, s’il te plaît. Et puis, je te laisse tranquille.
— Dans ce cas, je vais me servir un verre.”
Quand je garde Yvette, je mange un sandwich et je bois de l’eau, mais maintenant qu’elle dormait et que sa mère était près d’elle… Dans son sommeil, Violaine l’entendrait respirer. Et demain, ce serait dimanche, elles auraient toute la journée devant elles pour s’occuper l’une de l’autre. Pour visiter les boutiques qu’elles trouveraient ouvertes. Pour déjeuner au restaurant. Et, quant à moi, il était largement l’heure de mon whisky du soir.
“Il y a de la Vodka au frais, a-t-elle dit.
— Merci. Mais je vais chercher chez moi ce qu’il me faut.”
Il suffisait de traverser le palier. Nos portes se font face. J’ai fait de la lumière juste assez pour mesurer la dose de Glenfiddich que je versais dans mon verre, puis j’ai éteint, j’ai refermé la porte et je suis revenu m’asseoir sur le même canapé, auprès de la même Louise Brooks, avec un seul verre à la main. Je ne voulais pas qu’elle boive.
Elle n’avait pas bougé de son fauteuil, elle me regardait d’un drôle d’air, elle hésitait, puis elle a dit: “Comment étais-tu quand tu étais jeune, Quentin? Tu as bien des photos? Montre-moi des photos! Et tu étais marié?
— Je n’ai pas de photos et j’étais beaucoup plus délabré à l’époque que tu me vois maintenant. Tu n’as aucun regret à avoir, je n’aurais pas fait l’affaire.
— Je suis sûre que tu étais très beau. Et tu étais marié?
— J’ai connu une mauvaise période, et oui j’étais marié. J’avais renoncé à être professeur pour devenir écrivain, mais ça ne marchait pas. J’ai laissé ma femme travailler toute seule pendant cinq ou six ans sans arriver à rien. Puis, nous avons eu un enfant et, après deux ou trois ans encore, elle est partie avec lui. Elle s’est envolée. Alors, j’ai recommencé à enseigner dans les collèges. J’ai pensé qu’en vivant seul, je pourrais travailler mieux à mes projets de romans, mais je réussissais seulement à boire beaucoup, à fumer beaucoup et à prendre des médicaments. Je t’assure que je n’étais pas beau à voir.
— Et comment t’en es-tu sorti?
— En devenant portier de nuit à l’hôtel Meurice. Je voulais me renseigner sur le métier de portier et sur la vie de l’hôtel pour écrire une histoire. Je n’ai pas écrit l’histoire mais le propriétaire de l’hôtel s’est intéressé à moi, il m’a pris en amitié, et c’est lui qui m’a appris à vivre, comme s’il était mon père.
— Il vit toujours?
— Non, il est mort dans son pays, à Tel Aviv. Mais avant de mourir, il a fait de moi son successeur.
— Et maintenant, tu ne bois plus, tu fréquentes la salle de sport, le stand de tir, et tu t’occupes de cinéma! Et tu t’occupes de moi!
— Non, je m’occupe de la petite Yvette. Tu es trop grande pour que je m’occupe de toi. Et maintenant que je t'ai tout dit, il faut dormir!”


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lundi 29 avril 2024

De la Petite Madeleine

En psychanalyse, il y a le moment où tu racontes un rêve puis l’autre moment où, sur l’invitation du psychanalyste, tu te livres à des associations. Chaque élément du rêve donne lieu à une chaîne d’associations. Le récit du rêve peut tenir en quelques mots, les associations auxquelles il donne lieu sont potentiellement infinies. Et ces associations, tu ne les inventes pas, tu les découvres dans la mesure où elles étaient contenues dans le rêve. Si le rêve t'a frappé, t’a ému sans que tu saches d’abord pourquoi, c’est parce qu’il contenait cela aussi, et sans doute bien d’autres choses encore. Et c’est de la même manière que j'écris la plupart de mes textes auxquels j’ajoute le libellé d’Apparitions, en particulier celui intitulé Affaire de style, écrit la nuit dernière.  

J’en parlais hier avec Michel au téléphone, en déambulant entre les étaux du marché de la Libération, devant la gare du Sud, et Michel m’a fait remarquer que Proust ne dit pas autre chose dans le fameux passage de la Petite Madeleine trempée dans une tasse de thé où il indique: "Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.”

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dimanche 28 avril 2024

Du non-dit

Il arrivera bien une fois qu'un journaliste nous dise que le Hamas peut hâter la fin du conflit en libérant les otages, ou pas?

Le Hamas a pris en otages des Israéliens en même temps que tout le peuple gazaoui.

En ne le disant pas, on ne sert pas les intérêts des Palestiniens, seulement ceux du Hamas.

Il s'agit là d'une véritable manipulation de l'opinion française et internationale. Un jour les journalistes devront en répondre.

Affaire de style

C’était l’hiver dernier, un dimanche, je me promenais rue Hôtel des Postes, j’ai été dépassé par un groupe d’une dizaine de jeunes punks, en passant ils se sont retournés sur moi et un garçon a ralenti pour me dire que j’étais stylé et je l’ai remercié. Ils étaient beaux, ils me faisaient penser aux jeunes gens grimés et costumés en artistes de cirque qu’on voit au début et à la fin de Blow-Up, debout à l’arrière d’un camion puis qui s’arrêtent dans un parc pour jouer au tennis sans raquettes ni balles. J’imaginais qu’ils avaient pu passer plusieurs heures dans l’appartement des parents de l’un d’eux, un appartement bourgeois luxueux d’où les adultes s’étaient absentés, peut-être à Cimiez, et où ils avaient déjeuné de sandwichs et de Coca en même temps qu’ils s’entraidaient pour se maquiller et se vêtir debout devant des glaces, dans des couloirs, dans des chambres aux armoires ouvertes, dans un salon, dans une cuisine, circulant d’une pièce à l’autre avec un ou plusieurs postes de télévision allumés, et peut-être même de la musique surajoutée, commandée depuis leurs téléphones et jouée sur des enceintes invisibles, sans se parler beaucoup, l’air sérieux, et à présent ils sortaient pour montrer le résultat de leur travail, comme pour défiler (parader) dans les rues grises d’un dimanche d’hiver, où ils marchaient à grands pas, et où ils n’ont rencontré que moi pour leur servir d’admirateur, tandis que j’étais vêtu comme toujours d’un K-Way et d’un bonnet verts avec sans doute une pipe à la bouche. Une connivence. Pourquoi cette rencontre m’a-t-elle rendu si heureux? Je verrais aussi du soleil jouant sur les vitres de l’appartement où ils se préparent le matin pour contraster avec le gris du ciel et des rues désertes aux boutiques fermées de l’après-midi.

samedi 27 avril 2024

L’Algérois

Elle m'avait dit que son cours de danse finissait à six heures, et je lui avais proposé de venir l’attendre à sa sortie. Ensuite, je la raccompagnerais chez elle. Je nous voyais déjà. Le studio où elle prenait ses cours se trouvait sur l'avenue de la Victoire, près des locaux de Nice-Matin, et je savais qu'elle habitait au bout de l'avenue Dubouchage, ce qui nous laisserait une petite demie-heure pour marcher ensemble, à condition de ne pas marcher trop vite. Et elle m'avait répondu que oui, pourquoi pas, mais elle l'avait fait sans me regarder, en tournant la tête, comme si cela n’avait pas d’importance, ou ne devait pas en avoir, comme si elle cédait à une demande un peu absurde de ma part et que déjà elle passait à autre chose, comme si elle ne méritait pas qu’on vienne la chercher à la sortie du cours de danse, qu’elle n’était pas une fille assez jolie pour cela, pas une fille en tout cas qui cherche à attirer l'attention des garçons, ou comme si c’était moi qui ne méritais pas le privilège de le faire, sans doute aussi parce qu’elle était pressée de rejoindre d’autres filles qu’on voyait perchées sur leurs vélomoteurs et qui lui faisaient signe de la main. Et ainsi, à six heures, je m'étais trouvé à l'attendre sur le trottoir opposé, enfoncé dans l'encoignure d'une porte. Je ne voulais pas que ses camarades me voient et qu’ensuite elle soit obligée de leur répondre que non, pas du tout, je n'étais pas son petit ami. Mais plusieurs jeunes filles étaient maintenant sorties, certaines que je connaissais. Elles finissaient de boutonner leurs manteaux, d’attacher leurs cheveux en se disant au revoir, sans qu'apparaisse celle que j'attendais, et comme il faisait froid, j'en étais à me demander s'il était raisonnable que je l'attende encore quand Bernard Lurçat est arrivé à ma hauteur.

Nous étions en automne, il faisait déjà nuit, et Bernard était sorti de l'ombre pour entrer dans la lumière projetée sur le trottoir par la vitrine d’un magasin. Je ne l’avais pas vu venir. Il était en chemise, je crois, comme ignorant ou dédaigneux de ce que c’était le début de la nuit et qu’il faisait froid. Une chemise blanche au col ouvert et aux manches retroussées. Il tenait par le cou une autre fille de notre classe, Élisabeth Condé, et soudain son visage est apparu en gros plan, tout près du mien, et il a dit avec un grand sourire “Alors, Croizet, ce soir on mange du lapin?” Et la fille qu'il tenait par le cou a ri elle aussi, blottie contre lui, en se tournant vers moi. Et aussitôt ils sont sortis de la lumière et ils ont disparu dans la foule. Alors, pour me donner une contenance, j’ai haussé les épaules, j’ai enfoncé mes mains dans les poches de mon blouson et je suis parti dans la direction opposée.

Cet incident, je n'étais pas prêt de l’oublier, il m’avait ému, parce qu’il concernait Corinne Lanson dont j’étais déjà amoureux alors et dont je devais rester amoureux, mais aussi parce qu’il illustrait la violence des rapports que Bernard Lurçat entretenait avec moi. 

Nous avions dix-sept ans et nous nous connaissions depuis l'âge de onze ans où nous étions arrivés ensemble, en classe de sixième, au lycée du Parc Impérial. Celui-ci était aménagé dans un immense bâtiment datant du tout début du siècle, situé sur une colline, qui regardait la mer. Il avait d’abord servi d’hôtel, plus spécialement destiné à accueillir la famille du tsar venue à Nice en villégiature, puis il avait été transformé en hôpital militaire pendant le Première Guerre mondiale. Son toit était surmonté de coupoles, qui lui donnaient fière allure, et devant sa façade s’étendait un jardin planté de palmiers et orné de pelouses sur lesquelles les élèves pouvaient s’asseoir et même s'étendre pendant les récréations. Pour moi qui venais de l'austère école communale de la rue Vernier, où garçons et filles étaient séparés, c'était un paradis où je me réjouissais de pouvoir demeurer jusqu'à la classe terminale. Dans ce lieu, j’apprendrais tout ce que je voulais savoir, le latin et les sciences mais aussi les techniques du flirt. Les grands élèves nous en donnaient chaque jour d’innombrables exemples, dont la plupart me paraissaient pleins de charme, d’humour et de délicatesse, et que je voulais imiter. Avais-je conscience alors que, pour Bernard Lurçat, il n’en allait pas de même? Car, pour lui, cette année de sixième resterait la première qu’il vivrait en exil.

Nous étions en octobre et les Lurçat étaient arrivés à Nice au mois de juin précédent, quand l’indépendance de l’Algérie fut proclamée et que les Européens qui habitaient là-bas, souvent depuis plusieurs générations, avaient dû fuir, du jour au lendemain, en s'entassant sur des bateaux.

Parlions-nous de cela, Bernard et moi? Et que pouvions-nous en dire? Nous n’étions alors que des enfants! Mais il se trouvait que moi aussi, j’étais né là-bas, ce qui établissait un lien entre nous, qui faisait que Bernard pouvait me prendre pour confident. Et, en effet, je nous revois occupés tous deux à chuchoter, assis au fond des classes, cachés derrière nos livres. Mais il se trouvait aussi que nos histoires n’étaient pas les mêmes. Qu’elles ne coïncidaient pas. Un décalage dans la chronologie des événements creusait une différence considérable, qui devait beaucoup compliquer nos relations, et qui tenait à ce que mes parents, quant à eux, avaient décidé de quitter le sol africain en 1955, c’est-à-dire à un moment où ce qu’on devait appeler la “guerre d’Algérie” ne faisait que commencer.

Cette façon universellement admise qu’on avait alors et qu’on garde aujourd’hui d’envisager l’histoire algérienne est bien sûr mensongère. Cette façon de dire que la guerre d’Algérie a commencé dans les années cinquante revient à oublier, ou à nier, à passer à la trappe le fait que la colonisation de l’Algérie datait alors de plus d’un siècle déjà, et que cette celle-ci, il fallait bien la considérer comme un acte de guerre, puisqu’elle avait été le fait de troupes françaises commandées par Paris, et que celles-ci s’étaient comportées en l’occasion de telle manière qu’elles avaient suscité, de la part des populations autochtones, une haine et une soif de vengeance qui ne pouvaient pas s’éteindre.

Mes parents avaient jugé inévitable l’indépendance de l’Algérie au vu des exactions que les autochtones avaient subies, et plus encore au vu du statut inégalitaire qui continuait de leur être dévolu, et qui faisait d’eux, dans un département prétendument français, des citoyens de seconde zone, et c'était la raison pour laquelle ils avaient décidé de partir. D’en finir une bonne fois avec l’Algérie, comme j’essaie d’en finir ici, “une fois pour toutes”, comme aurait dit ma mère. De laisser cette histoire derrière eux, de refaire leur vie ailleurs, tandis que les parents de Bernard, pour leur part, avaient résisté jusqu’au dernier moment.

Mon camarade ne me cachait pas que plusieurs hommes de sa famille avaient participé aux actions terroristes de l’OAS, qui visaient à retarder autant que possible le départ des derniers pieds-noirs, de crainte qu’avec leur fuite, l’Algérie soit à jamais perdue; et il ajoutait que si lui-même avait été en âge de sortir la nuit pour taper sur des casseroles, pour peindre des slogans sur les murs et même pour tirer au revolver, il l’aurait fait bien volontiers, sans hésiter, le cœur content.

Voilà ce que Bernard m’expliquait et que j’ai cru comprendre. De tels propos faisaient écho à ce que j’entendais dans ma famille où il arrivait que des disputes éclatent au beau milieu de repas de fêtes, où d’autres fois il s’agissait de conciliabules que les hommes tenaient debout, un verre de vin mousseux à la main, dans un coin de salon, tandis que nous autres enfants dansions autour d’eux, au son d’une chanson de Johnny Hallyday jouée sur un pickup, et je me souviens qu’une fois au moins les paroles qui avaient filtré du conciliabule faisaient mention d’un attentat manqué contre le général De Gaulle.

Et tout cela, bien sûr, Bernard ne me l’a pas dit en un jour, à l’automne 1962, quand nous avions onze ans, mais au fur et à mesure des années qui ont suivi, et alors que notre relation s’envenimait, que mon camarade algérois devenait de plus en plus brutal et sarcastique envers tout le monde, et plus acerbe encore avec moi. Et quant à moi, quelle opinion avais-je de lui? Quels pouvaient être au juste mes sentiments à son égard?

Je me souviens que je l’évitais. Je crois que je ne me suis jamais opposé à lui frontalement, que je prenais garde de le contredire, parce que je savais qu’aucun argument n’aurait pu le convaincre, parce qu’il ne voulait rien entendre, parce qu’il était violent, et aussi parce que je ne voulais pas lui faire de peine, parce que je ne voulais pas lui dire, comme beaucoup disaient autour de nous, et comme j’aurais dit aussi s’il n’avait pas été mon ami, qu’il était un fasciste, à quoi il aurait répondu que oui, certainement, ce que je ne voulais pas entendre. Mais ce qui m’avait paru le plus vulgaire, le plus odieux, dans la moquerie qu’il m’avait adressée, ce soir-là, sur l’avenue de la Victoire, quand j’attendais Corinne Lanson à la sortie de son cours de danse — “Alors, Croizet, ce soir on mange du lapin?” —, c’était l’accent algérois avec laquelle il l’avait prononcée. Tandis qu’aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, quand j’y repense, c’est ce sentiment que j’ai éprouvé alors qui me paraît honteux. 

mardi 23 avril 2024

Quand le soldat était enfant

Quand le soldat était enfant, il jouait dans la cour de son immeuble. C’était un grand immeuble situé sur un boulevard très bruyant, dont la façade arrière ouvrait sur une colline au sommet de laquelle étaient un lycée et, près du lycée, une piscine à ciel ouvert. Et il savait que, quand il serait plus grand, il irait s’asseoir sur les bancs du lycée qu’il voyait au sommet de la colline, qui ressemblait à un château, tandis qu’il restait des journées entières à jouer dans la cour avec ses camarades.

Il se souvient que l’appartement qu’il habitait avec ses parents se trouvait au sommet de l’immeuble, au cinquième étage, et que sa mère l’appelait, chaque jour, à l’heure du goûter, en se penchant à la fenêtre de la cuisine, puis de nouveau le soir. De cela, il ne peut pas douter, c’est un souvenir certain, qu’il peut ranimer dans sa mémoire aussi souvent qu’il veut, ce qu’il fait surtout la nuit, au milieu des nuits, quand les rideaux blancs flottent aux fenêtres, que les autres blessés gémissent dans leurs lits, et que lui-même ne sait plus s’il lui reste une jambe ou peut-être les deux, et encore moins à quoi ressemble son visage, qu’il peut toucher avec ses mains mais que les infirmières refusent de lui montrer dans un miroir.

Quand le soldat était enfant, le quartier qu’il habitait était un faubourg où les enfants couraient dans les rues, et quand la cour de l’immeuble fut devenue trop petite pour son imagination, on lui permit de s’y déplacer librement.

L’un de ses camarades habitait derrière la gare, dans une cité ouvrière réservée aux familles de cheminots. Un immeuble se dressait derrière le faisceau de triage, sur une esplanade où étaient aménagés des terrains de pétanque, où personne ne leur interdisait de jouer au football et de chasser les lézards.

Quand le soldat était enfant, il faisait très chaud durant les mois d’été qui étaient ceux des vacances scolaires, et pour s’abriter du soleil, il leur arrivait de descendre dans les caves qui sentaient le salpêtre et où ils suivaient en direct, sur un poste à transistors, les courses cyclistes qui se disputaient très loin de là, sur des routes de montagnes, en réparant une bicyclette.

Quand le soldat était enfant, il n’avait peur de personne ni de rien, sauf des lézards, quand ils étaient trop gros et qu’ils abandonnaient leur queue entre ses doigts.

Quand le soldat était enfant, il ignorait le cri hideux des chevaux qui se cabrent et qui hennissent en montrant au ciel leurs yeux exorbités et leur mâchoire ouverte, quand la mitraille leur troue la panse et que leurs boyaux fumants se répandent sur la terre meuble des champs de betteraves saupoudrés de neige. 

Quand le soldat était enfant, il étudiait les auteurs anciens dans leurs langues anciennes, dont il transportait les livres dans les ruelles en escaliers qui gravissaient la colline au sommet de laquelle se trouvait son lycée. Et les soirs d’hiver, quand il faisait déjà nuit, il quittait son lycée pour nager à la piscine dont l’eau bleue était comme un œil tourné vers le ciel. Et il aimait qu'après l’entraînement, les garçons se ruent en criant dans les vestiaires des filles et les filles en riant sous les douches des garçons, leurs corps nus s’agrippant, s'emmêlant, s’embrassant, se battant à grands gestes dans la buée qui les confond.

Il se souvient aussi que la piscine ouverte dans la nuit semblait faite pour faciliter l’arrivée d’astronefs venus de lointaines planètes, les nageurs ne doutant pas que leurs occupants ressembleraient à des lutins et qu’ils accepteraient, aussitôt atterris, de partager leurs jeux.

Quand le soldat était enfant, il n’imaginait pas qu’on pût violer des femmes et enlever des enfants pour les emmener très loin de là, dans des pensionnats perdus au milieu des forêts, où on leur raserait la tête, où ils devraient apprendre à parler une autre langue, à chanter d'autres chants, et à chérir le tyran qui avait lancé ses troupes dans le pays de leurs ancêtres et provoqué ainsi une guerre terrible entre voisins.

Quand le soldat était enfant, il jouait du violon debout devant son pupitre, des œuvres toujours trop difficiles, et son cousin l’emmenait au ciné-club de la rue Paganini où ils voyaient ensemble L’Atalante de Jean Vigo, Les Fraises sauvages d’Ingmar Bergman, Les Sept samouraï d’Akira Kurosawa.
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dimanche 21 avril 2024

Cognitio Dei experimentalis

(i) L’idée qu’une créature puisse être sans témoin paraît inconcevable — non seulement quand il s'agit d'un être humain, ou de tout être vivant, mais aussi bien pour ce qui est d'une flaque de pluie dont le vent ride la surface, ou pour une pièce de métal abandonnée au bord d’une route de montagne, en plein midi.

(ii) Telle créature singulière dont le hasard fait que je sois le témoin, creuse en perspective l’intuition de toutes celles qui restent ignorées de nous.

(iii) Chaque créature, du moment qu’elle existe, revêt nécessairement une forme dont la précision du détail des lignes sculpte l'écriture du nom imprononçable par tout autre que Lui.

(iv) Pour Dieu seul, il n’est de créature qui ne soit singulière. Lui ne connaît pas les arbres de la forêt mais chaque arbre en particulier, et de même pour les oiseaux du ciel, et de même à jamais pour nous. Et chacune possède un nom imprononçable par tout autre que Lui, dont l’écriture se lit en silence dans l’absolue précision du détail des lignes.

(v) Les créatures proclament la gloire de Dieu (Ps 19) en même temps que chacune d’entre elles appelle sa compassion à chaque instant (Ps 145,9). Sans la vigilance de Dieu, les lignes qui composent sa forme ne tarderaient pas à s'effacer, à s'emmêler, à se perdre dans l’oubli. Par Sa grâce, au contraire, elles demeurent une écriture: celle de son nom imprononçable par quoi se marque son être propre et qui le fonde.

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samedi 20 avril 2024

Énigmajoue

Roi et Princesse
projetés par la lampe
sautillent en silence,
fâchés peut-être,
d'un mur à l’autre de la chambre
où le lit dessine un château.

Énigmajoue debout,
curieuse comme
à la vue d’un carrosse
courant sur le pont
de la rivière où, Vois,
un jeune homme se noie, 
ou d’un tournoi, puis
tout soudain absente.

Elle a quitté ses murs
et son peuple est inquiet.
C’est qu’Énigmajoue dort
au fond de la cour où grince
la poulie d’un puits,
comme une géante.
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En marchant

Dans une interview qu’il donne à Télérama, Salman Rushdie cite le roman de Joseph Conrad, Le Nègre du Narcisse, où il est question d’un marin atteint de tuberculose que tout le monde évite, et auquel un autre marin demande: “Pourquoi es-tu monté sur le bateau, alors que tu te savais malade?”, à quoi le premier répond: “Il faut bien que je vive jusqu'à ma mort, non?” Je l’ai lu dans le tramway, en traversant la ville pour prendre mon premier café à la Brasserie Gaglio, place Saint-Francois. Nous sommes le samedi 20 avril 2024, il est huit heures et demie, le ciel est d’un bleu parfait, avec un petit air frais qui invite à la marche. Maintenant que j’ai bu mon café, je vais continuer à pied jusqu'au port.

Arrivé au port, je me suis senti assez de force pour entamer la côte du boulevard Carnot en direction de Villefranche. Habiter le monde est une activité, peut-être la plus importante qui nous soit dévolue. Qui consiste à tirer le meilleur parti du milieu naturel et construit, en même temps qu’à l’illustrer, à l’exprimer, à l’exalter, chacun selon son style

Le verbe SOURDRE est défectif. Il ne s’emploie qu’aux troisièmes personnes du singulier et du pluriel. Il conviendrait à dire notre rapport au monde. Nous sourdons de notre milieu comme l’eau du torrent sourd de la montagne et comme les fleurs sourdent des prés. Il est remarquable de voir comment celles-ci, avec leurs vives couleurs, contrastent sur les prés, au point que nous pourrions imaginer qu’elles ont été ajoutées, jetées là, dispersées, comme venues d’ailleurs, du ciel peut-être, alors que de toute évidence elles en émanent. Et elles en forment la parure. Et nous devrions faire comme elles, tel serait notre rôle, avec en plus une mobilité qui nous permet de parcourir le monde, de relier entre eux les lieux les plus éloignés ou parfois les plus proches. De les faire correspondre. Comme avec les lettres de sa mère, écrites à Bruxelles, que Chantal Akerman nous lit sur des images de New York. Comme Robert Louis Stevenson relie, dans ses romans et dans sa vie, les îles du Pacifique à son Écosse natale. L’une de nos figures primordiales est celle du Chat botté qui, avec son sac à l'épaule, invente une histoire en allant du moulin de son maître aux champs où il attrape du gibier, puis au château du roi, puis sur le pont de la rivière, puis au château de l’ogre.
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jeudi 18 avril 2024

Le Château

1.
L’appartement est situé au sommet de l’école, tout entier traversé par le vent et le bruit de la mer. Parfois aussi, au printemps et à l’automne, par des bourrasques de pluie qui entrent par les fenêtres. L’école semble un château. Dans la journée, le lieu est grouillant de monde. Les portes battent, on dévale les escaliers, les élèves et les maîtres chantent, rient, crient, et leurs voix résonnent. Mais la nuit, il n’y a plus, au sommet de l’école, que l’appartement de fonction qui reste éclairé, ainsi qu’au rez-de-chaussée la loge des concierges. Et les journées d’Alexandre se partagent entre les différents étages du bâtiment. Le premier, où il a son bureau; les étages supérieurs, où sont les salles de classes; le dernier, enfin, où il retrouve sa famille. Et même la nuit, il retourne à son bureau pour rallumer l’écran de son ordinateur et y reprendre l’étude d’un article savant. Il monte et il descend d’un étage à l’autre à cause de l’orage dont un éclair soudain zèbre l’obscurité en même temps que le vent et la pluie font battre les fenêtres.

2 .
Nous disposions des clés qui ouvraient les hautes grilles du parc. À l’intérieur, d’autres lourdes grilles qui gardaient les entrées de deux cimetières, l’un chrétien, l’autre juif, derrière lesquelles les ombres des arbres montraient des contours indécis. Frémissaient. Tremblaient. Secouaient leurs chevelures. Passerions-nous ces grilles pour nous glisser entre les tombes? Irons-nous là-bas nous perdre, nous engloutir sous les branches tordues? Est-il arrivé que nous le fassions déjà, dans un passé dont seuls nos rêves se souviennent? Et comment alors en sommes-nous ressortis? Fantasmagories. Roman gothique. Changés en cerfs, la tête coiffée de bois.

Au retour du conservatoire où j’allais chercher Madeleine, il fallait arrêter la voiture dans une côte, devant une lourde grille qui fermait l’entrée du parc. J’en descendais et, dans la lumière des phares, je cherchais la serrure, je tournais à grand peine la clé, je poussais de tout mon poids le métal froid qui grinçait, puis je revenais à la voiture où Madeleine attendait, sagement assise sur la banquette arrière, un peu inquiète, la boîte de son violon posée à côté d’elle, sur laquelle elle veillait, ou qui veillait sur elle. Je démarrais, nous passions le seuil de quelques mètres à peine, j’arrêtais de nouveau la voiture, je tirais le frein à main et j’allais refermer la grille derrière nous.

Nous avons vécu ensemble dans l’univers du conte. Nous roulions lentement dans les allées désertes, devant l’entrée des cimetières. Je garais la voiture et, cette fois, nous pouvions nous en aller à pied, en nous tenant la main, la fillette, son violon et moi. En évitant les buissons où s’abritaient les fées, prêtes à nous attraper par les cheveux, à nous tirer par un pied, pour nous métamorphoser en porcs ou en rats.

Nous nous dirigions ainsi vers l’autre entrée du parc où se trouvait l’école, précédée de quelques marches d’escaliers. Sans cesser de parler, à voix basse, comme de crainte de réveiller les morts. Nous regardions la fenêtre éclairée de notre cuisine, quatre étages plus haut, au sommet du bâtiment, où Fanny préparait le repas, où nous la retrouverions bientôt en compagnie d’Olivier qui sortirait alors de sa chambre, étourdi de latin. Qui nous regarderait, tous les trois, comme s’il voyait à travers nous.

De loin, je veillais sur celle dont je gardais, empreint dans mon esprit, le souvenir de la beauté adolescente, qui avait été mon amoureuse, qui maintenant était ma femme, et qui peut-être se montrerait à la fenêtre pour nous faire signe de la main.

Il nous restait alors le même temps à vivre qu’il avait fallu à Ulysse pour faire la guerre de Troie (dix ans) puis pour regagner Ithaque (dix ans encore). Pourtant, déjà dans ces moments, je commençais à me dire: “Voilà ce que j’emporterai avec moi, voilà ce dont je ne manquerai pas de me souvenir quand je serai mort.”

3.
Monologue de Fanny

Un jour Alexandre rentrera dans son ordinateur comme il est rentré dans l’école du Château. On le verra sur l’écran, et on ne saura plus alors si celui qu’on voit est toujours vivant ou s’il est déjà mort. C’est moi qui lui ai montré l’école. Nous nous promenions dans le parc, je lui ai montré le toit par-dessus les buissons qui nous en séparaient, les fenêtres, les cours de récréation plantées d’oliviers et je lui ai montré la mer. Je lui ai dit qu’il devait demander le poste de direction de cette école, puisque ce poste était libre, nous le savions, j’ai ajouté qu’il l’obtiendrait, je lui ai dit que je voulais habiter là avec nos enfants et il a accepté. Je crois qu’il n’en avait pas très envie, et c’est vrai que notre vie a beaucoup changé depuis que nous habitons ici. Je le vois moins, je ne sais jamais très bien où il se trouve, à quel étage du bâtiment qui ressemble à un château; je crois qu’il est dans son bureau et j’apprends qu’on l’a vu à la porte de la classe d’un maître ou d’une jeune maîtresse dont je ne sais pas le nom, avec laquelle il discute vous me direz de quoi, ou dans la cour de récréation, ou dans les cuisines. La nuit, je crois qu’il dort près de moi alors qu’il est redescendu dans son bureau où il a rallumé son ordinateur, l’écran semblable à un hublot, pour voir apparaître quel visage, surgi du passé ou peut-être de l'avenir, comme celui d’un monstre habitant la profondeur des mers, pareilles à celle qui grondent sous nos fenêtres, ou pour lire je ne sais quel article savant écrit dans une langue qu’il n’a jamais sue; ou parfois, au contraire, je ne l’ai pas entendu rentrer et je m’aperçois qu’il dort à mon côté, comme Tristan près d’Iseut, je l’entends qui respire. Et quand Madeleine est malade, qu’elle se plaint dans son lit, c’est toujours moi qui l’entends mais c’est lui qui se lève, comme il faisait pour Olivier. S’il ne réagit pas, je le secoue, je lui donne des coups de pieds et je lui dis: “Madeleine est en train de pleurer, elle est peut-être malade, tu es son père, va la chercher ”, et alors il se lève, il se déplace je ne sais pas comment, sans faire de lumière, à la clarté de la lune qui filtre par les fenêtres, et il ramène Madeleine dans notre lit, ses longs cheveux noirs défaits, les deux bras noués autour du cou de son père, comme une princesse de conte de fées. Il la dépose entre nous deux et ensuite il lui chante une chanson, il lui raconte une histoire de marins perdus sur la mer et qui regardent les étoiles, il cite les noms d’îles inventées, il fait des jeux de mots idiots qui font rire la petite fille, et je lui dis: “Tais-toi, tu vois bien qu’elle dort! C’est la nuit maintenant, toi aussi tu dois dormir, et moi aussi je dois dormir”, et bientôt j’entends son souffle devenu régulier comme celui d’un enfant. J’imagine que c’est ainsi que font tous les hommes. J’imagine qu’il y a un moment où on les perd, où ils vont se perdre dans les différents étages de l’école du Château qui est comme un château de la mémoire où, à tous les étages, on rencontre des fantômes, où on fait des jeux de mots idiots qui font claquer les portes et apparaître des formes livides, des ectoplasmes, des spectres ridicules. La fenêtre de son bureau est tournée vers l’entrée du parc avec ses hautes grilles de fer qui sont fermées la nuit, et vers les arbres souples comme des femmes qui tremblent au travers. Je me demande ce qu’il y guette, quel visage il y voit. Il ne m’en parle jamais. Alors, moi aussi je me tais.

4.
Monologue d’Alexandre

Fanny fait des photos. Elle commence dès le matin à faire des photos, côté sud, du ciel et de la mer, puis elle traverse l’appartement et s’en va vite en faire d’autres, côté nord, des toits de la vieille ville, puis des collines et des montagnes qui forment des gradins du haut desquels celles-ci semblent admirer le spectacle déroulé à leurs pieds, comme font les trois bandits encapuchonnés de Tomi Ungerer, qui se penchent pour admirer la petite fille qu’ils ont enlevée et qui ne tardera pas à prendre le contrôle de leurs vies de brigands pour les ramener dans le droit chemin. Et ainsi, plusieurs fois encore dans la même journée, par les mêmes fenêtres qu’elle ouvre toutes grandes quel que soit le temps qu’il fait. Des photos qu’elle transfère ensuite sur son ordinateur, qu'elle me montre et dont je lui dis qu'elle devrait les publier sur un blog, ce qu'elle refuse de faire. Ceci jour après jour, au fil des saisons, depuis combien d’années maintenant? Si bien que cela pourrait durer toujours, au gré de ce même mouvement pendulaire qui fait aller Fanny d’une fenêtre à l’autre pour saisir le départ du bateau pour la Corse, l’orage qui vient, les avions qui se préparent à atterrir malgré un vent contraire, un cyclone qui se forme à l’horizon, la neige qui saupoudre le Mont Férion, la moindre variation de lumière. Où puiserons-nous la force nécessaire pour, un jour enfin, quitter ce lieu? Ne sommes-nous pas arrivés au bout du voyage? Nous sommes si heureux ici en même temps qu’il nous reste déjà si peu de force. Nous avons parcouru un si long chemin, l'un et l'autre, avant de nous retrouver sous ce toit haut perché comme une manière de pigeonnier, ou de phare, ou de tour de contrôle. Parmi de si terribles dangers, parmi tant de pièges que nous réservait la vie, en butte à tant d'hostilité.
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mercredi 17 avril 2024

La Shounga

Maintenant il se tient sur la terrasse de la Shounga, devant le port. Il se tient en retrait, dans l’ombre de la tente. La route qui conduit au port dessine un virage, et le bar se trouve au sommet du virage, de l’autre côté de la route. De là où il est, l’homme voit la mer mais il aperçoit à peine le sommet des bateaux qui sont à quai. Il voit le môle du phare qui s’avance sur la mer mais il n’en voit pas la base, du côté extérieur, où il y a des rochers et où des baigneurs viennent se poser par groupes, comme des mouettes.

Il n’a pas besoin de les voir, il les connaît pour avoir partagé leurs habitudes à un autre moment de sa vie, avant qu’il ne quitte la ville pour y revenir bien des années plus tard, maintenant qu’il est vieux. Quelquefois, en arrivant à cet endroit du boulevard Guynemer, avant de s’installer à la terrasse, il traverse la route pour les voir, du haut du trottoir qui forme une corniche, mais il ne le fait pas toujours ni jamais très longtemps. Il n’a pas besoin de les voir pour savoir qu’ils sont là, étendus, ou assis, ou debout au soleil. Comme des modèles dans un studio d’artiste. Et il ne veut pas être vu.

Chaque jour, il reste de longs moments caché dans l’ombre de la terrasse. Il imagine leurs attitudes. Il vient pour être plus près d’eux. Il sait la beauté de leurs corps posés sur les rochers du haut desquels ils plongent à moins qu’ils ne s’y glissent lentement. Il les vois alors qui se retiennent, agrippés des deux mains de part et d’autre de leurs hanches, les jambes serrées faisant d’eux des sirènes, hésitants comme s’ils ne savaient pas nager ou comme s’ils craignaient la fraîcheur de l’eau.

Il sait la liberté de leurs mœurs et il se souvient du meurtre d’un homme maigre et muet, au visage sombre. Personne ne savait d’où il venait, ni même son nom. Le corps était tombé au pied des rochers, mais la mer l’avait emporté, et ainsi il ne fut jamais découvert ni jamais réclamé par personne. Le meurtre passa inaperçu, ce qui n’empêcha pas son auteur, qui était jeune alors, de s’engager sur de lourds paquebots et de faire plusieurs fois le tour du monde. À moins que ce ne soit une histoire qu’il a lue ou peut-être qu’il invente.
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mardi 16 avril 2024

Le Sud

Les dimanches de printemps reviennent chaque année. Cela ne manque pas. Ils le font depuis si longtemps. Toujours avec la même ostentation. Le même toupet. Comme s’ils ne savaient pas, qu’ils ne voulaient pas savoir. Des dimanches où soudain, dès le matin, les rues se vident. Non pas que les habitants se cachent mais parce qu’ils sont partis, pas bien loin, d’où ils reviendront le soir, le nez rougi par le soleil, et je crois savoir où ils sont allés. Parce que je me souviens y avoir été, il y a bien longtemps, ou peut-être que j’invente. Souvent je ne sais plus si je me souviens ou si j’invente, ou si peut-être j'ai rêvé. Ce n’est pas que cela fasse une grande différence, c’est la violence des images plutôt qui m’émeut. Leur précision et leurs couleurs si vives. Se peut-il qu’attachées à ces images, j'aie des histoires à raconter. Et ce n’est pas non plus que je tienne à raconter des histoires mais les images ne se racontent pas. Elles apparaissent derrière vos yeux, comme projetées sur un miroir, dans une chambre où maintenant il fait soleil. Le Sud. Je me souviens, ou peut-être j’ai rêvé. Je vois les terrasses plantées d’oliviers, les cerisiers du printemps, la pergola. Comme je vois aussi l'éclat de la mer. Le môle. Les blocs de béton basculés près des rochers, la nudité des corps et le sel de la mer. Vous dire d’où cela me vient, je n’ose. Une telle distance m’en sépare. Comme d’une autre planète. Mais il y a un hanneton qui entre dans la chambre. La nuit, un rossignol invisible chante dans le jardin. La campagne se tait pour l’écouter qui chante, seul sur son arbre, tandis que, dans l’éclat du jour qui vous réveille, le hanneton passe la fenêtre dans l’encadrement de laquelle il reste en suspens, sévère, attentif, comme un engin télécommandé de surveillance.

samedi 13 avril 2024

Des Impressions Imaginaires Génératives

Raymond Roussel a écrit un livre intitulé Comment j’ai écrit certains de mes livres. À sa manière, j’ai voulu comprendre et dire comment j'écris mes petites histoires. Un concept me manquait. J’ai un temps flirté avec celui d’épiphanie, emprunté à James Joyce mais dont je n'étais pas certain de bien le comprendre ni qu’il correspondît à ma propre expérience en ce que, la concernant, je ne voyais rien y entrer de mystique. J’en ai donc inventé un que j'intitule “Impression Imaginaire Générative” (IIG) à propos duquel il m'a été facile ensuite d’aligner quelques propositions. Pour des raisons de clarté, j’ai donné à ma théorie un caractère impersonnel, encore qu’elle n’est fondée a priori que sur mon propre travail. Un cadre théorique plus large et plus robuste m’est fourni par le Tripode lacanien: Symbolique vs Réel vs Imaginaire. Je vois bien que le Réel ne trouve pas place dans mon schéma, ce qui n’a rien d’étonnant, mais l’opposition Symbolique vs Imaginaire me semble y apparaître distinctement.

Je ne donne pas d’exemple de fiction dont rendrait compte ma théorie. C’est qu’à peu près tous les textes que j’ai écrits me semblent l’illustrer. À titre indicatif, j’en signale deux parmi les plus récents: Une vie et L’ophtalmologue.

Mon souhait serait à présent qu’on me réponde, peut-être même (autant rêver!) qu’une vraie discussion se noue, encore que je devine l’agacement et les reproches de pédantisme que cette note a toutes les chances de susciter plutôt.

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  1. Les Impressions Imaginaires Génératives (IIG) sont de l’ordre de ce qu’Isidore Ducasse définissait comme “la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie”.
  2. Les IIG sont de l’ordre du fantasme.
  3. Les IIG commandent la production de fictions narratives. Elles en sont la matrice.
  4. Les IIG résultent de la rencontre d'images qui se surimpriment l'une sur l'autre, les images en question pouvant être visuelles, sonores ou conceptuelles (verbales).
  5. Une image peut être présente dans la mémoire du sujet longtemps avant qu'une autre vienne s'y superposer et donner lieu ainsi à une IIG.
  6. La rencontre dont résulte une IIG apparaît au premier abord comme fortuite, ce qui signifie que les images dont elle se compose contrastent entre elles, sans rapport métaphorique ou métonymique apparent.
  7. Les IIG n’ont pas de sens. Le sujet dans la mémoire duquel elles s’impriment peut, au mieux, nommer les images dont elles se composent, comme il peut dire, de manière plus ou moins précise, le lieu et le moment où la rencontre s’est produite, mais ce n’est pas toujours le cas, et en aucun cas il n’est capable de donner un nom (un titre) à la rencontre (ou à l’IIG) qui en résulte. Il ne sait pas ce qu’elle dit.
  8. L’impossibilité dans laquelle le sujet se trouve de nommer une IIG (de lui donner un titre, de lui attribuer une étiquette) lui rend impossible de la ranger dans sa mémoire, et donc d’établir une liste de toutes celles qui l’ont marqué.
  9. Les IIG sont soudaines. Elles marquent un instant de la conscience du sujet.
  10. Les IIG surviennent à l’improviste, et c’est à l’improviste aussi que le sujet s’en souviendra à divers moments de sa vie.
  11. Une IIG peut être douloureuse ou, au contraire, très agréable. Produire une extase. Dans le premier cas, le sujet fera tout ce qu’il peut pour la chasser de son esprit. Dans l’autre cas, il cherchera au contraire à la retenir. Et comme il ne peut pas lui donner un titre (la symboliser, la faire entrer dans un rapport Signifiant / signifié), il tentera de raconter une histoire.
  12. L’histoire générée par une IIG consiste à relier les images dont elle se compose, c’est-à-dire à donner à la rencontre un caractère non plus fortuit mais nécessaire.
  13. L’histoire peut être conçue très vite après l’événement de l’IIG. Mais elle peut l’être aussi bien des années plus tard.
  14. L’histoire conçue sera perçue par le sujet comme la résolution d’un problème ou celle d’une énigme. 
  15. Dans certaines histoires, les images dont se compose l’IIG apparaîtront distinctement. L’histoire gardera alors un peu de la puissance que montrait l’IIG au moment où la rencontre (ou la collision) entre les différentes images qui la composent était encore dépourvue de sens. Dans d'autres histoires, l’IGG se sera dissoute dans le sens. Il n’en restera rien.

Monologue de Véra

Il avait trente ans de plus que moi. Il avait été mon professeur de mathématiques à Paris. J’avais vingt-trois ans quand nous nous sommes mariés. Il avait déjà été marié, il avait un fils plus vieux que moi. Quand il a pris sa retraite, il a voulu revenir en Bourgogne pour habiter la maison qu’il tenait de ses parents, et je l’ai suivi. J’avais trente-cinq ans alors. Les premières années, il a continué à animer des séminaires, à participer à des colloques, il en était heureux, puis il est tombé malade, d’une maladie invalidante, et très vite il a dit que ce n’était pas le rôle d’une femme de s’occuper d’un mari malade. Il avait sa gouvernante, Madeleine, qui faisait la cuisine. Elle arrivait tôt le matin et ne repartait qu’après qu’il avait pris ses médicaments et qu’il avait dîné. J’ai mené ma vie. Je participais à une chorale, je prenais des cours de dessin, de danse, d’art floral, je sortais beaucoup. Le bourg voisin se trouve à six kilomètres. J’y avais des amis de tous âges. Certains étaient professeurs au lycée de Dijon et ils avaient entendu parler des travaux de mon mari. Je m’y rendais et j’en revenais à bicyclette. Souvent, le soir, quand j’arrivais, il dormait déjà, la lumière allumée, un livre d’Ovide ou de Properce tombé près de lui sur le revers du drap. C’est une histoire curieuse. Aussitôt que sa maladie a été déclarée, il a abandonné les mathématiques. Du jour au lendemain, il n’a plus voulu en entendre parler, et il s’est remis au latin qu’il avait étudié dans son enfance. Et le latin est devenu sa seule occupation. Il disait qu’au moment où il est tombé malade, il avait en latin le niveau d’un élève de sixième, mais que, depuis, il avait beaucoup progressé. Et, de nouveau, à un âge avancé, il a recommencé à recevoir des courriers d’enseignants et de chercheurs de différentes universités, mais cette fois il ne s’agissait plus de mathématiques, c’était à propos de grammaire latine. Il s’intéressait à tout ce qui concernait l'interprétation des textes, surtout ceux d’Ovide, mais je crois que c’était en grammaire qu’il était le plus fort. Je l’ai beaucoup aimé. Quand il est mort, je me suis imaginé que je ne tarderais pas à aller le rejoindre. Ou, à d’autres moments, j’ai pensé que je reprendrais ma vie d’avant. Ou que j’aurais une autre vie. Il avait laissé un testament qui indiquait ce qu’il voulait qu’on fasse de ses livres, il léguait une coquette somme d’argent à sa gouvernante, pour le reste, tout me revenait et je continue aujourd’hui d’habiter dans la même maison. Aujourd'hui, la chorale, le dessin, la danse, l’art floral, je les ai abandonnés. Je n’en ai plus le désir. La maison est située au bord d’une rivière. Dans mon souvenir, les rayonnages de bois chargés de livres couvrent encore les murs de sa chambre. Il attend Madeleine pour lui demander de lui trouver un livre. Il tend la main pour lui indiquer l'étagère où elle doit chercher. Elle finit par le trouver, il s’en empare et il se dépêche d’en rechercher une page dont il se souvient, qu’il n’avait pas marquée. Il lit vite, en bougeant les lèvres. Il écrit au crayon dans son carnet. Il oublie de remercier Madeleine. Il passe la plus grande partie de ses journées dans son lit ou dans un fauteuil où il lui arrive de s’endormir. Je lui apporte des fleurs. Parfois, le parfum des fleurs l’incommode et je dois les remporter. À midi, Madeleine insiste pour qu’il se lève. Il préfère déjeuner sur un coin de table, dans la cuisine. Il mange peu et boit deux verres de vin rouge. C’est beaucoup. Puis il fume une longue cigarette anglaise. Puis il retourne se reposer. Il fait chaud. Dans le sommeil de sa sieste, il entend le bruit de la rivière auquel s’ajoute celui des feuillages des grands arbres qui la bordent. Des trembles. Des peupliers. Des nuages rapides sont charriés par le vent et basculent, comme des marbres sans poids, haut dans le ciel. Et c’est seulement vers trois heures de l’après-midi qu’il lui arrive d'aller respirer l'air du jardin et l’odeur de l’eau de la rivière. S’il fait soleil, il marche jusqu’à la grille pour relever le courrier. Puis, il s’attarde dans le jardin qui est devant la maison. Celui-ci comprend des rosiers et quelques carrés de légumes. Je soigne les rosiers tandis que Madeleine cultive les légumes qu’elle utilise pour la cuisine. Il ne dit rien des rosiers, mais il se donne pour mission de commenter avec une minutie exaspérante le travail que Madeleine accomplit, jour après jour, ce qui revient à lui adresser presque toujours quelque reproche. Par bonheur, Madeleine sait aussi bien que moi qu’il parle sans y penser. Qu’il oublie aussitôt ce qu’il a dit. Qu’il peut dire l’inverse l’instant d’après. Enfin, s’il fait soleil, il passe derrière la maison où coule la rivière et sur la berge de laquelle poussent quatre ou cinq arbres fruitiers. Il regarde où en sont les prunes, il les tâte, il en goutte une et crache le noyau. La saveur âpre sur sa langue est celle de son enfance. Cette façon de cracher le noyau l’est aussi. Sur la rive opposée, un grand pré où paissent des vaches. Il arrive que celles-ci descendent sous les hauts feuillages qui bruissent et se balancent pour boire dans le courant, et c’est alors un joli spectacle que de les voir se débrouiller avec la pente de terre grasse, presque rouge, qui s’effondre sous leurs sabots, qui les fait trébucher lourdement, comme les nuages dans le ciel, avant de pouvoir enfin plonger leurs longs museaux dans l’éblouissement de l’eau verte où les arbres s’inversent. Il n’y a pas que la vie, voyez-vous, il y a aussi la mort. Mon mari a vécu dix ans avec la mort assise à ses côtés, comme une autre compagne. Elle lui donnait le goût des signes écrits, des fruits, elle exaltait pour lui le parfum de l’eau. Et il était heureux.

(Pierre Bonnard, 1923)

jeudi 11 avril 2024

L’ophtalmologue

Mon ophtalmologue jouait aux courses. J’étais moi aussi présent sur le champ de courses presque chaque jour de l'année où des courses se disputaient, mais je n'étais pas ophtalmologue. Je l’avais aperçu la première fois, debout à la tribune, en train de suivre une course avec des jumelles, sans accorder beaucoup d’importance à cette apparition. Il avait bien le droit d'être là, me suis-je dit, bien le droit de se distraire de ses occupations professionnelles qui le retenaient à son cabinet jusqu’à des heures tardives pour scruter à la loupe le fond de l'œil de ses clients. Mais c'était là le hic, qu’il utilisât un instrument d’optique pour suivre les courses de chevaux comme il utilisait d’autres instruments d’optique pour observer le fond de l’œil de ses clients.
Son cabinet était situé sur le boulevard Victor Hugo, dans un immeuble ancien et luxueux, où une femme de ménage pliée en deux se déplaçait lourdement dans l’escalier pour passer la serpillière, où la cabine d’ascenseur délicatement brinquebalante était faite en bois vernis et en verre armé, où les pièces étaient vastes et hautes de plafond, et où les fenêtres de sa salle d’attente donnaient sur un jardin où il semblait qu’il plût toujours, au point qu'on se serait cru à Paris (j’avais quitté Paris pour Nice au moment de ma retraite). Et, depuis lors, tandis qu’il observait le fond de mon œil à l’aide d’un appareil compliqué, de part et d’autre duquel nous nous tenions assis tous deux, nos fronts appuyés à la colonne d’une sorte de périscope, comme en état d’immersion profonde à bord d’un sous-marin, je ne pouvais pas m’empêcher de me demander s’il était bien assez attentif à ce qu’il voyait au fond de mon œil, aux signes inquiétants qu’il était censé y déchiffrer et qui pouvaient annoncer une cécité prochaine, ou s’il n'était pas en train de penser aux courses. Si, au fond de mon œil, il ne voyait pas plutôt courir des chevaux montés par des jockeys aux casaques diversement colorées, qui permettaient de les reconnaître, même de loin, avec toujours la frise que dessinaient les palmiers, la mer et les nuages en arrière-plan.

mercredi 10 avril 2024

Retour de Saorge

Une fois passé le col, nous savions que la mer était à l'horizon, encore que dans la nuit nous ne pouvions pas la voir, et la route dessinait de larges lacets qu'il me fallait négocier avec prudence, tandis que les petits personnages dévalaient devant nous, courant et sautant dans leurs costumes bariolés, et coupant au travers. Ils semblaient nous attendre, un virage après l’autre, comme pour nous signifier qu’ils nous devançaient toujours. À notre passage, ils se précipitaient sur la voiture et collaient leurs visages sur le pare-brise pour nous faire des grimaces.

Nous avions quitté Saorge à une heure tardive. Nous y étions montés pour assister à un concert de musique baroque qui avait été donné en fin d'après-midi sur le parvis du monastère. Parmi l'assistance, nous avions rencontré Mireille avec laquelle Anna avait été liée du temps de sa jeunesse militante. Mireille habitait le village, nous le savions, si bien que nous n'avions pas été surpris de la rencontrer là. Elle était accompagnée par une jeune femme avec laquelle il était facile de deviner qu'elle formait un couple. Celle-ci s'appelait Sarah, elle était jolie et visiblement très amoureuse de sa vieille compagne, et à la fin du concert, comme nous allions partir, Mireille avait proposé que nous dinions ensemble au restaurant du Pountin connu pour servir d'excellentes pizzas.
— Vos enfants sont assez grands pour se garder tout seuls, avait-elle dit. Téléphonez-leur qu'ils ne vous attendent pas.

Le concert avait été donné par une troupe d'amateurs, et nous n'aurions pas pu souhaiter une prestation plus juste et plus sensible. Aux sept musiciens s'ajoutait une chanteuse vêtue en costume d'époque, et qui accompagnait son chant d'une gestique apprise dans quelques rares traités dont une notice nous indiquait qu’elle avait pu les consulter dans le cadre d’une recherche universitaire qui avait duré cinq ans, au gré desquels elle avait voyagé d’Europe aux États-Unis. Et le dîner, à son tour, devait se dérouler dans des conditions aussi parfaites, en même temps que troublantes et irréelles. Comme si le dialogue auquel il devait donner lieu avait été écrit pour le théâtre.

La table de restaurant était posée sur un plancher grossièrement assujéti dans une rue en pente, et durant tout le repas, dans la nuit qui noyait nos visages et alors que le vin rouge coulait dans nos verres, Mireille et Anna avaient évoqué des souvenirs communs. Sarah et moi n'avions fait que les écouter et que les regarder, et que nous regarder l'un l'autre, quelquefois, en souriant de nous voir ainsi transportés dans le fouillis de leurs mémoires. Et, dans le passé qu'elles évoquaient, Mireille se reconnaissait sans l'ombre d'un doute. Ce qu'elle avait été alors, elle l'était encore aujourd'hui, ayant seulement vieilli, ayant seulement acquis davantage d'expérience, d'autorité et de sagesse, mais en demeurant toujours fidèle aux mêmes convictions. Tandis que, pour ce qui concernait Anna, le rapport au passé était très différent.

La personne qu'elle avait été alors se raccordait mal à celle d'aujourd'hui, et cette jeune figure, je ne le découvrais pas. Parmi les souvenirs relatifs à ce passé vieux de plus de trente ans, qui semblaient s’échapper soudain d’un coffret que l’on aurait ouvert, il n’y avait pas un nom, pas un fait, une couleur des choses, pas un simple parfum dont je fusse ignorant. Mais non seulement la jeune femme qu'elle avait été quand je l'avais conquise ne m'était pas odieuse, mais je reconnaissais au fil des propos qui la faisaient revivre, les qualités précieuses dont je m'étais épris. Et Anna elle-même, qui parlait sans me regarder, comme si de me regarder l’aurait empêchée de poursuivre, paraissait découvrir dans son propre récit qu'elle avait été libre et heureuse alors comme il était impossible qu’elle le fût à présent. Si bien que nous étions sortis de ce dîner l’un et l’autre quelque peu étourdis.

Le lendemain, les petits personnages qui avaient traversé notre route à plusieurs reprises, leurs chahuts, leurs pitreries, leurs moqueries grotesques, étaient oubliés. Sans doute, n’avaient-ils été qu’un rêve. L’été s’annonçait par de gros nuages au-dessus de la mer. Ils s’accumulaient, changeaient de couleurs, prenaient des formes de cathédrales, laissant percer ça et là des rayons de soleil raides comme des épées. La météo nous annonçait une tempête, avec des vagues qui pourraient déferler sur la Promenade des Anglais. Nous l’attendions, des précautions étaient prises. Vers le soir, des imprudents franchissaient les barrières et allaient au-devant des embruns pour faire des photos. Une nuit, des grondements de tonnerre nous firent sortir sur nos balcons, mais l’orage éclata au loin, nous en vîmes les éclairs tandis que, sur la ville, nous n’eûmes droit qu’à des averses abondantes et tièdes dans lesquelles nous nous nous trouvions à patauger et rire comme des enfants.

mardi 9 avril 2024

L'oiseleur

Pour l'attraper, inutile
de lui courir après
Vas te poster plutôt en un
certain endroit qui lui est
familier, cache-toi sous les
branches et ne respire plus
qu'à peine. Attends le temps
qu’il faut et ensuite, quand il
passe, le geste prompt, décidé,
sans le blesser pourtant,
à toi le bonheur de prendre
entre tes mains la tiédeur 
de son cœur qui palpite
rouge sous la cendre

lundi 8 avril 2024

Stardust Memories

C’est aujourd'hui mon 73e anniversaire. Je le fêterai en me rendant sur la tombe de ma femme, au cimetière de Caucade, où je souhaite la rejoindre quand mon tour sera venu. Que puis-je espérer? De vivre le plus longtemps possible, ou de connaître une mort prompte et bienveillante, qui me trouve debout, au soleil?

J’ai écouté hier, sur France-Culture, une émission consacrée à l’artiste Judith Scott, que je ne connaissais pas, à la suite de quoi j'ai fait des recherches la concernant, au hasard desquelles j’ai rencontré le terme de “cocons” pour qualifier ses œuvres, et je me dis que Nice-Nord est, lui aussi, un cocon.

On a souligné à juste titre que F. Kafka n’avait pas lui-même détruit les écrits dont il a prétendu que son ami Max Brod devrait les détruire après sa mort. Au contraire, il semble les avoir conservés avec beaucoup de soin. Ainsi, que ses écrits ne fussent pas essentiellement destinés aux autres n'empêchait pas qu’ils remplissent une fonction personnelle. Celle de lui fournir un habitat, un abri. Un terrier. Je crois comprendre qu’il regardait chacun (au moins ceux dont il composait son journal) comme un témoignage, comme un vestige, c’est-à-dire plutôt comme un objet dont il n’avait pas à se demander s’il fût parfait dans sa forme, s’il n’eût pas été mieux, composé autrement, mais dont l’important était qu'il fût là, qu’il marquât sa place parmi les autres. Un objet ramassé, collecté en quelque sorte, même si c’était lui qui l’avait produit et pas un autre.

À partir d’avril 1987, Judith Scott est enfin placée sous la tutelle de Joyce, sa sœur jumelle, qui lui permet de fréquenter le Creative Growth Art Centre d’Oakland, oú elle commence bientôt après à produire ses œuvres. Et je vois indiquer qu'alors, elle ne manque pas de chaparder des objets parmi ceux qui l’entourent pour les y ajouter, pour les y enfouir muettement. Et il est facile de voir dans ce geste un trait caractéristique de l’art contemporain, dans quoi j’inclus le Journal de Kafka aussi bien que les premiers collages des cubistes parisiens.

Un trait majeur de l’art contemporain consiste à donner place dans l'œuvre à des objets collectés, c’est-à-dire (dans la terminologie du Tripode lacanien) à du Réel.

Quand mes enfants partagent avec moi la photo d’une pizza qu’ils mangent à Montmartre ou en Ligurie, je leur réponds de m’en envoyer une part en Pièce Jointe. La photo se situe à un niveau de réalité intermédiaire entre l’objet lui-même et son évocation langagière. J’ajoute à Nice-Nord des photos, parce que le dispositif numérique le permet. Si je pouvais y ajouter des parts de pizza, je le ferais aussi.

Dans le tramway, je vois des personnes qui me paraissent fort âgées, des dames surtout qui se lèvent de leur siège pour me laisser leur place. Je ne refuse pas toujours.

Nice-Nord est fait d’un enchevêtrement de fils. Quels secrets cache-t-il à l’intérieur?

Caucade: J’aime ce quartier qui semble s’effilocher en direction de l’aéroport, en retrait de la mer qui apparaît au bout des rues transversales.

Lorsque j'étais enfant, dans les premières années que nous habitions à Nice, ma mère a fait des travaux de couture à domicile. Elle avait sa machine Singer dans notre cuisine. Elle piquait des jupes plissées sur la commande d’une maison de confection dont l’atelier principal se trouvait rue Victor Juge. Je la dérangeais le moins possible pour qu’elle puisse terminer son travail et le livrer au jour et à l’heure dites. Je l’attendais à la porte de l’atelier où nous avions couru. Elle en ressortait avec son salaire à la main, dont elle était contente. Un jour, à notre retour par l'avenue Clémenceau, nous avons été pris sous une averse. Nous nous sommes abrités tous les deux sous un porche.

Tandis qu’elle piquait ses jupes, je restais assis sous le rabat de la machine qui formait une cabane, et je ramassais les bouts de fils qui tombaient à ses pieds.

Quand on fait une photo, on ne sait jamais si elle sera bonne. On la fait et on verra ensuite. 

Je suis contrarié par le peu de toilettes publiques qu'on rencontre à Nice. Ce manque limite mes promenades, alors que nous sommes aujourd'hui sous un soleil parfait.

Les élèves du lycée des Eucalyptus en sortent en T-shirt avec leurs sacs sur le dos, tandis que je porte encore mon bonnet, un pull et un K-Way.

Revu, la nuit dernière, Stardust Memories de Woody Allen. Le plan fixe, tellement émouvant, oú il ne fait que superposer deux réels empruntés: le visage de Charlotte Rampling et une chanson de Louis Armstrong





samedi 6 avril 2024

L’odeur du café

Parvenu sur la crête, j'ai aperçu la mer au loin, en contrebas. Ce n'était qu'un éclat de mer, une faible irisation dessinée par un rayon de lune, dans un ciel où flottaient des nuages, mais je ne doutais pas que ce fût elle. Il me suffirait désormais de descendre dans sa direction, par les chemins que je rencontrerais, encore que je ne pouvais pas prétendre l'atteindre d'une seule traite, plusieurs dizaines de kilomètres m'en séparaient encore, et pour l'heure j'étais recru d'avoir marché depuis l'aube.
J'en étais à mon troisième jour de randonnée, et je savais depuis le matin que je m'étais perdu, mais je ne m'en étais pas inquiété, le ciel était serein, mes jambes étaient solides, j'avais voulu profiter de cette dernière journée de marche avec toute la force et l'insouciance dont j'étais capable, comme d'un cadeau de la vie, et puis la nuit était venue. Et, à présent, j'aurais voulu dormir, mais le ciel se couvrait.
J'ai pris mes jumelles (j'emporte des jumelles pour observer les oiseaux) et j'ai scruté l'obscurité qui s’ouvrait devant moi. La mer était bien là mais je voyais aussi, à mes pieds, des lueurs qui flottaient derrière des feuillages, et en prêtant l'oreille, il me semblait entendre des notes de guitare.
J'ai mangé les deux pommes qui me restaient. J'ai cherché un sentier par où descendre. N'en trouvant pas, je me suis engagé en aveugle dans la pente. Pour ne pas tomber, il a fallu que je calcule chacun de mes pas. Les lueurs dans les arbres disparaissaient, puis, comme je m'étais déplacé, elles réapparaissaient un peu ailleurs, jamais bien loin, et la musique de la guitare devenait plus précise.
La pierraille a laissé place à des carrés de jardins. Je me souviens d'avoir vu se profiler, dans l’épaisseur de la nuit, de grands artichauts. J'ai senti la forte odeur des cochons avant de les entendre grogner. Des poules ont battu des ailes, un chien a aboyé. J'avais craint qu'il ne se mette à pleuvoir mais le ciel semblait se découvrir. Je voyais mieux.
C’était un village. Comme je devais m’en rendre compte le lendemain, beaucoup de maisons y étaient abandonnées, et sa population se réduisait à présent à celle d’un hameau. Il y avait une fontaine de pierre et un grand tilleul qui ornaient une place, et celle-ci formait une terrasse dominant la vallée. C’est là que les habitants s'étaient réunis pour un repas pris en commun.
Je suis entré dans le village par l’arrière, et en suivant une rue qui tournait, je me suis approché d'eux jusqu'au seuil de la place. Je les ai vus. Je les ai entendus. En plus de la guitare, il y avait un accordéon, mais les deux instruments ne jouaient pas ensemble. Le guitariste était jeune et il se tenait debout, tandis que l’accordéoniste était vieux et se tenait assis sur une chaise. Il jouait moins souvent. Il écoutait plutôt.
J’aurais pu me montrer, j’ai hésité à le faire. Je ne doutais pas que j’eusse été bien reçu. C'étaient de braves gens. Ils étaient sans doute habitués à voir passer chez eux des randonneurs, et ils n’auraient pas été effrayés d’en voir arriver un qui s'était égaré au milieu de la nuit. Ils m’auraient offert à boire et à manger. Je les aurais écoutés. Je ne parle pas la langue des montagnes mais je la comprends un peu. Je ne l'ai pas fait. Je ne voulais pas les déranger. Je me suis détourné et, de nouveau dans l’obscurité de la rue, je me suis éloigné sans savoir où j’allais.
Sans doute espérais-je une grange, mais c’est la porte d’une maison que j’ai trouvée ouverte, d’une solide maison, au haut de trois marches de pierre.
L'intérieur était éteint, sauf une petite lampe qui brillait au fond, dans la cuisine, et poussé par je ne sais quel démon, j’ai gravi les marches et j’y suis entré.
J’ai bu de l’eau au robinet de l’évier. J’ai soulevé le couvercle d’une marmite où tiédissait un reste de sauce tomate. J’y ai trempé du pain. Un banc était là, j’ai voulu me reposer et bientôt je m’y suis endormi. Au matin, j’ai été réveillé par la voix d’une fillette. Elle était debout, à côté du banc. D’un doigt, elle a frôlé ma tempe et elle a dit:
— Maman demande si tu veux du café!



vendredi 5 avril 2024

Diptyque

Dans des quartiers reculés, aux maisons basses, des hommes sont assis aux tables des cafés. Un stylo à la main, ils relèvent des informations précieuses dans des journaux spécialisés. Ils connaissent les noms des chevaux et ceux des jockeys. Ils enregistrent leurs paris et ils les payent, puis ils sortent fumer des cigarettes sur le trottoir. Ils regardent le ciel. Le plus souvent le ciel est pâle, d’un bleu layette. Dans le vide de la rue, on entend le bruit d’une scie électrique ou d’un ponceuse. Une odeur de fer. Des carrés de jardins maraichers, des serres derrière la cour des ateliers. Puis ils reviennent se planter devant un poste de télévision fixé assez haut pour qu’ils doivent lever la tête. Debout, sans rien dire, ils assistent aux arrivées qui se disputent ailleurs, à grands coups de cravaches. Quand le résultat s’affiche, ils déchirent leurs tickets.

Je me souviens d'André Salgues qui interprète le rôle du garagiste dans Le Samouraï de Jean-Pierre Melville. Je me souviens de la rue, du garage, du rideau de fer qu'il abaisse derrière la voiture de Jef Costello aussitôt qu'elle s'y est engouffrée. Je me souviens de la lampe baladeuse qu'il tire avec lui, en silence, pour changer les plaques minéralogiques, tandis que l'autre se tient debout, le chapeau sur la tête et les mains enfoncées dans le poches de son Burberry. Je me souviens du revolver qu'il plaque dans sa main tendue. Une scène évoquée (démarquée) dans le Skyfall de Sam Mendes, qui intervient vers la fin, quand tout semble perdu. Je me souviens du martèlement du piano et de la voix d’Adele.

jeudi 4 avril 2024

Une vie

Je ne saurais pas dire en quelles années exactement il a connu la prison, derrière quels hauts murs, ni suite à quel crime qu'il avait commis, mais il était jeune et ensuite il a habité près des gares, dans les immeubles posés de travers, comme des cartes à jouer ou des paravents, sur des carrefours où il devait attendre la fin de la nuit pour que les bruits de la circulation ne soient plus que celui d’un tramway brinquebalant et qu’il puisse dormir, et encore que les volets ne fermaient pas et que la lumière des enseignes publicitaires traversât ses rêves, cela durant une longue période, dans différentes villes européennes.
— Et ensuite, qu'est-il devenu?
— Ensuite, il est allé vivre sur le port d'une petite île méditerranéenne, et il ne l'a plus quittée. Il aidait au débarquement des caisses de poisson, il aidait à la vente. On a une photo de lui, assis sur une bite d'amarrage et qui sourit à l'objectif, mais alors il est vieux.

mercredi 3 avril 2024

Boulevard Franck Pilatte

Ils viennent passer deux ou trois jours ici. Ils se promènent en se tenant la main. Puis, quand ils voient le grand soleil, la couleur de la mer au pied des rochers, les adolescents qui sautent en riant du haut des rochers, ils sont troublés. Et plus tard ils s'arrêtent devant les vitrines des agences immobilières, et ils hochent la tête, sans rien dire.

Quand je traverse le square Théodore de Banville, deux adolescentes assises sur un banc, l'une très maquillée, m'arrêtent pour me dire que mon K-Way est très beau.

(J'avais emporté Léviathan, de Paul Auster.)



dimanche 31 mars 2024

À propos de L'antiquaire

L'antiquaire m'a été donné ce matin par un rêve de réveil. Ce rêve ressuscitait un souvenir dont je date l'événement auquel il se rapporte de la fin de l'été 1992. Je l'ai noté aussitôt sur ma tablette, dans mon lit. Sa rédaction a été rapide. Certains éléments narratifs ont été ajoutés ou modifiés dans l'écriture. Ils se sont si bien imposés à moi que je serais incapable à présent d'en faire un partage précis.
Disons que je ne venais pas chez cet antiquaire pour prendre un emploi comme le récit le laisse entendre. Nous avions rendez-vous mais je ne suis pas certain qu'il m'ait demandé de ne pas sonner. L'idée de la mer, toute proche, était-elle alors présente dans mon esprit? Je n'en suis pas certain non plus. Quant à l'idée de la pieuvre géante, elle est un pur produit du travail d'écriture.
Ainsi, je me trouve en présence de trois couches sémantiques: (1) un évènement qui s'est réellement produit, dans le lieu que j'indique et à un moment que je peux dater; (2) un rêve qui ressuscite le souvenir de cet événement; (3) un texte qui rend compte de ce rêve mais qui ne le fait pas sans le transformer.
Ainsi, le texte n'est évidemment pas fidèle, ni au contenu du rêve, ni, à travers lui, à la réalité de la rencontre telle que je l'ai vécue dans ce lointain passé. Mais, à mes yeux au moins, la question qu'il pose va bien au-delà. Elle est celle de savoir si, sur le moment, j'ai eu une perception bien claire et bien complète de l'événement que je vivais.
Ce rêve de réveil m'a ravi, et la rédaction du texte a prolongé et confirmé ce ravissement. L'évènement en question n'était pas oublié, mais la version que le rêve est venu m'en donner avait la puissance jubilatoire d'une révélation. Et le texte que j'ai écrit aussitôt est venu compléter cette révélation en même temps qu'il lui donnait une forme, une consistance telles que je pourrais désormais l'ajouter à ma collection d'écrits.
Dans l'événement que j'ai vécu en 1992, il y avait des harmoniques qui s'imposaient sans que je les entende distinctement, et sans que j'en aie conscience. Et ces harmoniques, soudain le rêve me les livrait.
La question n'est pas celle de l'interprétation que je pourrais fournir de ce rêve et de son récit. L'important est que tout y soit présent dans une clarté et une distinction qui ne sont jamais celles de la vie, et qui procurent quelquefois une joie qui est celle du savoir. Comme si une radiographie vous était donnée d'une partie de votre âme.
Les œuvres d'art en savent plus que nous, c'est pourquoi on les lit.

Des histoires

Les histoires font tenir ensemble, dans une chaîne de positions successives, des éléments (des personnages, des lieux, des faits) hétéroclites, qui contrastent ensemble comme les syntagmes dans la chaîne parlée.

La force d’une histoire procède de la tension entre l'hétérocité des éléments qui la composent et l’unité qui les rassemble. Plus les éléments contrastent, plus elle est fidèle aux hasards de la vie. Il faut pour autant que la chaîne ne vienne pas à se rompre, que l’histoire garde son unité, que la vie continue.

Pour que les éléments continuent de contraster poétiquement, il faut qu’ils s’inscrivent dans l’unité et la linéarité d’une chaîne. Sans quoi, ce contraste lui-même n’existerait plus.

Les histoires donnent un sens à ce qui n’en avait pas. Et ce sens est d’autant plus précieux que les éléments qui les composent paraissent a priori incompatibles.

Dans une histoire, les personnages accèdent à un destin. Ce qui apparaissait comme le fruit d’un hasard cruel, souvent tragique, en vient à leur appartenir.

Qu’est-ce que la brutale et si improbable attaque des oiseaux venait faire dans l’existence de Melanie Daniels et Mitch Brenner? Que pouvait-il advenir de plus sauvage, de plus hasardeux et de plus étranger à leurs vies? Et pourtant, ce sont ces mêmes oiseaux qui, dans le film d’Alfred Hitchcock, vont les réunir à des âges et dans des conditions sociales où ils semblaient voués à la solitude?

Les histoires fournissent des modèles (ou des maquettes) d’existences humaines. Chacune vous dit à sa manière qu’il est possible de vivre encore.

Dans une histoire qui se respecte, rien n’est jamais tout à fait ni seulement “la faute de l’autre”.

(20 février 2024)