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samedi 27 avril 2024

L’Algérois

Elle m'avait dit que son cours de danse finissait à six heures, et je lui avais proposé de venir l’attendre à sa sortie. Ensuite, je la raccompagnerais chez elle. Je nous voyais déjà. Le studio où elle prenait ses cours se trouvait sur l'avenue de la Victoire, près des locaux de Nice-Matin, et je savais qu'elle habitait au bout de l'avenue Dubouchage, ce qui nous laisserait une petite demie-heure pour marcher ensemble, à condition de ne pas marcher trop vite. Et elle m'avait répondu que oui, pourquoi pas, mais elle l'avait fait sans me regarder, en tournant la tête, comme si cela n’avait pas d’importance, ou ne devait pas en avoir, comme si elle cédait à une demande un peu absurde de ma part et que déjà elle passait à autre chose, comme si elle ne méritait pas qu’on vienne la chercher à la sortie du cours de danse, qu’elle n’était pas une fille assez jolie pour cela, pas une fille en tout cas qui cherche à attirer l'attention des garçons, ou comme si c’était moi qui ne méritais pas le privilège de le faire, sans doute aussi parce qu’elle était pressée de rejoindre d’autres filles qu’on voyait perchées sur leurs vélomoteurs et qui lui faisaient signe de la main. Et ainsi, à six heures, je m'étais trouvé à l'attendre sur le trottoir opposé, enfoncé dans l'encoignure d'une porte. Je ne voulais pas que ses camarades me voient et qu’ensuite elle soit obligée de leur répondre que non, pas du tout, je n'étais pas son petit ami. Mais plusieurs jeunes filles étaient maintenant sorties, certaines que je connaissais. Elles finissaient de boutonner leurs manteaux, d’attacher leurs cheveux en se disant au revoir, sans qu'apparaisse celle que j'attendais, et comme il faisait froid, j'en étais à me demander s'il était raisonnable que je l'attende encore quand Bernard Lurçat est arrivé à ma hauteur.

Nous étions en automne, il faisait déjà nuit, et Bernard était sorti de l'ombre pour entrer dans la lumière projetée sur le trottoir par la vitrine d’un magasin. Je ne l’avais pas vu venir. Il était en chemise, je crois, comme ignorant ou dédaigneux de ce que c’était le début de la nuit et qu’il faisait froid. Une chemise blanche au col ouvert et aux manches retroussées. Il tenait par le cou une autre fille de notre classe, Élisabeth Condé, et soudain son visage est apparu en gros plan, tout près du mien, et il a dit avec un grand sourire “Alors, Croizet, ce soir on mange du lapin?” Et la fille qu'il tenait par le cou a ri elle aussi, blottie contre lui, en se tournant vers moi. Et aussitôt ils sont sortis de la lumière et ils ont disparu dans la foule. Alors, pour me donner une contenance, j’ai haussé les épaules, j’ai enfoncé mes mains dans les poches de mon blouson et je suis parti dans la direction opposée.

Cet incident, je n'étais pas prêt de l’oublier, il m’avait ému, parce qu’il concernait Corinne Lanson dont j’étais déjà amoureux alors et dont je devais rester amoureux, mais aussi parce qu’il illustrait la violence des rapports que Bernard Lurçat entretenait avec moi. 

Nous avions dix-sept ans et nous nous connaissions depuis l'âge de onze ans où nous étions arrivés ensemble, en classe de sixième, au lycée du Parc Impérial. Celui-ci était aménagé dans un immense bâtiment datant du tout début du siècle, situé sur une colline, qui regardait la mer. Il avait d’abord servi d’hôtel, plus spécialement destiné à accueillir la famille du tsar venue à Nice en villégiature, puis il avait été transformé en hôpital militaire pendant le Première Guerre mondiale. Son toit était surmonté de coupoles, qui lui donnaient fière allure, et devant sa façade s’étendait un jardin planté de palmiers et orné de pelouses sur lesquelles les élèves pouvaient s’asseoir et même s'étendre pendant les récréations. Pour moi qui venais de l'austère école communale de la rue Vernier, où garçons et filles étaient séparés, c'était un paradis où je me réjouissais de pouvoir demeurer jusqu'à la classe terminale. Dans ce lieu, j’apprendrais tout ce que je voulais savoir, le latin et les sciences mais aussi les techniques du flirt. Les grands élèves nous en donnaient chaque jour d’innombrables exemples, dont la plupart me paraissaient pleins de charme, d’humour et de délicatesse, et que je voulais imiter. Avais-je conscience alors que, pour Bernard Lurçat, il n’en allait pas de même? Car, pour lui, cette année de sixième resterait la première qu’il vivrait en exil.

Nous étions en octobre et les Lurçat étaient arrivés à Nice au mois de juin précédent, quand l’indépendance de l’Algérie fut proclamée et que les Européens qui habitaient là-bas, souvent depuis plusieurs générations, avaient dû fuir, du jour au lendemain, en s'entassant sur des bateaux.

Parlions-nous de cela, Bernard et moi? Et que pouvions-nous en dire? Nous n’étions alors que des enfants! Mais il se trouvait que moi aussi, j’étais né là-bas, ce qui établissait un lien entre nous, qui faisait que Bernard pouvait me prendre pour confident. Et, en effet, je nous revois occupés tous deux à chuchoter, assis au fond des classes, cachés derrière nos livres. Mais il se trouvait aussi que nos histoires n’étaient pas les mêmes. Qu’elles ne coïncidaient pas. Un décalage dans la chronologie des événements creusait une différence considérable, qui devait beaucoup compliquer nos relations, et qui tenait à ce que mes parents, quant à eux, avaient décidé de quitter le sol africain en 1955, c’est-à-dire à un moment où ce qu’on devait appeler la “guerre d’Algérie” ne faisait que commencer.

Cette façon universellement admise qu’on avait alors et qu’on garde aujourd’hui d’envisager l’histoire algérienne est bien sûr mensongère. Cette façon de dire que la guerre d’Algérie a commencé dans les années cinquante revient à oublier, ou à nier, à passer à la trappe le fait que la colonisation de l’Algérie datait alors de plus d’un siècle déjà, et que cette celle-ci, il fallait bien la considérer comme un acte de guerre, puisqu’elle avait été le fait de troupes françaises commandées par Paris, et que celles-ci s’étaient comportées en l’occasion de telle manière qu’elles avaient suscité, de la part des populations autochtones, une haine et une soif de vengeance qui ne pouvaient pas s’éteindre.

Mes parents avaient jugé inévitable l’indépendance de l’Algérie au vu des exactions que les autochtones avaient subies, et plus encore au vu du statut inégalitaire qui continuait de leur être dévolu, et qui faisait d’eux, dans un département prétendument français, des citoyens de seconde zone, et c'était la raison pour laquelle ils avaient décidé de partir. D’en finir une bonne fois avec l’Algérie, comme j’essaie d’en finir ici, “une fois pour toutes”, comme aurait dit ma mère. De laisser cette histoire derrière eux, de refaire leur vie ailleurs, tandis que les parents de Bernard, pour leur part, avaient résisté jusqu’au dernier moment.

Mon camarade ne me cachait pas que plusieurs hommes de sa famille avaient participé aux actions terroristes de l’OAS, qui visaient à retarder autant que possible le départ des derniers pieds-noirs, de crainte qu’avec leur fuite, l’Algérie soit à jamais perdue; et il ajoutait que si lui-même avait été en âge de sortir la nuit pour taper sur des casseroles, pour peindre des slogans sur les murs et même pour tirer au revolver, il l’aurait fait bien volontiers, sans hésiter, le cœur content.

Voilà ce que Bernard m’expliquait et que j’ai cru comprendre. De tels propos faisaient écho à ce que j’entendais dans ma famille où il arrivait que des disputes éclatent au beau milieu de repas de fêtes, où d’autres fois il s’agissait de conciliabules que les hommes tenaient debout, un verre de vin mousseux à la main, dans un coin de salon, tandis que nous autres enfants dansions autour d’eux, au son d’une chanson de Johnny Hallyday jouée sur un pickup, et je me souviens qu’une fois au moins les paroles qui avaient filtré du conciliabule faisaient mention d’un attentat manqué contre le général De Gaulle.

Et tout cela, bien sûr, Bernard ne me l’a pas dit en un jour, à l’automne 1962, quand nous avions onze ans, mais au fur et à mesure des années qui ont suivi, et alors que notre relation s’envenimait, que mon camarade algérois devenait de plus en plus brutal et sarcastique envers tout le monde, et plus acerbe encore avec moi. Et quant à moi, quelle opinion avais-je de lui? Quels pouvaient être au juste mes sentiments à son égard?

Je me souviens que je l’évitais. Je crois que je ne me suis jamais opposé à lui frontalement, que je prenais garde de le contredire, parce que je savais qu’aucun argument n’aurait pu le convaincre, parce qu’il ne voulait rien entendre, parce qu’il était violent, et aussi parce que je ne voulais pas lui faire de peine, parce que je ne voulais pas lui dire, comme beaucoup disaient autour de nous, et comme j’aurais dit aussi s’il n’avait pas été mon ami, qu’il était un fasciste, à quoi il aurait répondu que oui, certainement, ce que je ne voulais pas entendre. Mais ce qui m’avait paru le plus vulgaire, le plus odieux, dans la moquerie qu’il m’avait adressée, ce soir-là, sur l’avenue de la Victoire, quand j’attendais Corinne Lanson à la sortie de son cours de danse — “Alors, Croizet, ce soir on mange du lapin?” —, c’était l’accent algérois avec laquelle il l’avait prononcée. Tandis qu’aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, quand j’y repense, c’est ce sentiment que j’ai éprouvé alors qui me paraît honteux. 

mercredi 20 mars 2024

Rodolphe: Préquelle (2)

Étais-je amoureux de Valentina? La réponse est oui, assurément. Valentina est même sans doute la seule femme dont j’aie jamais été réellement amoureux. Elle ne l’a jamais su, nous nous connaissions à peine, mais j’ai tout de même participé à des soirées, à des sorties en mer où elle était. Il m’est même arrivé, un certain mois d’août, de rejoindre le petit groupe d’amis dont elle était le centre, dans une villa de Sardaigne qu’on lui avait prêtée.
Je suis un personnage discret. Dans The Misfits de John Huston, je tiendrais le rôle de Montgomery Clift plutôt que celui de Clark Gable. Tout cela se passait après son divorce d’avec Victorien Lussart, et donc après ses premières retrouvailles avec Daniel, pour autant que celles-ci eussent été les premières. Inutile de préciser que Daniel n’était jamais présent aux rencontres que j’évoque. Il ne quittait pas Valberg; ou, s’il lui arrivait de le faire, ce n’était pas pour venir nous retrouver.
J’ai dit que Daniel était une légende. J’énonce là un fait. Je veux dire que ceux qui l’avaient connu au printemps 68, quand tout le monde était communiste, parlaient de lui comme d’un ange qui les aurait quelquefois caressés de ses ailes. À les entendre, les moments qu’ils avaient passés près de lui étaient magiques, ils ornaient leurs mémoires d’un sceau indélébile. Et je les écoutais. Mais cela ne signifiait pas que je partageais leur admiration. Le personnage de Daniel ne m’était pas sympathique du tout, j’éprouvais même à son égard une sainte horreur. J'étais enclin depuis le premier jour à voir en lui l’Ange du Mal. Je percevais sa nature, marquée par la drogue, la transgression, la violence et l’obscurité, à travers la pop music dont on me disait qu’il était très amateur, et cette musique des Doors, de Janis Joplin, de Jimmy Hendrix, était tout ce que je détestais. Tout ce contre quoi, pour ma part, je m'étais construit. Tandis que Valentina, dans mes rêves, avait un goût d’amande.
Après son divorce, elle avait continué d'habiter la villa de l’avenue Châteaubriant que son mari avait fait construire et dont il avait dessiné les plans dans le goût du Bauhaus, et elle n’avait eu aucun mal à trouver un métier. Elle s'intéressait à la mode, elle faisait des photos. Depuis toujours. Elle en avait conclu qu’il lui fallait convaincre de jeunes créateurs de lui confier la conception graphique de leurs catalogues, puis de lui laisser les rênes de leur service de presse. Le programme fut rempli à la lettre, ce qui nécessitait qu’elle voyage beaucoup. Elle le faisait volontiers, parée des vêtements que ces créateurs avaient conçus. “Légère et court vêtue”, aurait-on dit. Un sac en bandoulière. Comme un Chat botté qui aurait grandi. Traversant les halls d’aéroports, attrapant un taxi, avec ses longues jambes nues, des cheveux raides, mi-longs qui lui donnaient un air japonais et des yeux le plus souvent cachés derrière des lunettes de soleil qu’elle choisissait trop grandes. Tout cela en buvant de l’eau, en faisant du yoga et en mangeant de la salade et des graines. Pour autant, quand elle allait rejoindre Daniel dans sa montagne, c'était bien la musique des Doors, de Janis Joplin et de Jimmy Hendrix qu’ils devaient écouter ensemble, pas celle des Beatles, ni celle de Jordi Savall avec qui elle affirmait avoir dîné un soir, à la suite d’un concert, dans un restaurant de Villeneuve-lès-Avignon, et pouvait-elle le faire alors sans boire et fumer elle aussi, jusqu’à perdre conscience?
Et, quand l'accident est survenu, dix ans plus tard, nous ne voulions pas y croire. Il a fallu qu'elle témoigne. Elle l’avait provoqué. De nuit, à quinze kilomètres de Valberg, en pleine vitesse, elle avait jeté contre un arbre le véhicule qu’elle conduisait, provoquant très délibérément un accident auquel Daniel n’avait pas survécu, et dont elle-même était ressortie avec une fracture de la colonne vertébrale qui la condamnait à la chaise roulante pour le reste de sa vie.
Je déteste Daniel et tout ce qu’il représente. Il y a beau temps que je ne suis plus communiste. Elle venait de découvrir qu’Oriane, sa fille, avait une liaison avec lui, et aussitôt elle avait quitté Nice pour venir lui casser la figure, et au lieu de cela, arrivée à Valberg, devant la station-service, elle l’avait fait monter dans sa voiture et ils étaient partis. Et dans mes rêves, aujourd'hui encore, je ne cesse de la voir et de l'entendre, agrippée au volant, hurlant et pleurant sur une route déserte, dans une nuit de printemps que perçait la lumière de ses phares.  

samedi 9 mars 2024

D'autres Michèle Soufflot

Une vieille amie, qui habitait rue du Soleil, tout près de chez moi, est morte il y a un an. Et souvent, en me promenant dans le quartier, je rencontre des femmes de son âge (et du mien) qui lui ressemblent. De loin, quand je les vois, je me dis: “Non, ce ne peut pas être elle”, et je me demande si son souvenir m'égare, ou si c’est le quartier qui veut qu’en effet elles paraissent des sœurs. Une escouade de nymphes vieillies qui se souviennent de leur jeunesse. À quoi ressemblent-elles? Toutes à Michèle Soufflot, ce qui signifie que leurs ressemblances ne sont pas seulement physiques. Elles étaient riches et jolies dans leur adolescence. Elles jouaient au tennis, elles avaient des amoureux, elles organisaient des surprises parties chez leurs parents au cours desquelles, les volets tirés, on dansait sur la musique du Procol Harum. Elles gardent à présent la minceur des danseuses et elles font du yoga. 

samedi 17 février 2024

L’orage

Je me souviens de l’orage, je ne l’ai pas rêvé. Il fait nuit, nous roulons sur la plaine du Var, nous redescendons vers Nice, et au milieu de cette longue ligne droite, l’orage redouble, une pluie battante, diluvienne, comme il arrive qu’on en voie chez nous, de préférence en automne et parfois au printemps; le moteur hoquette, noyé par la pluie; j’ai juste le temps d’arrêter la voiture sur le bord de la route, et dans l’obscurité de la nuit (dans le souvenir, je ne vois les feux d’aucun autre véhicule), nous avisons de l’autre côté de la route la clarté d’un établissement ouvert: un restaurant ou une auberge.

Nous voilà rassurés. Nous quittons la voiture, nous traversons la route bordée de platanes, la tête baissée sous la pluie battante, en nous tenant la main de crainte de glisser, et quand nous entrons dans la lumière de l’auberge, de la pluie plein les yeux et qui nous coule dans le cou, nous voyons que s’y tient un banquet de noces. Une fête de famille qui s’achève, qui s’attarde sans doute à cause de la pluie. Je demande à me servir du téléphone qui est posé sur le comptoir, et j’appelle un taxi. J’obtiens la communication, on me répond que le taxi sera devant l’auberge dans une heure. Pas avant. Dans l’attente, nous commandons des boissons chaudes, de la tisane, pour moi peut-être aussi un petit verre de marc, que nous buvons pour nous réchauffer. Nos vêtements sont mouillés et nos ventres sont vides. Nous revenons d’une promenade qui a duré plusieurs heures dans la montagne, où nous roulions lentement, en nous arrêtant de loin en loin sur le bord de la route, sans sortir de la voiture, pour regarder le fleuve qui déferle sur les galets, les arbres tombés, arrachés par l’orage. Quant à la fête qui s’achève dans la grande salle voisine, nous la considérons d’un peu loin, par-delà la porte grand ouverte qui creuse la perspective, comme dans un tableau de la Renaissance ou ceux de Vermeer et des autres maîtres hollandais du dix-septième siècle. Enfin, le taxi vient nous chercher. Nous montons tous les deux sur la banquette arrière, et une fois que nous sommes parvenus en ville, je fais déposer mon amie chez ses parents, puis je me fais déposer chez moi.

Voilà, le souvenir ne contient pas beaucoup d’autres informations, ce qui n’empêche qu’il m’accompagne depuis des décennies maintenant, et qu’il me procure le sentiment d’avoir vécu là une expérience ultime, d’une puissance magique. Si on me demandait: Qu'avez-vous vécu de mieux dans votre vie, de plus aventureux, quel a été le meilleur passage du film? je citerais ce moment. Un sceau qui aurait été posé sur moi et je crois pouvoir dire sur nous; un seing qui nous unit et dont nous avons aussitôt su que nous l’emporterions dans la tombe; un lieu ou un thème (topos) que nous avons aussitôt habité ensemble, et que nous avons raconté quelquefois, cité quelquefois, ensemble ou séparément, sans pouvoir dire pour autant de quel matériau spécial il était fait, qu’est-ce qui s’y trouve au juste de caché, quelles sont les voix qui s’y font entendre, comme un peuple d’animaux invisibles dans le bois qu’ils habitent, ce que je vais tenter de faire ici, sachant que ce sera ici et maintenant ou jamais, et en sachant aussi que de ne pas le faire n’ôterait rien au fait, à la marque posée sur nous, à sa puissance magique; mais il se trouve que j’ai du temps, que ne l’ayant plus, elle, il me reste du temps que je dois passer, petit, comme on dessine sur le givre, comme on se fait le cœur content, À lancer caillou sur l'étang, comme d’Aragon dans la version mise en musique par Léo Ferré, je le chantais pour elle.

Ce que le souvenir raconte, est-ce bien une histoire? Oui, incontestablement, puisque le récit se découpe en plusieurs moments. Il fait comme le scénario d’un petit film. Mais cette histoire est brève (elle se déroule sur à peine plus d’une heure), il ne s’y passe rien de remarquable, elle ne contient rien de merveilleux, sinon le contraste entre l’obscurité de la nuit d’orage et la clarté du restaurant, entre la solitude des deux jeunes gens que nous sommes, Annie et moi, en panne de voiture sur le bord d’une route, et d’autre part la fête qui est faite aux jeunes mariés par leurs deux familles réunies. Et, si cette histoire s’inscrit bien dans le déroulement de nos existences personnelles, elle n’aura aucune conséquence sur elles, elle aurait pu ne pas se produire, nos vies n’auraient pas été différentes. Si bien qu’on peut se demander pourquoi nous nous en souvenons. Pourquoi elle occupe une place si importante dans nos mémoires (celle d’Annie et la mienne).

Après la mort d’Annie, Michel a ressorti de ses archives un texte en forme de poème qui consigne certaines anecdotes qu'elle a racontées, à lui et à Éliane, à l’époque (début 1979) où ils étaient voisins, habitant sur le même palier d’un immeuble de la rue des Petites Écuries, à Paris, tandis que j’habitais encore à Nice, que je n’avais pas encore quitté la femme avec laquelle j’étais marié pour venir la rejoindre, ce que j’ai fait au mois de juin de cette même année. Celle de l'orage en fait partie.

Or, quand Annie fait ce récit, dix années ont passé (peut-être neuf) depuis que l’évènement s’est produit. C’est un événement déjà ancien, et qui n’a pas eu de conséquences sur nos vies, puisqu’à la suite de celui-ci nous ne nous sommes pas mariés (nous ne devions nous marier que plus tard, plusieurs années encore après qu’elle a fait ce récit), comme le banquet de noces que le hasard nous faisait rencontrer aurait pu nous inciter à le faire, comme il semblait présager que nous le ferions, et comme il aurait sans doute été plus sage que nous le fassions — nos vies en auraient été plus simples, moins douloureuses, et d’autres personnes que nous auraient été épargnées. Mais ce banquet nous est apparu alors comme sorti d'un roman ou d'un film; il ne pouvait pas nous concerner directement; comme si les personnes réunies là avaient appartenu à un autre monde, à une Inde imaginaire. Il n’aurait plus manqué alors à la fête, telle que nous la considérions d’un peu loin, depuis une autre salle, par une porte ouverte à deux battants, que les sitars et les tablas, que le Gange et ses éléphants.

Ce que le hasard des voyages et des nuits te montre, te laisse apercevoir même de loin, comme l’expression d’un autre monde, peut-être irréel, porté par les nuages ou des tapis volants, considère-le avec attention. Car c’est toujours à toi que le hasard s’adresse et s’il le fait, c’est qu’il a quelque chose à te dire. Alors, même si tu crois assister à des fééries, sitars et tablas, même si tu vois le Gange et ses éléphants qui barrissent et s’aspergent d’eau sacrée, s’il te plaît, ne le prends pas à la légère, ne te fends pas de rire, mais tâche de déchiffrer aussi bien que tu peux le rébus qu’il te propose.

Et c’est à ce moment — je veux dire dans les premières années qui ont suivi l'épisode de l'orage, durant lesquelles Annie et moi vivions séparés — que j'ai inventé le personnage de Ferdinand Melia. Je ne vivais pas avec la femme que j'aimais, je savais ne pas devoir y compter avant longtemps ni peut-être jamais, elle ne voulait pas de moi, et aussitôt que j'ai pris mon parti de ce fait, j'ai décidé de devenir maître d'école, ce qui signifiait — j'en avais une claire conscience depuis le premier jour — que ma vie serait désormais aussi peu romanesque que possible. Et comme pour compenser ce caractère par trop raisonnable et ennuyeux de la profession à laquelle je me vouais, de l’existence dans le cadre de laquelle je m'enfermais — comme pour me punir moi-même de l’échec amoureux qui me marquait si fort, comme si j’en étais coupable, ou comme si à tout le moins un défaut de ma personne pouvait en être la cause, qui tenait à une malformation du corps ou une forme de folie — car elle m’accusait de lui faire peur parfois — j'inventais la figure de Ferdinand Melia, qui était tout à la fois l'auteur et le personnage principal de romans d'aventures — en réalité, il s'agirait plutôt de contes, ce que désigne en anglais le mot tales.

Ferdinand Melia est censé être Catalan, né sur l'île de Majorque, il aurait passé trois ou quatre décennies à naviguer dans les mers du Sud, se livrant à toutes sortes de trafics, avant de s'installer à Naples pour écrire ses mémoires. Celles-ci prennent la forme de contes dont chacun relate une aventure que l'auteur a vécue, dont il est censé avoir été l'acteur ou, à tout le moins, un témoin direct, ou dont il n'a pas été le témoin du tout mais qu'on lui a rapportée et dont le caractère curieux, improbable, extravagant, lui paraît mériter qu'il nous en fasse part.

L'important est de comprendre que toutes ces histoires avaient pour thèmes le voyage et l'aventure, quelquefois le mystère (des châteaux, des fantômes, des vampires), tandis que, pour ma part, je ne voyageais pas du tout, et que mon existence était aussi peu aventureuse que possible.

Je restais enfermé dans ma classe, dans un faubourg de la ville. Chaque matin, je donnais des leçons, debout au tableau noir, vêtu d’une blouse grise, et chaque soir, quand mes élèves étaient partis, je corrigeais leurs cahiers. J’évitais de montrer de la colère, d'élever la voix et bien sûr de les cingler (fustiger) avec la badine qui ne me quittait pas, comme j’étais bien souvent tenté de le faire à cause de leur bavardages incessants et de leur ignorance crasse. J'étais alors marié avec une personne aimable et discrète dont j'ai eu un enfant, même si je n'ai pas été pour la mère un bon mari, ni pour l'enfant un bon père, maintenant je peux bien l'avouer, quant à Ferdinand Mélina, il occupait mes nuits. Aussitôt que les cahiers étaient rangés, que la nuit était venue, surtout si c’était une nuit pluvieuse, pleine de parfums d’automne, il vivait à ma place.

Aussitôt que la nuit tombait, aussitôt que des pas claquaient sur le pavé parisien, dans les cours d’immeubles où un double assassinat avait été commis de manière qui semblait d’abord inexplicable, puisque l’endroit où le criminel avait opéré était fermé de l’intérieur (en fait, il s’avèrerait que le coupable était un orang-outan ou peut-être un boa), que le brouillard (fog) envahissait les rues de Londres, que les voiles d’une goélette (schooner) claquaient à la sortie du port, aussitôt surtout que les îles apparaissaient à l’horizon, je n’étais plus moi.

Or, ce que j’essaie d’expliquer, en même temps que je devine combien il sera difficile de le croire, c’est que cette existence aventureuse qui occupait mes nuits — et on imagine l’état dans lequel je me trouvais au matin, quand il s’agissait de reprendre ma classe — était une conséquence directe de la panne de voiture qui s’était produite par une nuit d’orage sur la plaine du Var. C’était là que tout avait commencé. C’était cet événement anodin qui avait déclenché le dédoublement de ma personnalité.

Le jour, j’étais Paul De Santis, modeste et médiocre instituteur de l’école publique, la nuit, je devenais Ferdinand Melia, écumeur des mers, ou alors voyageur perdu dans les montagnes himalayennes, à la recherche d’un royaume — avec bannières et trompettes, moulins à prières, petits singes moqueurs, courant et sautant partout — dont il rêvait de devenir le roi —, cela parce que Marguerite (alias Annie) et moi avions traversé une route déserte, par une nuit d’orage, pour nous abriter dans une auberge où se donnait une fête, sans que je sois capable d’affirmer après coup, de manière certaine, si la fête et l’auberge ont bien existé ou si je ne les ai pas plutôt inventées de toutes pièces, ou simplement rêvées. On rêve tellement d’amour.

Avant cela, dans l’après-midi de ce même jour, nous nous étions promenés sur les routes des vallées supérieures, qui ne sont pas d’abord de celles par où on grimpe dans la lumière, à l’assaut du ciel, mais d’étroites qui s’insinuent à l’intérieur de l’être opulent, suivent les gorges profondes, remontent le cours des torrents, s’enfoncent toujours plus avant dans la pénombre de la montagne, dans les méandres secrets de son corps, dans le ululement des torrents qui déferlent, dans l'intérieur du corps de sa nature immense.

Notre petite voiture avait l’habitude de nous conduire le long de ces canyons et boyaux. Gorges du Cians, gorges du Daluis, elle savait s’y retrouver, les yeux fermés. Il ne faut pas imaginer des courses, des vrombissements de moteur, mais le menu trot d’une souris (Renault 4) partie à la rencontre de telle géante que le vent, là-haut, sur les crêtes aiguës où des arbres se dressent, agitait de frémissements comme de courtes fièvres; une déesse monstrueuse et muette, qui, plutôt par paresse, ou pour se distraire des mornes millénaires d’érosion, nous aurait permis de parcourir ses magnifiques formes.

Quand l’orage éclatait, que la pluie se mettait à tomber, ces routes devenaient dangereuses. À chaque instant, d’énormes blocs de pierre pouvaient se détacher de la paroi creusée et s’abattre sur le toit de la voiture avec l’eau du ciel. Et quand la nuit nous surprenait en même temps que l’orage, nous éprouvions ensemble de délicieuses frayeurs.

Nous étions alors un être double, les personnages d’un conte, Hansel et Gretel, Nennillo et Nennella, comme frère et sœur perdus dans la forêt mais assez malins pour éviter de tomber avant longtemps entre les griffes de la méchante sorcière.

Dans le quartier où j’habite à présent, j’aperçois un homme grand qui se déplace d’un trottoir à l’autre, avec l’air hagard, dès l’aube, quand les maraîchers sont seuls à installer leurs étaux de légumes sur la place du marché. Et chaque fois, je me demande s’il ne s’agit pas d’un ancien instituteur que j’ai connu, il y a bien longtemps, dans une école où j’enseignais, mais tellement amaigri, seul et vêtu comme un pauvre. 
Il porte des pantalons étroits et courts sur les mollets, tenus par des bretelles croisées sur un tricot gris à manches longues, et cette tenue lui donne l’allure d’un acrobate de cirque. Avec cela, des cheveux et une barbe drus et roux, et des yeux bleus très clairs.

Il se tient debout, immobile, sur le bord d’un trottoir, à tanguer comme s’il se trouvait sur le pont d’un navire, puis soudain il traverse la rue et va reprendre sa vigie à quelques pas de là. Il ne semble pas ivre, plutôt fâché. L’air inquiet d’un vieux puritain, sur le point d’embarquer, sur l’île de Nantucket, pour aller chasser Moby Dick où il se trouve, et attentif comme s’il s’attendait à surprendre, non pas une émeute (les rues sont vides) mais le déclenchement d’un désordre cosmique que certains indices lui auraient annoncé. Quelque chose comme une guerre des mondes, façon H. G. Wells.

Dans l’attente, il arrive que son regard s’arrête sur moi, un instant, puis se détourne, et je me demande s’il me reconnaît ou hésite à me reconnaître. Après quoi, il oublie.

Ces sorties matinales signifient, pour mon propre compte, que j’ai passé la nuit sans beaucoup dormir, et que j’attendais le jour avec impatience, jugeant qu’alors je pourrais décemment quitter la chambre où je vis comme un moine ou comme Edmond Dantes, prisonnier dans la citadelle du Château d’If. Car on n’imagine pas de sortir dans les rues, poussé par l’angoisse, à deux ou trois heures du matin. On peut, si on se trouve en ville, s’attarder sur les places, dans les cafés, voire traverser les jardins, jusqu’à minuit et même un peu au-delà. On peut, si on va à la pêche ou marcher dans la montagne, partir avant le jour. Mais entre les deux? On sait, ou on devine le danger qu’il y aurait à surprendre la ville et ceux qui hantent ses rues aux heures où celle-ci ne se reconnaît pas. Le danger de s’y perdre soi-même, et que le jour peut-être ne revienne pas. Que, du coup, il ne revienne jamais.

Sans doute, tout le reste de ce que nous avons vécu, Annie et moi, était-il contenu dans cette nuit d’orage où l’eau du ciel s’est abattue pour sceller notre union, où tonnerres et éclairs nous ont célébrés du haut des nues, où nous avons éprouvé un plaisir enfantin à devenir mari et femme, ou à nous voir annoncer que nous le serions un jour. Et si c’est bien le cas, si l’avenir était déjà écrit en toutes lettres dans l’évènement de cette nuit, cela signifie alors que les souffrances qu’elle a endurées et ma présente solitude figuraient, elles aussi, dans le texte. Et cela me fait obligation d'occuper le temps qui me reste à le lire et relire, à en fouiller les plus lointaines harmoniques, en évitant de devenir clochard, peut-être juste un peu fou.

Aujourd'hui comme hier, l'auberge reste éclairée dans la nuit, l’orage continue de gronder, la pluie déferle sur les arbres d’automne, et nous voici trempés, à jamais heureux et rieurs de nous tenir par la main pour traverser la route.

Fouir la montagne. Fouir le souvenir et fouir la nuit. Quand il fait nuit et quand il pleut, il m’arrive d’aller marcher sur la Promenade des Anglais, et d'écouter alors, sous le capuchon de mon K-Way, Riders On The Storm, qui est la dernière chanson que Jim Morrison enregistre, quelques mois seulement avant sa mort.



vendredi 19 janvier 2024

Les amants de Nice-Nord

Quand Grégoire est apparu, personne ne savait au juste d’où il venait. Il était le nouvel horloger de la rue des Roses. Dans un quartier comme le nôtre, tout se sait. La boutique était restée longtemps fermée, et la beauté du personnage en blouse grise qui se profilait à présent derrière la vitrine, ou qui venait fumer sa cigarette devant sa porte, avait attiré l’attention de plusieurs d’entre nous.
Des yeux bleus dans un visage mat, des cheveux noirs coiffés en arrière, longs sur la nuque, la taille haute et souple, une fine moustache, un sourire désarmant. Puis, un soir, il s’en trouva une pour le reconnaître sur l’estrade d’un bal. Il jouait du saxophone. Elle a dit: “Mais c’est notre bel horloger!”, et les autres avec elle se sont haussées sur la pointe des pieds pour mieux l’apercevoir.
Dans ces années-là, des bals étaient nombreux à se tenir, le soir, sur les places des quartiers nord, et nous n’en manquions aucun.
J’étais amie avec une jeune femme que j’appellerai Solange. Son mari et le mien travaillaient ensemble. Serge, le mari de Solange, était promoteur immobilier, et Antoine, mon mari, l’accompagnait partout. Nous nous étions connues un soir que Serge avait organisé une réception dans leur villa de l’avenue Chateaubriand. Solange était la mère d’une fillette de deux ans. Elle employait une nurse, du personnel de maison, et il était facile de voir qu’elle s’ennuyait à attendre son mari qui n'était jamais là, ou à recevoir ses clients et ses collaborateurs, ce qui n’était guère plus amusant.
Pour Antoine, c’était une chance d’avoir rencontré Serge et de travailler avec lui. Serge avait une force et une assurances qui parfois me faisaient peur. Il souriait mais d’un sourire sauvage, on aurait dit un loup, et il gagnait beaucoup d’argent.
En plus de la villa de l’avenue Chateaubriand, le couple possédait un chalet à Auron, de taille imposante, où Serge réunissait des personnages toujours un peu mystérieux avec lesquels il était en affaires. Beaucoup venaient d’Italie. Leurs femmes, leurs enfants et leurs voitures étaient voyants.
Nous-mêmes, depuis qu’Antoine travaillait avec lui, jouissions d’une aisance inespérée. Nous habitions un bel appartement avec portes vitrées, parquets aux sols, moulures aux plafonds, baignoires à l’ancienne et loggias fleuries, dans ce bâtiment de la rue Paul Bounin que vous connaissez sans doute, grand et luxueux comme un paquebot de croisière.
À la suite de Solange, je fus admise dans un petit groupe de femmes dont j’adoptai les habitudes. La plus notoire consistait à se baigner à la mer chaque jour de l’année. Du moins, prétendions-nous le faire.
Nous retrouvions à Castel Plage des hommes et des femmes souvent plus âgés que nous et plus assidus aussi. Des fadas, comme on les appelait ici depuis la Belle époque. Il y avait parmi eux des anglaises, héritières directes de la haute tradition touristique, qui fréquentaient les cours de yoga, se protégeaient du soleil, lisaient Virginia Woolf et Alexandra David-Néel et qui s'arrêtaient ensuite, en remontant vers le studio qu’elles avaient loué, pour acheter sur le Cours Saleya des tomates et des figues, un fromage de chèvre et de l’huile d’olive.
Nous retrouvions aussi à ces rendez-vous des techniciens de l’opéra, un couple de maîtres d’école végétariens, disciples de Georges Gurdjieff, des commerçantes du marché qui, pour une heure ou deux, laissaient leurs maris se débrouiller derrière les étals, ainsi qu’un vieil ouvrier en vareuse qui venait à bicyclette.
Il laissait celle-ci au sommet des escaliers et descendait nous rejoindre. Il disait bonjour à chacun, dévêtait un corps maigre et bronzé, à la peau parcheminée, écailleuse comme celle d’un lézard, puis il s’en allait jusqu’au rivage, se déplaçant avec peine à cause des galets qui le faisaient souffrir, tanguer sur ses longues jambes tordues, sur ses pieds fragiles, pour enfin, quand il s’était glissé dans l’eau, nager si bien et si loin qu’on craignait de ne plus le revoir.
Castel Plage était notre lieu de ralliement. Nous nous y retrouvions le matin. Nous y déjeunions souvent d’œufs durs et de blancs de poulet. Qui donc avait pensé à apporter une capsule de sel? Et il arrivait que des garçons qui connaissaient nos maris, que nous avions rencontrés chez Serge, avec qui nous avions dansé au bal, nous y rejoignent.
Solange était petite et ravissante. Elle racontait qu’elle avait été danseuse classique. Que, très jeune, elle avait obtenu un premier prix du conservatoire de Nice, qui lui avait valu d’être engagée pour la saison suivante à l’opéra de Palerme. Qu’elle avait vécu deux années merveilleuses entre Palerme et Naples, auprès d’un amant italien qui faisait partie de la troupe. Celui-ci l’avait présentée à sa famille et à tous ses camarades, jusque dans son village natal. Ensemble, ils avaient pris des autobus pour découvrir la côte amalfitaine. Enfin, ils parlaient de se marier, et cela aurait pu durer toujours si deux blessures consécutives à la même cheville ne l’avaient pas contrainte à regagner la France. Dans les six mois qui suivirent, la ballerine avait dû subir plusieurs opérations, et elle perdit tout espoir de poursuivre une carrière professionnelle.
L’histoire était tellement romantique qu’elle aurait pu servir d’argument à un ballet ou à un film. On y croyait à peine. Pourtant Solange n’en démordait pas. Elle la racontait à chaque personne qu’elle rencontrait, sans que le nom de l’amant — Attilio Cocco —, les lieux ni les dates ne varient jamais, et elle y ajoutait des détails pleins de musiques, de parfums et de couleurs. Et chaque fois, on lui disait: “Mais enfin, tu devrais écrire tout ce que tu nous racontes là, le plus simplement du monde, un chapitre après l’autre, pour en faire un roman”, et Solange acquiesçait en secouant les mèches de cheveux mouillés libérés de son bonnet de bain — vous vous souvenez des photos de Sarah Moon, son visage avait quelque chose qu’on voit dans ses modèles. Elle répondait: “Oui, oui, bien sûr, vous avez raison, je vais le faire”, mais elle ne le faisait pas.
Quant à moi, loin d’encourager ce projet de roman, ce qui m’intriguait surtout, c’était de savoir comment Serge, son mari, prenait la chose. Pouvait-il ignorer qu’elle racontait cette aventure de jeunesse à qui voulait l’entendre, que le nom d’Attilio Cocco y revenait sans cesse et qu’elle l’évoquait comme celui de l’amant idéal? Car le même Attilio devait aujourd’hui poursuivre sa carrière sur les mêmes scènes, et si j’avais été Solange, j’aurais craint que Serge ne le fasse abattre par quelque tueur juché à moto, une nuit où, sorti de l’opéra, celui-ci se serait trouvé à retourner chez lui, ou peut-être à l’hôtel, au guidon de sa Vespa.
Mais non, Solange ne semblait pas craindre Serge. Et d’ailleurs, elle flirtait éhontément avec plusieurs garçons. Ceux-ci nous retrouvaient le matin à la plage et le soir au bal. Ils se relayaient.
La mode était alors aux boîtes de nuit, et Serge ne manquait pas de nous entraîner dans celles où les lumières électriques tourbillonnaient aux plafonds, où les sols étaient de verre et reflétaient les cuisses nues, où le bruit de la musique était assourdissant. Les retours à plusieurs voitures, entre Cannes et Monaco, aux petites heures de l’aube, sentaient l’alcool et le vomi. Ils promettaient la mort. Par quel miracle y avons-nous échappé? Je l’ignore. En plus de quoi, les danses qu’on y dansait étaient désordonnées, animales, tandis que Solange préférait s'adonner à celles qui s’apprennent avec application, où l’on compte ses pas, où l’on varie les postures savantes, et qui supposent une vraie complicité entre les partenaires, qui se tiennent à deux mains, qui se regardent dans les yeux, ou qui ne se regardent pas, qui s’invitent, se refusent, s’esquivent, se rattrapent, et qui, pour finir, se remercient d’un sourire ou d’un mouvement de tête, avant de se séparer dans les directions opposées de la piste, autour de laquelle tout le monde les regarde.
Plusieurs petits orchestres tournaient alors dans les villages de l’arrière-pays et se partageaient, à tour de rôle, les estrades de Nice. On connaissait leurs noms et leurs spécialités respectives. Lequel avait le meilleur accordéoniste? Lequel excellait dans le répertoire du tango et du paso doble? Lequel se souvenait du twist? Lequel aimait la valse? Lequel n’y croyait pas?
Parmi toutes ces formations, celui d’Edmond Lemerle où figurait Grégoire était le plus jazzy. Son jazz était sagement inspiré par celui du Hot Club de France dans lequel Django Reinhardt et Stéphane Grappelli se donnèrent la réplique. Pour autant, il arrivait à Grégoire d’y produire des solos qui faisaient davantage songer à John Coltrane, voire à Albert Ayler. Et puis, après ces morceaux de bravoure qui enflammaient l’assistance, il y avait toujours un moment où notre saxophoniste descendait de l’estrade pour danser avec Solange. Celle-ci l’accueillait à bras ouverts. Et, à les voir, il était facile de comprendre qu’ils étaient épris. Nous nous regroupions alors autour d’eux pour mieux les cacher aux yeux des importuns; pour que, pendant les trois minutes trente-cinq que durait la chanson, ils soient seuls au monde. Et, en les voyant, nous songions toutes alors: “Que Dieu les protège!”

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vendredi 12 janvier 2024

Le pré en pente

Un hameau, en été. On n’entre pas dans le hameau. On reste sur un espace de terre battue qui marque l'entrée de la rue principale. Le pré en pente borde cet espace et s’affaisse vers la rivière qui bruit en contrebas. Depuis le terre-plein, on ne la voit pas, on peut l’entendre dans le silence des débuts d’après-midi ainsi que la nuit, et surtout on la connaît, on la sait là pour y être descendu, je dirai dans quelles occasions. Sur le pré, quelques arbres fruitiers entre lesquels des draps sont étendus sur des cordes. Le terre-plein est au soleil, le pré est à l’ombre. Au loin, des sommets enneigés.

Le tableau est paisible. Le hameau compte peu d’habitants, vingt ou trente peut-être tout au long de l’année, mais l'été il se repeuple d’enfants, de petits-enfants, de cousins et d’amis. Parmi eux, presque tous ont fait de longues études, ils sont chercheurs dans des disciplines scientifiques, ils enseignent dans des universités. Je ne sais pas pourquoi ce détail sociologique est important mais il fait partie du tableau. Ou de la rêverie.

Le pré en pente est le titre d'un texte daté des 23-29 février 2020. Dans mes archives numériques, il compte 2,449 mots, soit dix pages standard. Je le tiens à portée de main mais je ne le lis pas, je crois que je ne le relirai pas. Je l’ai écrit au chevet de ma femme atteinte d’un cancer dont elle devait mourir au mois de juin suivant. Elle souffrait. Elle ne quittait plus le lit. Je l'écrivais près d'elle, sur mon iPad, et, la nuit, quand elle dormait, j’en publiais des morceaux sur un blog qu’elle lisait au matin, ainsi que nos enfants. Nous n’en parlions pas mais je crois qu’elle était heureuse de les lire, notre fille me l’a dit.

L’image qui m'apparaissait alors était celle d’un bonheur que nous n’avions jamais connu, à peine entrevu, ici ou là. Mais dans ce paysage, le pré en pente est lui-même marqué par une troublante obscurité. Pour le dire vite, des fêtes sont données, l'été, sur la terre battue. Elles commencent par des festins qui réunissent les habitants du hameau, et d’autres encore venus d’ailleurs pour l’occasion. De longues tables couvertes de nappes blanches, et, quand vient le soir, des musiciens jouent de leurs instruments (guitare, trompette, accordéon) et on démonte les tables à tréteaux pour mieux pouvoir danser. Enfin, la nuit descend, plus épaisse, plus noire qu’on l'eût imaginé, et tandis que leurs parents et amis continuent de danser, il en est qui s'écartent du groupe. Ils disparaissent sous les arbres du pré en pente qui descend vers la rivière. Qui chute (ou bascule) vers elle sans qu’on la voie. Seuls, ils vomissent le vin rouge qu’ils ont bu, le front appuyé contre un arbre. À deux, ils se prennent par la main pour ne pas trébucher, puis, parvenus au bord de la rivière qui scintille sous la lune, ils s’étreignent et s'embrassent en secret.

jeudi 28 décembre 2023

Un marionnettiste

C’était à une époque où circulait, entre Nice et Paris, un train de nuit. Je faisais ce voyage souvent, en m’offrant le confort d’une couchette. Mais, cette fois, je m’y étais pris trop tard, et j’avais dû me contenter d’une place assise.
Jusqu’à Marseille, le train s’arrêtait dans toutes les gares et, dans mon compartiment, les passagers étaient nombreux à monter et descendre. Mais, après Marseille, il ne resta plus qu’une jeune femme avec moi, et le train ne devait plus s’arrêter qu’à Lyon, puis encore à Dijon, avant de filer tout droit jusqu'à Paris. Ce serait alors le petit matin et, en descendant du train, je me dépêcherais d’aller commander un café-crème et un croissant dans une brasserie qui ouvrirait à peine.
J’avais reposé mon livre sur mes genoux et je regardais la nuit derrière la vitre quand la jeune femme, qui était assise devant moi, m’adressa la parole. Elle me dit:
— Pardonnez-moi, Monsieur, mais je vois que vous aimez les histoires. Si cela ne vous ennuie pas de m’entendre, j’en sais une que j’aimerais vous raconter.
C’était une très jeune femme. Elle était mince et brune. Elle portait des jeans et une chemise d’un bleu clair, au col largement ouvert. Ses cheveux étaient courts, et son nez aquilin lui donnait l’air intelligent d’un petit mammifère. Le livre que je venais de reposer sur mes genoux était un volume de nouvelles de Jorge Luis Borges, Le Livre de sable. Je lui répondis
— Oui, bien sûr. Mais dites-moi d'abord, est-ce une histoire qui vous est arrivée?
— Non, c’est une histoire que j’ai inventée. Je suis étudiante en cinéma et je dois écrire un scénario. Mais avant d’écrire ce scénario, je dois en présenter l’argument à mon professeur. Ce que je ferai demain, à Paris. 
— Et vous voulez répéter devant moi ce que vous lui direz demain?
— Oui, c’est bien cela. J’ai déjà raconté cette histoire à beaucoup de gens, mais je ne suis jamais certaine que ce soit une bonne histoire. Qu’elle tienne vraiment debout. J’ai toujours l’impression qu’il m’en manque des morceaux. Elle se déroule sur de nombreuses années, dans différents pays, très éloignés les uns des autres, dont je sais les noms et où ils se situent mais où je ne suis jamais allée.
— Ne vous inquiétez pas! Vous aurez le temps de faire le voyage, si votre projet est accepté. Ou plus probablement encore, un autre sera chargé d'inspecter les lieux que vous aurez prévus, de noter des adresses et de faire des photos.
— Et puis, elle concerne des disciplines artistiques que je connais mal, elles aussi.
— D'autres encore combleront ces lacunes. 
— Oui, sans doute, mais il y a pire. Je ne suis pas certaine de bien comprendre les personnages, les vrais raisons de leurs choix. Car c’est l’histoire de certains choix qu’ils font et qui engagent toute leur vie. 
— Sait-on jamais, dans la vraie vie, quelles sont les vraies raisons de nos choix?
— Je le pense aussi. Mais ce qu’on accepte de la vraie vie, il n’est pas certain qu’on l’accepte des histoires qu’on invente. Dans la vraie vie, il faut bien se contenter de ne pas comprendre, pas même nos propres choix. Tandis que, dans une histoire qu’on invente, il faudrait que tout soit logique. Or, dans mon histoire, tout ne l’est pas.
Cette personne était jolie et amusante, avec l'air sérieux qu'elle prenait pour dire les choses les plus simples. Et la nuit serait longue encore. J’ai dit:
— Racontez-moi!
Alors, elle a dit:
— Alexandre Ripoll grandit en Camargue, auprès d’une grand-tante Henriette à qui ses parents l’ont confié lorsqu’il avait sept ans, et qu’ils ont dû partir pour un long voyage. Ce début, voyez-vous, m’a été inspiré par une lecture d’enfance, celle de L’Enfant et la Rivière d’Henri Bosco. Je me demande s’il est bien judicieux de commencer une histoire en reprenant celle d'un auteur aussi célèbre, mais c’est ainsi qu’elle m’est venue à l’esprit. Je ne veux pas le cacher. Dans le roman d’Henri Bosco, le petit garçon s’appelle Pascalet et ses parents voyagent beaucoup pour leur métier, mais ils reviennent toujours, tandis que ceux d’Alexandre ne reviendront pas. Et comme dans le roman d’Henri Bosco, Alexandre est heureux auprès de cette tante, triste de n’avoir pas ses parents avec lui, mais heureux tout de même. Et jamais il ne pose de questions à propos de ceux qui sont partis, il comprend qu’il ne faut pas, jusqu’à un certain jour. 
“Ce jour, ou plutôt cette nuit, intervient quand Alexandre a dix ans et qu'un spectacle de marionnettes est donné sur la place du village voisin. Le spectacle de marionnettes termine le roman de Bosco, d’une manière inattendue et presque miraculeuse. Dans mon histoire, il est l’événement par quoi commence l’aventure.
— J’ai hâte de la connaître! lui répondis-je.
— Attendez! Il faut d’abord que je vous parle du spectacle, de la façon dont il se déroule, des scènes qui le composent, des personnages qu’on y rencontre. C’est très important, et j’en ai une idée assez précise. 
— Prenez votre temps. Je serai un professeur attentif et bienveillant.
— Je vous en remercie. Alors, je commence. En se rendant au village, Henriette explique à l’enfant que son père, quand il était petit, a vu bouger et parler les marionnettes de monsieur Séraphin. Que déjà, à cette époque, celui-ci venait les montrer au village une fois par an. Et qu’à présent il est très vieux, on dit même qu’il ne voit plus guère. Par bonheur, cette année, on annonce qu’il se fait aider par un garçon qu'on ne connaît pas, qu’il a rencontré sur sa route habituelle, qui va du Piémont jusqu’à Perpignan. Et quand Henriette et l'enfant arrivent au village, les habitants sont rassemblés sur la place, assis sur des chaises, devant le castelet de bois qui a été installé sous les branches d’un tilleul. Ils attendent sagement. Puis on entend la musique d’une mandoline qu’on ne voit pas. Et enfin, le spectacle commence. 
Elle a marqué un temps, elle a réfléchi, toujours avec le même air qui me faisait sourire, les lèvres serrées qui lui dessinaient comme les moustaches d'un félin ou d'un jeune mousquetaire, puis elle a ajouté:
— J’ai compté qu’il y a, dans ce spectacle, trois moments. D’abord, la tour d’un château et un chat, debout sur ses pattes arrière, un chapeau sur la tête et un sac sur le dos, qui fait de grands signes et de grandes révérences pour qu’on l’y laisse entrer. Puis, c’est une barque qui navigue sur l’eau d’une rivière, ou d’un estuaire, ou d’une lagune, à la proue de laquelle un homme se tient debout, vêtu d’un chapeau et d'une cape noirs, le visage caché par un masque noir lui aussi, et qui chante d’une voix chevrotante une chanson du Don Giovanni de Mozart, qui dit: Dalla sua pace, la mia dipende; / Quel che a lei piace, vita mi rende; / Quel che le incresce, morte mi dà… Enfin, on assiste à un combat. Deux chevaliers, vêtus de heaumes et de cuirasses identiques, descendus du ciel sur de mêmes chevaux, mettent pied à terre et entament un duel terrible. Ils échangent de grands coups d’épées. Ils sont tellement semblables qu’on ne sait pas les distinguer, mais les coups d'épées font voler tour à tour les différentes parties de leurs harnachements, et chaque fois la surprise de ce qui apparait fait crier et rire les enfants. Car, on découvre qu’on a affaire, d’un côté à un vieillard à longue barbe blanche, épuisé, chancelant, étourdi par la violence du combat, tandis que de l’autre triomphe une jeune fille aux yeux pistache et aux longs cheveux roux.
“Henriette et Alexandre sont arrivés presque en retard et voici qu’ils repartent les premiers. Tandis que, derrière eux, les autres habitants, levés de leurs chaises, s’entretiennent déjà d’autres sujets, ils descendent les rues mal éclairées où les pieds se tordent sur les pavés. L’enfant tient la main de sa tante, il la serre et soudain, en la serrant plus fort, sans lever le menton, sans s’arrêter de marcher, il dit;
— Depuis trois ans que je suis arrivé chez toi, mon père ne t’a pas écrit, et tu es inquiète.
— C’est vrai, je te l’avoue. 
— Maintenant, je sais pourquoi ils sont partis sans moi et où ils se trouvent.
— Comment le sais-tu?
— Les marionnettes me l’ont dit. Tu sais que ma mère est croate?
— Je le sais.
— Eh bien, ils sont allés là-bas en Croatie parce que ma mère est malade. Il ne fallait pas que je le sache, mais elle voulait retourner dans son pays, dans sa famille…
— Et si ton père n’a pas écrit...
— Et si mon père n’a pas écrit, c’est que ma mère n'a pas guéri. Et qu'elle est morte à present.
“Henriette ne répond pas. Ils font encore quelques pas en silence, puis le garçon s’arrête. Il tire la main de sa tante pour qu’elle le regarde, et, cette fois, en levant les yeux vers elle, il dit:
— J’ai eu tellement peur, vois-tu, qu’ils soient fâchés. C’est pour cela que je ne disais rien. Mais maintenant, je n’ai plus peur. Je sais qu’ils se sont beaucoup aimés et qu’ils s’aimeront toujours.”

(Onzo, Liguria)

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dimanche 17 décembre 2023

Le maître de piano

 

Lorsque le crime de Dolorès Ortiz a été découvert, que tout le village en a parlé, l’idée m’a traversé l’esprit que Domenico Gripari pouvait être le coupable, mais je n’en ai rien dit. D’abord parce que je n’étais alors qu’un enfant. Ensuite parce qu’il ne pouvait échapper à l’attention de personne que la victime était une élève de Gripari, qu’elle séjournait au village depuis plus de six mois pour prendre des leçons de piano avec lui. Enfin parce que Domenico Gripari était mon ami.
Altrosogno est un bourg perdu dans la montagne. Si, à cette époque, ce nom était cité quelquefois dans la presse, c’était dans presque tous les cas parce que Domenico Gripari s’y était retiré. Il avait fait une carrière de soliste. Une célébrité acquise très tôt lui avait donné l’occasion de se produire partout dans le monde, puis un jour il avait arrêté. Il avait déclaré qu’il était fatigué des voyages, des salles de concert trop grandes, de la discipline de fer à laquelle il devait s’astreindre pour accomplir, soir après soir, les plus invraisemblables prouesses.
— Je ne suis tout de même pas un singe savant, disait-il. Je ne suis pas un perroquet. Ni un artiste de foire.
Désormais, il recevrait quelques élèves chez lui, dans le nid d’aigle qu’il avait découvert et qu’il était en train d’aménager. Il avait le projet d’enregistrer ou de réenregistrer certaines œuvres, mais il le ferait dans son salon. Enfin, il n’excluait pas de se produire de nouveau en public, mais il s’agirait désormais de concerts uniques, annoncés un mois à l’avance et donnés dans des cloîtres, pourquoi pas dans des granges?
Pour ma part, j’étais Edmond, le fils unique de Bruno Calabre, un postier qui était mort en service.
Un après-midi d’hiver, celui-ci avait eu l’idée d’apporter l’argent d’un mandat à une vieille femme qui habitait seule, à l’écart du village, et dont on n’avait pas de nouvelles depuis plusieurs jours. Il était parti à pied, la neige encombrait le chemin. La vieille femme lui avait servi du café au lait et des biscuits confectionnés par elle, qu’elle conservait dans une boîte en fer. Elle lui avait raconté des histoires de filiation. Il lui fallait aller chercher très loin dans sa mémoire, où se confondaient quelquefois le père avec le fils, la fille avec la mère, ou l’inverse; et, d’après son témoignage, quand le postier était reparti, la nuit tombait déjà.
Ma mère ne l’a pas vu revenir. À cause de la neige qui ne cessait pas, elle a pensé que sans doute il dormait chez cette dame. Puis, le lendemain, à midi, quand il n’était plus concevable qu’il se fût attardé si longtemps, elle a prévenu la police. Des hommes sont montés au village avec des chiens, et ils ont entrepris des recherches. Il neigeait toujours, la nuit est tombée vite, et le corps de mon père ne devait être retrouvé qu’au dégel du printemps, plusieurs semaines plus tard.
De toute évidence, le soir de l’accident, la nuit était si noire qu’il s’était écarté du chemin, et qu’il était tombé dans un fossé où il s’était brisé la nuque.
Cette mort accidentelle devait valoir à ma mère une pension, mais nous avions vécu jusque là dans un appartement de fonction, au-dessus du bureau de poste que mon père tenait seul, et bien sûr nous avons dû le libérer. Nous aurions pu aller habiter ailleurs, dans la ville dont nous voyions les clochers se profiler au loin, dans la plaine. Ma mère avait des talents de couturière qui lui auraient permis de compléter sa pension, mais elle a choisi de rester au village, dans un petit deux-pièces qu’elle a trouvé à louer, que j’ai commencé par habiter avec elle et où elle est demeurée le reste de sa vie.
Domenico Gripari ne donnait pas de cours de piano à des enfants, seulement à des étudiants confirmés qui visaient l’entrée dans les grands conservatoires nationaux, quelquefois aussi à des solistes qui traversaient une période de doute ou qui souhaitaient élargir leur répertoire à des œuvres plus difficiles. Mais j’étais le fils d’un homme qui avait rempli au risque de sa vie sa mission de postier. Domenico Gripari eut écho de ce drame. Il fit dire à ma mère que, pour moi, il ferait une exception. Non seulement, il consentait à me donner des leçons de piano, mais celles-ci seraient gratuites.
Ma mère a accepté. C’était un grand honneur que le maestro nous faisait. Les gens en ont parlé. Je devais me montrer à la hauteur de la chance qui m’était offerte, et ainsi je me suis rendu chez Domenico Gripari pour apprendre le piano. Mais, après trois leçons seulement, il est apparu que je n'avais pas les dons nécessaires pour jouer de cet instrument . Faire travailler mes deux mains en même temps de manière asymétrique était impossible pour moi, et les leçons ont cessé. En revanche, dès ma première visite, Domenico Gripari m’avait proposé de m’enseigner les échecs, et tout de suite il a été surpris par les prédispositions que j’y montrais. Se pouvait-il que j’aie été champion d’échecs dans une vie antérieure? Ou peut-être général d’armée? Domenico Gripari m’a alors offert un échiquier portatif. C'était était un joli ouvrage d’ébénisterie, un objet de collection, sur lequel je pourrais m’entraîner, le soir, après l’école. Et il a été convenu que je reviendrais, chaque fois que j’en trouverais le temps, pour disputer des parties avec lui.

Chap. 2 / 11

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mercredi 13 décembre 2023

Le meurtre de Michèle Soufflot

Le meurtre de Michèle Soufflot a bouleversé notre quartier. D’abord parce qu’il ne peut être que le fait d’un maniaque, et que ce maniaque, il y a toutes les chances pour qu’il demeure parmi nous, prêt à récidiver. S’en étant pris impunément à elle, il faudra qu’il s’en prenne à d’autres, nous ne manquons pas d’ivrognes et de fous pour lui servir de proies. Il suffit d’attendre que l’occasion se présente. Une nuit de lune vague après la pluie. Et puis, parce que Michèle Soufflot était notre fantôme le plus ancien et le plus assidu.
En toute saison, à toute heure du jour ou de la nuit, il arrivait qu’on la voie marcher seule, parler seule, tourner au coin des rues, d’un pas rapide de quelqu’un qui court à une affaire, vêtue d’une chemise de nuit sous un manteau, les deux mains enfoncées dans les poches du manteau, des chaussettes et des pantoufles aux pieds, tandis qu’elle ne courait après rien ni personne de visible. Un fantôme qui court après d’autres fantômes, voilà ce qu’elle était. Et elle allait ainsi, presque toujours, sans vous reconnaître, sans seulement vous voir, comme si vous n’existiez pas. Mais il lui arrivait aussi de s’arrêter soudain pour vous demander une cigarette et du feu. Dans ces moments, derrière la flamme de votre allumette ou de votre briquet, ses yeux gris semblaient vous vriller l’âme. Et elle vous tutoyait. Vous aviez la surprise de l’entendre vous tutoyer et même vous croyiez l'entendre prononcer votre nom. Aviez-vous donc rêvé? Comment pouvait-elle le savoir? Votre prénom lui sortait de la bouche comme, dans les contes de notre enfance, des serpents sortaient de la bouche des sorcières.
Pour les habitants du quartier, Michèle Soufflot était une figure familière. Ses apparitions étaient intermittentes, pour autant on était habitué à la voir. Il lui arrivait d’entrer dans une boulangerie, en haut de l’avenue Borriglione, pour demander une brioche au sucre, et dans ce cas il y avait toujours, dans la file d’attente, une cliente qui faisait signe à la vendeuse qu’elle paierait pour elle, et la vendeuse, pour n’être pas de reste, ajoutait à la brioche une petite bouteille d’eau minérale. Elle disait “Michèle, il faut vous hydrater”, et Michèle hochait la tête en guise de remerciement et elle s’en allait.
Quand, après quelques hésitations, elle choisissait de s’asseoir sur un banc du jardin Thiole, sous les pergolas croulantes de fleurs, les mères n’écartaient pas d’elle les enfants, encore qu’elle portât sur leurs jeux un regard d’une fixité effrayante, et les enfants eux-mêmes ne semblaient pas s’en soucier. D’ailleurs, elle se levait et repartait bien vite, du même pas saccadé, comme si quelque chose ou quelqu’un l’avait fâchée. Et cette contrariété qu'on lui avait faite était-elle récente ou remontait-elle à la nuit des temps? Elle-même ne devait pas le savoir.
Un soir d’hiver qu’il pleuvait, elle s’était blottie dans le renfoncement d’une porte, et j’ai vu un homme bien mis, en grand manteau, un chapeau mou sur la tête, s’approcher d’elle avec un parapluie, et Michèle, grelottant de froid, s’est aussitôt glissée sous le parapluie, comme si elle n’avait jamais douté qu’un prince viendrait la délivrer de la prison où la pluie l’avait mise, et comme si le grand parapluie noir de ce monsieur eût été un carrosse.
Pour moi, il m’a fallu deux ou trois ans après que je suis venu m’installer ici, au moment de ma retraite, pour que je commence à me dire que ce regard, et parfois même cette silhouette, me rappelaient quelqu’un. C’était une impression très vague et très fugace. Je l’oubliais pendant de longues périodes, et elle me revenait à l’improviste, certaines fois où je l’apercevais de loin. Jusqu’au jour où il est arrivé qu’elle sorte du tabac où elle avait acheté son paquet de cigarettes, elle le tenait encore à la main, quand sur son passage un monsieur de son âge (du mien) a fredonné les premières paroles de la chanson des Beatles. D’une voix très douce, du bout des lèvres, il a dit: “Michèle, ma belle / These are words that go together well”. D’habitude, Michèle n’entend rien, ne voit rien, mais cette fois elle s’est retournée vers lui et un faible sourire, un instant, a éclairé son visage, et ce sourire, un instant, lui a rendu sa jeunesse. Et peut-être est-ce alors que l’ai reconnue.


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mardi 12 décembre 2023

La mercière de Clermont-Ferrand

Normandie, un matin de la fin d'été. Grand soleil et du vent. La maison est largement ouverte sur les prés et, plus loin, sur la mer. Les deux femmes se déplacent d’un étage à l’autre et d’une pièce à l’autre en ramassant du linge sale pour la lessive.
AGATHE: Tu as trouvé un train?
YOLANDE: Oui, celui de 4 heures, je serai à Rouen ce soir. Je dormirai chez maman, elle est prévenue, et demain je rentre à Paris avec Rosette.
AGATHE: Pierre t’attendra?
YOLANDE: Il n’a pas besoin de m’attendre. Je n’ai pas besoin de lui. Nous serons à Clermont mercredi, Rosette et moi, et j’aurai un peu plus de dix jours pour m’organiser avant l’ouverture du magasin.
AGATHE: Tu es sûre de vouloir habiter là-bas? Tu n’y connais personne.
YOLANDE: J’ai besoin de travailler. Et je ne veux pas le faire à Paris, où il y a Pierre, ni à Rouen, où il y a maman.
AGATHE: Tu m’as dit que tu as parlé au téléphone avec la patronne de la mercerie?
YOLANDE: Oui, deux fois, elle est très gentille. Elle se trouve trop âgée, elle voudrait lâcher le pied, et aucune des filles qui travaillent avec elle ne semble en mesure de la remplacer, je veux dire pour la comptabilité et les commandes, ni le souhaiter. Elle veut bien que j’essaie. D’ailleurs, elle restera présente, elle pourra m’aider.
AGATHE: La personne qui t’a recommandée est une amie de Pierre?
YOLANDE: Oui, elle s’appelle Léonie. Nous nous étions vues quelquefois, et Madame Ibari, la patronne du magasin, est sa tante. Léonie savait que je voulais m’installer en province, et comme sa tante cherchait quelqu’un…
AGATHE: Elle savait donc que Pierre te quittait?
YOLANDE: Oui, la plupart de nos amis le savaient aussi. Mais ce n’est pas pour elle qu’il me quitte, si c'est ce que tu imagines. C’est pour une personne que je ne connais pas, et que je ne tiens pas à connaître.
AGATHE: Tu n’as pas l’air d’en vouloir beaucoup à Pierre. Tu n’as pas l’air bien triste.
YOLANDE: J’ai pleuré, d’abord, mais maintenant je ne pleure plus. J’avais vingt-et-un ans quand j’ai rencontré Pierre, il en avait vingt-cinq de plus. Il sortait d’une longue liaison, qui le laissait un peu détruit. Il était séduisant. Je ne lui ai guère laissé sa chance. Trois mois plus tard, j’habitais avec lui dans son appartement de la rue Caulaincourt. Et, deux mois plus tard encore, j’étais enceinte. Il a rencontré sa nouvelle amie à l’université de Louvain, où il donnait un cours une fois par semaine, depuis l’automne. Elle est presque aussi vieille que lui, et elle enseigne la philosophie, elle aussi. J’ai su aussitôt qu’ils étaient intéressés l’un par l’autre. Qu’ils se plaisaient. Ils parlent d’écrire un livre ensemble. Ils sont tombés amoureux. Chacun a trouvé dans l’autre son reflet, son âme sœur. Ils se ressemblent. Pierre me l’a avoué. C’était facile à imaginer. Cela ne se discutait pas. Et d’ailleurs, il compte venir voir Rosette à Clermont-Ferrand aussi souvent qu’il le pourra. Je suis certaine qu’il le fera. Et moi, je crois que j’étais fatigué de la philosophie. J’aimais bien le voir lire, écrire. Mais au fond, ce qu’il lisait et écrivait, et ce dont il discutait des soirées entières avec ses amis, et ce dont il pourra discuter des soirées entières, maintenant, avec cette femme, il me semble que je n’y ai jamais cru.
AGATHE: Il s’agissait d’y croire?
YOLANDE: Je crois que je regardais cela comme un jeu, mais que je n’y ai jamais attaché la moindre importance.


Jérôme, le mari d’Agathe, est revenu de la ville avec leurs deux enfants et des paniers de provisions. On dresse la table devant la façade. On déjeune tous les cinq, en plein soleil et dans le vent. Puis les enfants rentrent jouer dans la maison. Les trois adultes s’attardent autour de la table, dans des poses diverses.
JÉRÔME (à Yolande): Tu es sûre de ne pas vouloir rester ici quelques jours encore? Finalement, nous ne rentrerons au Havre que la semaine prochaine. Cela te ferait du bien.
YOLANDE: Tu es gentil, mais non, c’est le moment du départ. Un jour, j’ai quitté Rouen pour Paris. Maintenant, je quitte Paris pour Clermont-Ferrand. Je ne connais rien à la mercerie, mais cette dame propose de m’apprendre. Sa nièce me dit que c’est une brodeuse de grand talent, et que son magasin est connu dans toute la région.
AGATHE (Un peu alanguie, elle fait signe à Jérôme de lui resservir du vin. Elle sourit à Yolande): Tu as le goût du voyage et de l’aventure.
YOLANDE (avec une moue): Tu te moques, mais c’est vrai. Qu’aurais-je continué de faire, près de Pierre, s’il ne m’avait pas quittée? Je suis sûre qu’il m’a aimée, et peut-être m’aime-t-il encore. Mais je commençais à m’ennuyer à le voir corriger ses copies et préparer ses cours. De plus, je n’aime que moyennement la musique classique. Je préfère les chansons. J’apprendrai à tenir un magasin, et le soir je broderai au point de croix en écoutant la radio. Vous viendrez me voir, et quand nous aurons des vacances, Rosette et moi, vous nous inviterez ici.

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dimanche 10 décembre 2023

Meurtre à Saorge

L’assassinat d’Adrienne Lombard a lieu à la fin du mois d’octobre. Le corps est découvert un matin par Madeleine Orengo qui s’occupe de son ménage et de sa cuisine. Celle-ci appelle aussitôt Julien Lombard, antiquaire à Monaco et le fils de la victime. Elle dit que la vieille dame est morte et que son visage est tuméfié. On l’a frappée. Julien Lombard lui demande de ne toucher à rien, de ressortir de la maison et d’attendre sur un banc, dans le jardin, l’arrivée de la police. Il avertit le commissariat de Sospel et aussitôt après il se met en route pour se rendre sur place.
À son arrivée, on ne le laisse pas entrer. Il faut attendre que le corps soit enlevé et que l’équipe de la police scientifique ait effectué ses relevés. Le commissaire François Charpiot vient le chercher dans le jardin. Il lui demande d’enfiler des protections par-dessus ses chaussures, et de bien vouloir le suivre à l’intérieur.
— Pardon de vous importuner. Je sais que le moment est mal choisi. Mais sans toucher à rien, pouvez-vous regarder attentivement ce qui nous entoure et me dire si vous vous souvenez de quelque chose qui était là, d’ordinaire, et qui aurait disparu? Prenez votre temps.
Le cadavre a été découvert dans le salon. Le contour de son corps dessiné à la craie reste visible sur le sol. Comme la trace d’un fantôme. Julien Lombard n’a pas besoin de beaucoup chercher. Il désigne un coffret posé sur le dessus de la cheminée, et il demande qu’on l’ouvre. Avec ses mains gantées de blanc, le commissaire soulève le couvercle et l’intérieur est vide.
— Il y avait là, déclare Lombard, quelques bijoux et de l’argent. C’est moi qui règle toutes les factures de ma mère, mais celle-ci était rassurée de savoir qu’elle pouvait payer dans l’urgence une ambulance ou un taxi.
— J’imagine que la somme n’était pas bien importante, suggère le commissaire.
— Tout de même. Quelques centaines d’euros.
— Et les bijoux?
— Oui, certains avaient de la valeur. J’en ai la liste à mon bureau. Je pourrai vous en fournir une copie, avec les estimations.
Le vol serait donc le mobile, et il ne resterait plus qu’à trouver le voleur. D’autres observations restreignent encore le champ des recherches. L’autopsie révélera que la mort est intervenue la veille au soir, entre vingt heures et vingt trois heures, après que la victime avait dîné. Sa porte n’a pas été forcée. Un visiteur a sonné chez elle. Elle lui a ouvert, l’a introduit dans son salon, et là, il l’a abattue d’un coup de poing en plein visage. Aucune trace de lutte, aucun désordre. Il fallait donc qu’elle le connaisse.
La maison de Mme Lombard est flanquée d’un beau jardin depuis lequel on a une vue vertigineuse sur la vallée de la Roya. Et, pour s’occuper de ce jardin, il faut un jardinier. Celui-ci est tunisien, il habite Sospel. On ne tarde pas à l’interroger. Il est placé en garde à vue, et bientôt relâché. Il a un alibi solide, une partie de loto dans un café de son village où dix personnes au moins assurent l’avoir vu. Le mystère s’épaissit et pendant le mois qui suit, on ne parle plus de l’affaire.

Edward Zambetti est notre nouvel instituteur. Plutôt jeune, bien bâti, une tignasse châtain toujours en bataille, des lunettes cerclées sur des yeux gris, les pommettes et le nez fortement marqués, il donne une impression de puissance, en même temps qu’il paraît un peu ailleurs. Attentif à certains moments et à d’autres distrait. Il est arrivé au village une semaine avant la rentrée, ce qui lui a laissé le temps d’investir le petit logement que la commune mettait à sa disposition, et d’aller se présenter au maire, Monsieur Sylvain Clérissi, qui est aussi notre boulanger.
Il arrive qu’on voie Sylvain à la mairie mais, quand on veut lui parler, le plus sûr est d’aller le surprendre au petit matin devant son four. Alors, sans cesser de pétrir la pâte et de surveiller la cuisson de son pain, il prend le temps de vous écouter et de vous répondre.
Nul n’assiste à l'entrevue qu'Edward Zambetti a avec lui, mais celle-ci se déroule à l’aube, devant les premières miches croustillantes et parfumées d’un matin de septembre où, au cœur de la montagne, l’été resplendit encore. Il s’avèrera que, malgré la différence d’âge, les deux hommes s’entendent aussitôt. Qu’ils se comprennent. Qu’ils s’apprécient. On ne sait pas trop ce qu’ils se disent, quelle passion commune ils se découvrent, mais le fait est que s’établit entre eux un rapport de confiance. Et au soir du premier jour de classe, c’est à notre tour de nous déclarer ravis.
Notre nouveau maître est gentil. Il nous a surtout interrogés sur les promenades qu’il est possible de faire aux alentours du village, et clairement laissé entendre que les leçons auraient lieu désormais en plein air au moins aussi souvent que devant le tableau noir. Du coup, ma mère s’alarme un peu à cause de ma claudication, qui m’empêche de courir comme je voudrais avec les autres enfants. Je traîne la patte. Il faut dire que les ruelles de notre village, au sol inégal, sont souvent voûtées, tellement étroites et tortueuses qu’il faut, pour y transporter un meuble, une bonbonne de gaz, le moindre sac de pommes de terre, un triporteur Vespa qui passe en pétaradant là où ne passerait pas une voiture. Et cela lui donne un bon prétexte pour aller le trouver et avoir avec lui une longue conversation.
Je me souviens que je jouais alors dans la petite cour, sous le tilleul. Par la fenêtre de la classe qui était restée ouverte, je voyais leurs ombres et j’entendais que déjà ils riaient. Je dois peut-être préciser que ma mère n’avait pas de mari, qu’elle s’intéressait à beaucoup d’hommes, et que beaucoup d’hommes du village s’intéressaient à elle. Dans le cas d’Edward Zambetti, ce fût une chance. Car, dès le samedi suivant, il est venu dîner à la maison. Et, à partir de ce premier dîner chez nous (maman avait préparé un lapin aux olives, et manifestement il s’en est régalé), j’ai connu deux Edward Zambetti: celui qui était notre maître à l’école, et celui qui, en dehors de l’école, était l’ami de maman et dont elle celle-ci ne cessait de me parler, parce que cet homme la rendait folle.
— Tu sais qu’il a été instituteur en Finlande, avant d’arriver ici?” me disait-elle en attachant un tablier dans mon dos, tandis que, debout devant l’évier, j’étais occupé à faire la vaisselle. 
— Tu sais qu’il a enseigné les mathématiques à Zurich, en Suisse? Et c’était à de grands élèves”, m’expliquait-elle encore en me frottant le dos, comme je sortais de la douche. 
Ou encore, en étendant du linge sur notre balcon trop étroit, au sol fait de grosses planches mal équarries qui vous laissaient voir, dans les interstices, le vide immense entre vos pieds: 
— J'ai compris qu’il a des amis professeurs à l’université de Cambridge, en Angleterre, et qu’ils s’écrivent de longues lettres, et qu’il lui arrive de faire des voyages là-bas pour participer à des séminaires, et même pour faire des conférences?
Et c’est ainsi qu’un jour elle m’annonça qu’Edward Zambetti, mon maître d’école, s’intéressait à l’assassinat d’Adrienne Lombard.
— Jusqu’à présent cette affaire ne l’intéressait pas, il n'y prêtait pas attention, mais il a appris (par Sylvain, je crois) que notre curé a pris sa retraite de manière un peu inattendue, et depuis, il me dit que cela fait tout de même une drôle de coïncidence.
— Il n’imagine tout de même pas que notre curé a assassiné la vieille dame? ai-je répondu.
— Certainement pas. Il ne l’a jamais vu, il ne sait rien de lui. Seulement qu’il est vieux et faible, presque aussi vieux et faible que Madame Lombard et que la brave Madeleine qui a trouvé le corps de Madame Lombard jeté par terre, et qui a failli en mourir d’une crise cardiaque. Mais il n’en estime pas moins que cela fait une drôle de coïncidence. Je me demande quel scénario il imagine. Avec cela, il me répète que je ne dois surtout parler à personne de l’intérêt qu’il prend à cette affaire, ni toi non plus.

Et, en effet, je me taisais. Déjà que les autres élèves se moquaient de ce que ma mère fût si copine avec le nouvel instituteur, je n’allais pas en rajouter. Quant à nous, nous observions surtout qu’il avait des carnets qui ne le quittaient jamais. Le matin, en arrivant en classe, il posait son gros carnet à spirale sur un coin du bureau, et de temps à autre, il l’ouvrait et se mettait à écrire, parfois avec un crayon, plus souvent avec un stylo à plume dont l’encre lui tachait les doigts. Et alors, il nous oubliait tout à fait.
Nous l’aimions bien, nous étions des enfants habitués à la liberté, nous avions grandi dans les rues du village, dans les prés alentour où nous avions nos ruches et nos carrés de légumes, et les parents de mes camarades étaient presque tous aussi farfelus que ma mère, si bien que nous le laissions travailler en paix. Puis, au bout d’un moment, il revissait son stylo, le glissait avec son gros carnet dans la poche de son pantalon, et comme pour nous remercier de notre patience, il nous emmenait en promenade.
Nous allions sur les sentiers, nous descendions parfois jusqu’à la Bendola où il retroussait le bas de ses pantalons pour entrer dans l’eau et construire avec nous des barrages faits de blocs de pierre que nous transportions, le dos plié, en balançant les bras pour former une chaîne. Et cela ne l’empêchait pas de nous apprendre beaucoup de choses, des choses étonnantes dont notre ancien maître ne nous avait jamais parlé. Par exemple, la différence entre une proposition grammaticale et une proposition logique.
— Votre ancien maître, Monsieur Vibert, vous a appris à distinguer les propositions grammaticales, disait-il. Il a eu raison. Il a bien fait. Mais savez-vous qu’une seule proposition grammaticale peut contenir plusieurs propositions logiques? Et qu’en fait, quand vous dites que vous êtes d’accord avec une proposition, vous ne voyez pas toujours qu’on vous en fait admettre une autre, ou même plusieurs autres, transportées en cachette par la plus apparente. Et que donc, si vous ne voulez pas vous laisser embobiner, si vous voulez penser par vous-mêmes, développer votre esprit critique, il faut que vous soyez capable de les découvrir là où elles sont, ces fameuses propositions logiques, capables de les extraire l’une après l’autre pour les considérer séparément. 
Les premières fois, nous sommes restés ébahis, mais il a poursuivi:
— Voyons, par exemple, si je vous dis “Le chien de Paul est noir”, nous avons bien là une seule proposition grammaticale, puisque nous avons un seul verbe conjugué, pourtant celle-ci contient plusieurs propositions logiques, à propos de chacune desquelles vous devez décider si elle est vraie ou fausse, si vous êtes d’accord ou pas. Lesquelles?
Et là, bien sûr, parce que maintenant nous étions entraînés, et parce que le jeu était amusant au possible, nous ne manquions pas de répondre:
— Trois, Monsieur.
— Bravo. Mais je veux les entendre.
Primo, que cet animal dont on parle est bien un chien, pas un loup, ni un canard (rires dans la classe).
— Bravo, Bertrand. Ensuite?
Secundo, que ce chien appartient bien à Paul et pas à Jacques.
— Bravo, Norma. Ensuite?
Tertio, que ce chien est bien noir et pas bleu…
— En effet, Joséphine. Je vous félicite. Vous êtes en train de devenir d’excellents détectives.
Et comment, par quel cheminement de la pensée, à partir d’une première intuition plutôt improbable, que lui-même aurait dite tirée par les cheveux, Edward Zambetti réussit-il à éclaircir l’affaire de cette pauvre Madame Lombard, et à démasquer le coupable, c’est ce que je vais essayer de faire entendre, en allant à l’essentiel, mais en essayant néanmoins de ne sauter aucune étape. Car, pendant plusieurs semaines, quand il était seul avec ma mère, sûr de n’être entendu par personne d’autre, ou seulement par moi, il ne fit que répéter:
— Pourquoi ce curé a-t-il pris sa retraite, si vite, du jour au lendemain, sans en avoir averti ses ouailles, sans dire au revoir à personne, comme si cela ne pouvait pas attendre? Lorsque nous aurons répondu à cette question, nous saurons aussi pourquoi la vieille Madame Lombard a été assassinée, et par qui.

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jeudi 7 décembre 2023

Tendres guerriers

Ils sont venus me chercher à la gare. Nous étions à la mi-décembre, il faisait froid, il commençait à neiger, même si la neige fondait presque aussitôt qu’elle touchait le sol. C’était l’après-midi, un rayon de soleil perçait les nuages, pas pour longtemps. Le conducteur s’appelait Igor, il m’a fait signe dans le rétroviseur, il m’a souri en même temps qu’il m’a dit son nom. Rodrigo était assis devant, à côté de lui. Ma place était derrière. J’ai ôté mon chapeau, j’ai poussé ma valise et je suis monté.
Un long voyage en train, assis du côté fenêtre, le paysage défilerait dans ma tête tandis que je dormirais, la nuit suivante, puis pendant d’autres nuits encore, et j’étais maintenant coincé avec ces deux hommes que je ne connaissais pas dans des embouteillages.
— C’est toujours pareil, a bougonné Igor, à n’importe quelle heure du jour, tous les jours de la semaine. Pour pouvoir circuler, il faut attendre le couvre-feu.
Rodrigo se retournait sur son fauteuil. C’était avec lui que j’avais traité. C’était lui qui m’avait recruté. Plus tard je devais comprendre qu'Igor était non seulement son chauffeur mais aussi son meilleur ami et son garde du corps.
— Nous sommes heureux de t’avoir avec nous, que tu aies pu te libérer.
Un savant célèbre, une ancienne légende de la linguistique. On disait que j’avais gardé mon bureau au MIT, ce qui était faux. Mais si j’étais aujourd’hui encore mondialement connu, c’était plutôt pour les prises de positions politiques que je proclamais. Que j'avais proclamées. 
Mon heure de gloire en tant que linguiste était passé depuis longtemps. Mes théories avaient été mises à mal, largement réfutées par de plus jeunes, mais chaque fois que l’alter mondialisme avait besoin d’un porte-parole, d’une caution scientifique, on savait où me trouver. Cette fois, on avait besoin d’enseigner la langue, de manière rapide et efficace. On se demandait comment s’y prendre. Accepterais-je de donner des leçons à des migrants en même temps que je formerais de nouveaux professeurs? Tous n’auraient pas un statut légal. J’avais répondu que oui. Il n’était pas prévu que je reçoive un salaire, l’organisation était pauvre, mais j’avais accepté. Pourvu que les personnes qui me seraient présentées aient réellement envie d’apprendre, qu’elles soient résolues à travailler dur, plusieurs heures par jour, le reste, je ne voulais pas le savoir. Que, dans le même public, il y ait de nouveaux arrivants, ne sachant que quelques mots, et d’autres instruits, capables de devenir très vite des professeurs, j’étais d’accord. Ce serait mieux ainsi. J’accueillerais tout le monde. La méthode, les outils nécessaires pour qu’ils apprennent étaient mon affaire. J’improviserais en fonction du public, mais aussi de quelques idées de base sur lesquelles je méditais et que j’étais curieux de mettre à l’épreuve.
Nous en étions là. Tels étaient les termes du contrat non écrit, noué entre la Brigade et moi, quand je suis arrivé à Nice, alors que nous tâchions de traverser la ville pour gagner le faubourg. Mais nous n’avancions pas. Des drones dans le ciel.
— Je récapitule donc. Tu habites chez nous, dans le faubourg. Nous avons préparé pour toi un petit logement au deuxième étage de la maison. Au rez-de-chaussée, tu verras, il y a un restaurant tenu par des amis, et à l’arrière de ce restaurant, donnant sur une cour, ce qui nous sert de salle de classe.
La nuit tombait. Quand nous roulions, c’était au ralenti. Aux façades des grands magasins, les vitrines de Noël et dans le ciel des drones qui nous surveillaient.
— Ils t’ont repéré, a dit Rodrigo en riant. Mais ils ne feront rien contre toi, ils ne peuvent pas se le permettre, tu es trop célèbre.
Mon arrivée à Nice et ma collaboration avec cette brigade altermondialiste avaient été annoncées de manière quelque peu tapageuse. Elles devaient être perçues comme un événement planétaire. “Le célèbre Antonin Nadal a quitté son confortable bureau de MIT pour le faubourg de Nice.” C’était le but, que la presse en parle, que toutes les télévisions s’en fassent écho, pour que le sort des migrants soit enfin mis au cœur de l’actualité, et qu’on s’intéresse aussi à l’organisation semi-clandestine qui se chargeait de les accueillir.
— Contre toi, ils ne peuvent rien”, répétait Rodrigo, et j’approuvais d’un hochement de tête. “Ils viendront t’interviewer, nous te laissons toute liberté de choisir à qui tu veux répondre, et ce que tu veux répondre.”
Il en faisait un peu trop dans le genre accueillant et flagorneur, et je manquais de sommeil, si bien que je ne répondais plus, brinquebalant à l’arrière du véhicule que conduisait Igor, un modèle déjà ancien.
Je n’étais pas loin de m’endormir, tandis que les drones venaient voler juste devant le pare-brise, qu’ils restaient comme immobiles à quinze centimètres de la vitre, juste devant Igor qui ne se laissait pas impressionner. Il leur faisait des grimaces, il leur tirait la langue. Les drones n’appréciaient pas la plaisanterie, ils frétillaient des ailes, ils s’envolaient ailleurs, puis revenaient.
Mes yeux se sont fermés. Quand je me suis réveillé, les deux hommes fumaient, les vitres ouvertes, il faisait tout à fait nuit, il faisait froid, nous roulions sur une route déserte, la neige sur les côtés et tout au bout, à un rond-point, une petite maison éclairée, c’était le Restaurant des Amis.
— Tu vois, ils ont gardé ouvert, a dit Rodrigo, ils nous attendent.
La table était servie, Lourenço, le patron, a dîné avec nous, nous étions quatre, pas d’autres clients. J’ai bu du vin rouge, puis une jeune femme est venue me chercher pour me conduire à ma chambre. Ils voyaient mon état de fatigue. J’avais du mal à suivre la conversation. Ils voulaient me ménager. Les autres sont restés à table, ils ont continué de manger du bacalhau avec des pommes de terre et boire du vin. On aurait dit une famille. J’ai eu la présence d’esprit de porter moi-même ma valise en montant derrière la jeune femme dont je n’avais pas bien entendu le nom. 
Ma chambre se trouvait au deuxième étage. Propre, faiblement éclairée, reposante. Un compotier avec des mandarines et une bouteille d’eau minérale sur une table ronde en plastique moulé. Une autre petite table, en bois celle-ci, appuyée contre un mur, avec une chaise, une lampe de bureau, une ramette de papier et des crayons. Ils avaient pensé à tout. Le bon parfum des mandarines. Dans un angle de la cuisine, une cabine de douche. J’en ai écarté le rideau et le parfum du savon de Marseille est venu se combiner à celui des mandarines. Ici, il faisait chaud.  J’ai ouvert la fenêtre pour laisser entrer un peu de fraîcheur. Le parfum de la nuit d’hiver, le silence de la neige. La jeune femme avait un joli visage, elle souriait en me souhaitant bonne nuit.

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