Accéder au contenu principal

Rodolphe: L'Opus 109

Ma mission comprenait des étapes. Dans la première, je devais prendre contact avec Léo Puyol, le libraire, et faire en sorte qu'il raconte. Qu'il se livre. On ne me disait pas pourquoi lui plutôt qu'un autre, ni quel genre d'informations j'étais censé recueillir de sa part; l'objet de l'enquête, je devrais le découvrir par moi-même, en l'écoutant, en le laissant parler, en me fiant à mon instinct, et en effet les choses se passaient souvent ainsi dans les débuts d'enquêtes. Le plus surprenant était que, cette fois, on ne me fixait aucun délai. Je n'étais pas censé l'éliminer, ni obtenir des résultats rapides. Pour autant, je ne pouvais pas douter que l'affaire revêtit une certaine importance, car, dans le cas contraire, aurais-je été choisi pour la mener à bien? Le Bureau ne manquait pas d'agents que, pour la plupart, j'avais contribué à former et dont quelques-uns au moins gardaient mon portrait épinglé à l'intérieur de leur armoire, au camp d'entrainement d'Uranus 108, où nous nous retrouvions au moins une fois par an, vers la fin de l'automne, dans un grand château au milieu de marais, ceux-ci couverts de brume et où, tôt le matin, en marchant dans les roseaux, nous chassions la grouse.
Le contact avait été facile à établir. Il m'avait suffi d'entrer dans sa boutique et de lui poser une question assez savante et assez large pour qu'on pût disserter. J'avais choisi celle du cinéma de Marguerite Duras. Je ne m'intéressais pas, dis-je, seulement à ses scénarios, à ses propres écrits mais aussi aux entretiens qu'elle avait accordés à de jeunes admiratrices idolâtres, et aux études journalistiques et universitaires qui avaient été publiées, la concernant, dans les mêmes années.
— Des choses dont la plupart me sont passées entre les mains lorsque j'étais étudiant puis un jeune professeur, mais que j'ai laissé filer!
— J'imagine que vous enseigniez alors la philosophie? me répondit Puyol.
— Oui, bien sûr, encore que je parlais surtout à mes élèves de Freud et de Jean-Luc Godard.
J'étais plus vieux que lui. Je ne me faisais guère d'illusion. Cette mission était probablement la dernière qu'il me serait donné d'effectuer sur le terrain; après quoi, je devrais prendre du recul; je serais affecté à l'une de nos "tours de contrôle”, mais laquelle, sur quelle planète? Et, pour ces missions de surveillances, des robots ne faisaient-ils pas aussi bien l'affaire?
La troisième fois que je suis entré dans sa boutique — un peu tard, après la tombée de la nuit, prétendant que c'était par hasard, parce que j'avais vu de loin qu'il y avait encore de la lumière sur son bureau, derrière sa vitrine —, il m'avait offert un petit verre de whisky, puis c'était lui qui avait proposé que allions dîner dans un japonais de la rue Biscarra. Et, à partir de ce moment, je n'avais plus rencontré d'obstacle, j'avais appris tout ce que je voulais savoir, ne doutant bientôt plus que ce que je voulais savoir, ce pour quoi on m'avait dépêché près de lui, c'était l'histoire sur laquelle il revenait sans cesse, sans qu'on ait besoin de le pousser, la grande histoire de sa vie, dans laquelle il n'était pas impliqué à titre personnel, dont il n'avait même pas été un témoin direct, puisque c'était celle de Daniel et Valentina.
— Et Valentina, aujourd'hui, a-t-elle retrouvé le goût de vivre? ai-je ajouté en une autre occasion, comme nous avions pris l'apéritif au bar du Westminster et que nous marchions sur la Promenade des Anglais. Il faisait nuit. C'était l'hiver. La mer bruissait dans l'ombre, sans qu'on la voie, ou seulement quelques bulles de bave blanche sous la lune. Les joggers nous doublaient sur le trottoir qui s'étendait devant nous, large et désert, en direction de l'aéroport. Les goélands, dans l'air, étaient plus gros que les avions.
— Valentina se porte au mieux, m'a-t-il répondu. Plusieurs fois par semaine, je monte la rejoindre après que j'ai fermé ma boutique. Nous dînons ensemble, c'est une excellente cuisinière, puis nous écoutons de la musique. En ce moment, ce sont les sonates pour piano de Beethoven dans l'interprétation qu'en donne Maurizio Pollini. Vous connaissez?
— Oui, bien sûr! Combien de fois au juste a-t-il enregistré l'Opus 109? À combien d'années d'intervalle? 
— Et après cela, souvent, il est tard et elle me convainc de rester chez elle pour la nuit. 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...

Le Château

1. L’appartement est situé au sommet de l’école, tout entier traversé par le vent et le bruit de la mer. Parfois aussi, au printemps et à l’automne, par des bourrasques de pluie qui entrent par les fenêtres. L’école semble un château. Dans la journée, le lieu est grouillant de monde. Les portes battent, on dévale les escaliers, les élèves et les maîtres chantent, rient, crient, et leurs voix résonnent. Mais la nuit, il n’y a plus, au sommet de l’école, que l’appartement de fonction qui reste éclairé, ainsi qu’au rez-de-chaussée la loge des concierges. Et les journées d’Alexandre se partagent entre les différents étages du bâtiment. Le premier, où il a son bureau; les étages supérieurs, où sont les salles de classes; le dernier, enfin, où il retrouve sa famille. Et même la nuit, il retourne à son bureau pour rallumer l’écran de son ordinateur et y reprendre l’étude d’un article savant. Il monte et il descend d’un étage à l’autre à cause de l’orage dont un éclair soudain zèbre l’obscurit...