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mercredi 10 avril 2024

Retour de Saorge

Une fois passé le col, nous savions que la mer était à l'horizon, encore que dans la nuit nous ne pouvions pas la voir, et la route dessinait de larges lacets qu'il me fallait négocier avec prudence, tandis que les petits personnages dévalaient devant nous, courant et sautant dans leurs costumes bariolés, et coupant au travers. Ils semblaient nous attendre, un virage après l’autre, comme pour nous signifier qu’ils nous devançaient toujours. À notre passage, ils se précipitaient sur la voiture et collaient leurs visages sur le pare-brise pour nous faire des grimaces.

Nous avions quitté Saorge à une heure tardive. Nous y étions montés pour assister à un concert de musique baroque qui avait été donné en fin d'après-midi sur le parvis du monastère. Parmi l'assistance, nous avions rencontré Mireille avec laquelle Anna avait été liée du temps de sa jeunesse militante. Mireille habitait le village, nous le savions, si bien que nous n'avions pas été surpris de la rencontrer là. Elle était accompagnée par une jeune femme avec laquelle il était facile de deviner qu'elle formait un couple. Celle-ci s'appelait Sarah, elle était jolie et visiblement très amoureuse de sa vieille compagne, et à la fin du concert, comme nous allions partir, Mireille avait proposé que nous dinions ensemble au restaurant du Pountin connu pour servir d'excellentes pizzas.
— Vos enfants sont assez grands pour se garder tout seuls, avait-elle dit. Téléphonez-leur qu'ils ne vous attendent pas.

Le concert avait été donné par une troupe d'amateurs, et nous n'aurions pas pu souhaiter une prestation plus juste et plus sensible. Aux sept musiciens s'ajoutait une chanteuse vêtue en costume d'époque, et qui accompagnait son chant d'une gestique apprise dans quelques rares traités dont une notice nous indiquait qu’elle avait pu les consulter dans le cadre d’une recherche universitaire qui avait duré cinq ans, au gré desquels elle avait voyagé d’Europe aux États-Unis. Et le dîner, à son tour, devait se dérouler dans des conditions aussi parfaites, en même temps que troublantes et irréelles. Comme si le dialogue auquel il devait donner lieu avait été écrit pour le théâtre.

La table de restaurant était posée sur un plancher grossièrement assujéti dans une rue en pente, et durant tout le repas, dans la nuit qui noyait nos visages et alors que le vin rouge coulait dans nos verres, Mireille et Anna avaient évoqué des souvenirs communs. Sarah et moi n'avions fait que les écouter et que les regarder, et que nous regarder l'un l'autre, quelquefois, en souriant de nous voir ainsi transportés dans le fouillis de leurs mémoires. Et, dans le passé qu'elles évoquaient, Mireille se reconnaissait sans l'ombre d'un doute. Ce qu'elle avait été alors, elle l'était encore aujourd'hui, ayant seulement vieilli, ayant seulement acquis davantage d'expérience, d'autorité et de sagesse, mais en demeurant toujours fidèle aux mêmes convictions. Tandis que, pour ce qui concernait Anna, le rapport au passé était très différent.

La personne qu'elle avait été alors se raccordait mal à celle d'aujourd'hui, et cette jeune figure, je ne le découvrais pas. Parmi les souvenirs relatifs à ce passé vieux de plus de trente ans, qui semblaient s’échapper soudain d’un coffret que l’on aurait ouvert, il n’y avait pas un nom, pas un fait, une couleur des choses, pas un simple parfum dont je fusse ignorant. Mais non seulement la jeune femme qu'elle avait été quand je l'avais conquise ne m'était pas odieuse, mais je reconnaissais au fil des propos qui la faisaient revivre, les qualités précieuses dont je m'étais épris. Et Anna elle-même, qui parlait sans me regarder, comme si de me regarder l’aurait empêchée de poursuivre, paraissait découvrir dans son propre récit qu'elle avait été libre et heureuse alors comme il était impossible qu’elle le fût à présent. Si bien que nous étions sortis de ce dîner l’un et l’autre quelque peu étourdis.

Le lendemain, les petits personnages qui avaient traversé notre route à plusieurs reprises, leurs chahuts, leurs pitreries, leurs moqueries grotesques, étaient oubliés. Sans doute, n’avaient-ils été qu’un rêve. L’été s’annonçait par de gros nuages au-dessus de la mer. Ils s’accumulaient, changeaient de couleurs, prenaient des formes de cathédrales, laissant percer ça et là des rayons de soleil raides comme des épées. La météo nous annonçait une tempête, avec des vagues qui pourraient déferler sur la Promenade des Anglais. Nous l’attendions, des précautions étaient prises. Vers le soir, des imprudents franchissaient les barrières et allaient au-devant des embruns pour faire des photos. Une nuit, des grondements de tonnerre nous firent sortir sur nos balcons, mais l’orage éclata au loin, nous en vîmes les éclairs tandis que, sur la ville, nous n’eûmes droit qu’à des averses abondantes et tièdes dans lesquelles nous nous nous trouvions à patauger et rire comme des enfants.

dimanche 11 février 2024

Dans les Pléiades

Les gens du village l’appelaient “le poète”. Et Rodolphe était bien poète, en effet. Il avait publié, depuis qu’il habitait au village, une demi-douzaine de minces volumes de poésie qui faisaient dire aux critiques qu’il était un poète majeur de son temps, mais sa principale activité, celle qui lui permettait de vivre et de faire vivre sa famille, et celle qu’il évoquait le plus volontiers quand on l’interrogeait, consistait à traduire des auteurs étrangers. Des travaux lents et minutieux, interminables, qui l’occupaient du matin au soir et encore jusque tard dans la nuit. Pensez! La Mort à Venise de Thomas Man! L’Odyssée d’Homère! L’Homme sans qualités de Robert Musil! Et l’œuvre complète de Rainer Maria Rilke! Sans parler de beaucoup d’autres choses, lui qui était si grand, si maigre et si timide, avec un sourire de jeune homme!
Il n’avait guère plus de trente ans quand il s’était installé au village, sa femme pouvait en avoir vingt et elle était enceinte. Ils venaient tous deux des grandes villes, et le village de montagne où ils habitaient à présent, et qu’ils ne devaient plus quitter, était dans la région des Grisons. Un village austère, aux rues en pentes. Et depuis, quatre enfants leur étaient nés, qui tous avaient été élèves à l’école du village, et dont les deux aînées poursuivaient leurs études, l’une à Genève et l’autre à Londres, ce qui ne les empêchait pas de revenir souvent et de se montrer charmantes. On les appelait par leurs prénoms, Henriette et Louise, et elles vous répondaient gaiement, en secouant leurs lourdes chevelures châtain et en vous appelant elles aussi par votre prénom.
Tout le monde les aimait pour leurs manières, encore qu’aucun membre de la famille ne fréquentât l’église. Avec cela, Rodolphe et sa femme avaient l’habitude d’offrir aux enfants de petits spectacles de marionnettes, qu’ils organisaient chez eux, dans leur salon. Des spectacles simples et innocents, dont le caractère le plus remarquable tenait à ce que les marionnettes étaient fabriquées par Rosine, l’épouse de Rodolphe, et que les fils de ces marionnettes étaient tirés par tous les membres de la famille, du plus petit au plus grand, Rodolphe au premier chef qui, pour l’occasion, quittait sa table de travail et ses dictionnaires.
Savait-on, à Paris, qu’il avait ce talent? Qu’il pouvait feindre la grosse voix d’un ogre ou celle d’un gendarme quand le rôle lui revenait de le faire? Et ce n’est pas tout. Si je raconte cette histoire, c’est qu’une fois au moins, il y eut à ce spectacle un petit supplément.
Des amis avaient accouru à leur invitation. Il faut croire qu’ils avaient des amis dans plusieurs endroits du monde, que leur maison était assez grande pour les accueillir, et que ceux-ci ne rechignaient pas à dormir à plusieurs dans la même chambre. Et l'invitation incluait qu'ils apportent avec eux des instruments de musique.
À cinq heures de l’après-midi, on était en hiver, il faisait déjà nuit, et dans le salon de Rosine et Rodolphe, éclairée par des bougies, on mangeait des châtaignes grillées qu’on se passait de la main à la main en se brûlant les doigts, et on buvait du vin chaud parfumé à la cannelle en soufflant dessus, tandis que les marionnettes donnaient une version abrégée (et simplifiée) des Noces de Figaro. Puis, le spectacle à peine terminé, René, le plus jeune des quatre enfants, celui qui avait une jambe raide et qui, pour l’occasion, avait revêtu un chapeau pointu et une cape, avait lu une annonce selon laquelle des comédiens et des musiciens mystérieux attendraient tous ceux qui voudraient bien venir, une heure plus tard, devant la vitrine du boulanger qui était aussi le maire du village. Et une heure plus tard, l’air de Voi che sapete était chanté par une Louise venue tout exprès de Genève pour cette unique et féerique performance. Elle avait été travestie en Cherubino par Henriette, sa sœur, venue quant à elle tout exprès de Londres où elle apprenait la mode, tandis que l’accompagnement de l’orchestre était assuré par cinq instruments: un violon, une flûte, une guitare, une mandoline et un tambour.
Voilà! Derrière la chanteuse et les cinq musiciens, la boulangerie était ouverte d’où se répandaient une douce clarté en même temps qu’un parfum de brioches. Et au ciel, il y avait les Pléiades que notre ami poète a rejoint maintenant. 



dimanche 17 décembre 2023

Le maître de piano

 

Lorsque le crime de Dolorès Ortiz a été découvert, que tout le village en a parlé, l’idée m’a traversé l’esprit que Domenico Gripari pouvait être le coupable, mais je n’en ai rien dit. D’abord parce que je n’étais alors qu’un enfant. Ensuite parce qu’il ne pouvait échapper à l’attention de personne que la victime était une élève de Gripari, qu’elle séjournait au village depuis plus de six mois pour prendre des leçons de piano avec lui. Enfin parce que Domenico Gripari était mon ami.
Altrosogno est un bourg perdu dans la montagne. Si, à cette époque, ce nom était cité quelquefois dans la presse, c’était dans presque tous les cas parce que Domenico Gripari s’y était retiré. Il avait fait une carrière de soliste. Une célébrité acquise très tôt lui avait donné l’occasion de se produire partout dans le monde, puis un jour il avait arrêté. Il avait déclaré qu’il était fatigué des voyages, des salles de concert trop grandes, de la discipline de fer à laquelle il devait s’astreindre pour accomplir, soir après soir, les plus invraisemblables prouesses.
— Je ne suis tout de même pas un singe savant, disait-il. Je ne suis pas un perroquet. Ni un artiste de foire.
Désormais, il recevrait quelques élèves chez lui, dans le nid d’aigle qu’il avait découvert et qu’il était en train d’aménager. Il avait le projet d’enregistrer ou de réenregistrer certaines œuvres, mais il le ferait dans son salon. Enfin, il n’excluait pas de se produire de nouveau en public, mais il s’agirait désormais de concerts uniques, annoncés un mois à l’avance et donnés dans des cloîtres, pourquoi pas dans des granges?
Pour ma part, j’étais Edmond, le fils unique de Bruno Calabre, un postier qui était mort en service.
Un après-midi d’hiver, celui-ci avait eu l’idée d’apporter l’argent d’un mandat à une vieille femme qui habitait seule, à l’écart du village, et dont on n’avait pas de nouvelles depuis plusieurs jours. Il était parti à pied, la neige encombrait le chemin. La vieille femme lui avait servi du café au lait et des biscuits confectionnés par elle, qu’elle conservait dans une boîte en fer. Elle lui avait raconté des histoires de filiation. Il lui fallait aller chercher très loin dans sa mémoire, où se confondaient quelquefois le père avec le fils, la fille avec la mère, ou l’inverse; et, d’après son témoignage, quand le postier était reparti, la nuit tombait déjà.
Ma mère ne l’a pas vu revenir. À cause de la neige qui ne cessait pas, elle a pensé que sans doute il dormait chez cette dame. Puis, le lendemain, à midi, quand il n’était plus concevable qu’il se fût attardé si longtemps, elle a prévenu la police. Des hommes sont montés au village avec des chiens, et ils ont entrepris des recherches. Il neigeait toujours, la nuit est tombée vite, et le corps de mon père ne devait être retrouvé qu’au dégel du printemps, plusieurs semaines plus tard.
De toute évidence, le soir de l’accident, la nuit était si noire qu’il s’était écarté du chemin, et qu’il était tombé dans un fossé où il s’était brisé la nuque.
Cette mort accidentelle devait valoir à ma mère une pension, mais nous avions vécu jusque là dans un appartement de fonction, au-dessus du bureau de poste que mon père tenait seul, et bien sûr nous avons dû le libérer. Nous aurions pu aller habiter ailleurs, dans la ville dont nous voyions les clochers se profiler au loin, dans la plaine. Ma mère avait des talents de couturière qui lui auraient permis de compléter sa pension, mais elle a choisi de rester au village, dans un petit deux-pièces qu’elle a trouvé à louer, que j’ai commencé par habiter avec elle et où elle est demeurée le reste de sa vie.
Domenico Gripari ne donnait pas de cours de piano à des enfants, seulement à des étudiants confirmés qui visaient l’entrée dans les grands conservatoires nationaux, quelquefois aussi à des solistes qui traversaient une période de doute ou qui souhaitaient élargir leur répertoire à des œuvres plus difficiles. Mais j’étais le fils d’un homme qui avait rempli au risque de sa vie sa mission de postier. Domenico Gripari eut écho de ce drame. Il fit dire à ma mère que, pour moi, il ferait une exception. Non seulement, il consentait à me donner des leçons de piano, mais celles-ci seraient gratuites.
Ma mère a accepté. C’était un grand honneur que le maestro nous faisait. Les gens en ont parlé. Je devais me montrer à la hauteur de la chance qui m’était offerte, et ainsi je me suis rendu chez Domenico Gripari pour apprendre le piano. Mais, après trois leçons seulement, il est apparu que je n'avais pas les dons nécessaires pour jouer de cet instrument . Faire travailler mes deux mains en même temps de manière asymétrique était impossible pour moi, et les leçons ont cessé. En revanche, dès ma première visite, Domenico Gripari m’avait proposé de m’enseigner les échecs, et tout de suite il a été surpris par les prédispositions que j’y montrais. Se pouvait-il que j’aie été champion d’échecs dans une vie antérieure? Ou peut-être général d’armée? Domenico Gripari m’a alors offert un échiquier portatif. C'était était un joli ouvrage d’ébénisterie, un objet de collection, sur lequel je pourrais m’entraîner, le soir, après l’école. Et il a été convenu que je reviendrais, chaque fois que j’en trouverais le temps, pour disputer des parties avec lui.

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mardi 12 décembre 2023

La mercière de Clermont-Ferrand

Normandie, un matin de la fin d'été. Grand soleil et du vent. La maison est largement ouverte sur les prés et, plus loin, sur la mer. Les deux femmes se déplacent d’un étage à l’autre et d’une pièce à l’autre en ramassant du linge sale pour la lessive.
AGATHE: Tu as trouvé un train?
YOLANDE: Oui, celui de 4 heures, je serai à Rouen ce soir. Je dormirai chez maman, elle est prévenue, et demain je rentre à Paris avec Rosette.
AGATHE: Pierre t’attendra?
YOLANDE: Il n’a pas besoin de m’attendre. Je n’ai pas besoin de lui. Nous serons à Clermont mercredi, Rosette et moi, et j’aurai un peu plus de dix jours pour m’organiser avant l’ouverture du magasin.
AGATHE: Tu es sûre de vouloir habiter là-bas? Tu n’y connais personne.
YOLANDE: J’ai besoin de travailler. Et je ne veux pas le faire à Paris, où il y a Pierre, ni à Rouen, où il y a maman.
AGATHE: Tu m’as dit que tu as parlé au téléphone avec la patronne de la mercerie?
YOLANDE: Oui, deux fois, elle est très gentille. Elle se trouve trop âgée, elle voudrait lâcher le pied, et aucune des filles qui travaillent avec elle ne semble en mesure de la remplacer, je veux dire pour la comptabilité et les commandes, ni le souhaiter. Elle veut bien que j’essaie. D’ailleurs, elle restera présente, elle pourra m’aider.
AGATHE: La personne qui t’a recommandée est une amie de Pierre?
YOLANDE: Oui, elle s’appelle Léonie. Nous nous étions vues quelquefois, et Madame Ibari, la patronne du magasin, est sa tante. Léonie savait que je voulais m’installer en province, et comme sa tante cherchait quelqu’un…
AGATHE: Elle savait donc que Pierre te quittait?
YOLANDE: Oui, la plupart de nos amis le savaient aussi. Mais ce n’est pas pour elle qu’il me quitte, si c'est ce que tu imagines. C’est pour une personne que je ne connais pas, et que je ne tiens pas à connaître.
AGATHE: Tu n’as pas l’air d’en vouloir beaucoup à Pierre. Tu n’as pas l’air bien triste.
YOLANDE: J’ai pleuré, d’abord, mais maintenant je ne pleure plus. J’avais vingt-et-un ans quand j’ai rencontré Pierre, il en avait vingt-cinq de plus. Il sortait d’une longue liaison, qui le laissait un peu détruit. Il était séduisant. Je ne lui ai guère laissé sa chance. Trois mois plus tard, j’habitais avec lui dans son appartement de la rue Caulaincourt. Et, deux mois plus tard encore, j’étais enceinte. Il a rencontré sa nouvelle amie à l’université de Louvain, où il donnait un cours une fois par semaine, depuis l’automne. Elle est presque aussi vieille que lui, et elle enseigne la philosophie, elle aussi. J’ai su aussitôt qu’ils étaient intéressés l’un par l’autre. Qu’ils se plaisaient. Ils parlent d’écrire un livre ensemble. Ils sont tombés amoureux. Chacun a trouvé dans l’autre son reflet, son âme sœur. Ils se ressemblent. Pierre me l’a avoué. C’était facile à imaginer. Cela ne se discutait pas. Et d’ailleurs, il compte venir voir Rosette à Clermont-Ferrand aussi souvent qu’il le pourra. Je suis certaine qu’il le fera. Et moi, je crois que j’étais fatigué de la philosophie. J’aimais bien le voir lire, écrire. Mais au fond, ce qu’il lisait et écrivait, et ce dont il discutait des soirées entières avec ses amis, et ce dont il pourra discuter des soirées entières, maintenant, avec cette femme, il me semble que je n’y ai jamais cru.
AGATHE: Il s’agissait d’y croire?
YOLANDE: Je crois que je regardais cela comme un jeu, mais que je n’y ai jamais attaché la moindre importance.


Jérôme, le mari d’Agathe, est revenu de la ville avec leurs deux enfants et des paniers de provisions. On dresse la table devant la façade. On déjeune tous les cinq, en plein soleil et dans le vent. Puis les enfants rentrent jouer dans la maison. Les trois adultes s’attardent autour de la table, dans des poses diverses.
JÉRÔME (à Yolande): Tu es sûre de ne pas vouloir rester ici quelques jours encore? Finalement, nous ne rentrerons au Havre que la semaine prochaine. Cela te ferait du bien.
YOLANDE: Tu es gentil, mais non, c’est le moment du départ. Un jour, j’ai quitté Rouen pour Paris. Maintenant, je quitte Paris pour Clermont-Ferrand. Je ne connais rien à la mercerie, mais cette dame propose de m’apprendre. Sa nièce me dit que c’est une brodeuse de grand talent, et que son magasin est connu dans toute la région.
AGATHE (Un peu alanguie, elle fait signe à Jérôme de lui resservir du vin. Elle sourit à Yolande): Tu as le goût du voyage et de l’aventure.
YOLANDE (avec une moue): Tu te moques, mais c’est vrai. Qu’aurais-je continué de faire, près de Pierre, s’il ne m’avait pas quittée? Je suis sûre qu’il m’a aimée, et peut-être m’aime-t-il encore. Mais je commençais à m’ennuyer à le voir corriger ses copies et préparer ses cours. De plus, je n’aime que moyennement la musique classique. Je préfère les chansons. J’apprendrai à tenir un magasin, et le soir je broderai au point de croix en écoutant la radio. Vous viendrez me voir, et quand nous aurons des vacances, Rosette et moi, vous nous inviterez ici.

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dimanche 3 décembre 2023

Yacine

Clotilde était fâchée, pas forcément contre moi mais désolée tout de même de se trouver dans cet appartement où je les avais emmenés, le bébé et elle, et où nous venions à peine de poser nos bagages.
Elle avait été très réticente à venir. Clotilde ne disposait que d’une quinzaine de jours de congé. Depuis que nous étions mariés, nous avions passé toutes nos vacances en Bretagne, quelle que soit la saison. Ses parents possédaient à Concarneau une maison grande et confortable où ils pouvaient nous accueillir, ainsi que ses deux frères et leurs familles, et jusqu’à présent je ne m’étais pas fait prier pour l’accompagner. Pour ce qui me concernait, la question des vacances ne se posait pas. Je suis libre d’organiser mon travail à ma guise, n’importe où, pourvu que j’aie une table où étaler mon matériel à dessin, ce qui était le cas à Concarneau. Une table poussée sous la fenêtre de notre chambre, devant la mer piquée de moutons, où Clotilde et ses frères naviguaient, des journées entières, dont ils revenaient heureux et affamés. Je ne comptais plus les projets que j’avais pu mener à bien durant mes séjours à Concarneau depuis trois ans que nous étions mariés, et que j’y avais pris mes habitudes, et j’y serais volontiers retourné cette année-là encore si ma grand-mère n’était pas morte, quelques mois auparavant, en me faisant l’héritier de cet appartement.
Le notaire me l’avait signifié par téléphone, et j’en avais été surpris. J’avais d’abord cru à un malentendu. Ma mère était sa fille et il m’aurait paru naturel que cet héritage lui revînt, et j’avais une sœur aînée qui aurait pu y prétendre elle aussi. Mais le notaire m’avait rassuré. Il m’avait dit que je n’avais rien à craindre, ni ma mère ni ma sœur n’avaient été oubliées dans le partage, si bien que j’étais désormais l’unique propriétaire de cet appartement, qui était joliment situé dans un petit immeuble précédé d’un jardin, au haut de l’avenue Saint-Barthélemy, dans le quartier nord de Nice.
— Comment comptez-vous en disposer? me dit-il encore. Peut-être le louer, ou le vendre?
Si c’était le cas, il pouvait me mettre en relation avec une agence. Il gardait un excellent souvenir de ma grand-mère, il savait quelle affection celle-ci me vouait, et s’il pouvait m’aider à tirer le meilleur parti de cet héritage, il était tout à mon service. Mais je lui avais répondu que non, que je n’avais aucune idée de ce que je pourrais faire de ce bien qui m'échoyait à l'improviste, comme tombé du ciel, moi qui jusque là n’avais rien possédé, que mes livres et mon matériel à dessin.
— Il faut d’abord que je le voie, ai-je répondu. Que je me rende compte par moi-même.
— Parce que vous ne le connaissez pas? s’était-il étonné. Votre grand-mère l’habitait pourtant depuis longtemps.
Et je lui avais répondu que non, que mes rapports avec elle s’étaient effilochés au fil des ans. Depuis la mort de mon grand-père, ma grand-mère menait une existence à part. Elle vivait dans son monde, ne semblait pas très désireuse de nous voir, et les rares fois où je lui avais annoncé mon passage à Nice, elle m'avait invité à déjeuner au restaurant du Club nautique, où elle arrivait en taxi et repartait de même après avoir payé l’addition.
Le soir-même, j’ai dit à Clotilde:
— Il est probable que cet appartement a besoin d’être rafraîchi. Avant de décider de le vendre ou de le louer, il serait sans doute raisonnable que j’y fasse effectuer des travaux. Il suffira que j’y demeure quelques jours. Je jugerai quels travaux sont indispensables et, s'ils ne sont pas trop coûteux, je m’arrangerai avec une entreprise locale pour qu’ils soient engagés dans les mois qui viennent, en notre absence.
Et comme Clotilde ne protestait pas, j’ai ajouté: 
— Et d’ailleurs, pourquoi ne le garderions-nous pas? Nous pourrions profiter ainsi du soleil et de la plage, deux ou trois fois dans l’année, et le reste du temps, nous en confierions les clés à tes frères ou à quelques amis?
L’idée des clés que nous pourrions prêter à ses frères a emporté la décision. Mais maintenant elle regrettait de s’être laisser convaincre.
L'immeuble était charmant, haut de trois étages seulement, ce qui lui avait donné quelque espoir, ainsi qu’à moi, quand nous étions arrivés, que le taxi nous avait déposés devant la grille; mais ensuite il avait suffi d'entrer, de pousser une à une les portes de l’appartement pour nous rendre à l’évidence. Nous pénétrions dans l’endroit où avait vécu une femme solitaire, atteinte de troubles cognitifs.
Les meubles étaient ceux qui avaient pu y trouver place après qu'elle les avait déménagés de la villa du Lavandou où elle avait habité avec mon grand-père et où elle n'avait plus voulu demeurer après sa mort, et ils y étaient mal adaptés. Déjà, quand elle s’était installée ici, dix-sept ans auparavant, il aurait fallu en refaire les peintures, changer la baignoire et le lavabo, vérifier le système de chauffage, améliorer l’éclairage, réaménager la cuisine; et il était facile de comprendre que ma grand-mère n’avait rien fait de tout cela. Elle s’était contentée de sortir d’une valise les portraits de mon grand père qu’elle avait disposés sur la cheminée où ils se trouvaient encore.
Ma grand-mère avait follement aimé son mari, elle l’avait follement admiré aussi, il était son grand homme, et sa disparition l’avait laissée dans un désarroi qui la rendait indifférente à tout.
— Sans lui, elle se sent perdue, elle est comme une petite fille, disait ma mère, qui ne regardait pas ce trait de caractère comme très glorieux, et qui d’ailleurs, de manière générale, ne se montrait pas très indulgente à son égard.
À plus de soixante ans, ma grand-mère s'était toujours comportée auprès de lui comme une adolescente amoureuse, et il est vrai que mon grand-père était un personnage très séduisant. Météorologiste de profession, il savait tout du ciel et des orages qui s’y concoctent. À côté de cela, il aimait voyager, il jouait au tennis et il nageait beaucoup, partout et en toute saison.
J’avais été très proche de lui — d’elle aussi, par la même occasion, mais de lui d'abord. Il faut dire que j'étais un enfant pas tout à fait comme les autres. Je n'apprenais rien à l'école, je ne réussissais dans aucune discipline, pas même en sport, et mes parents en étaient déçus. Ils évitaient de me faire des reproches, de se mettre en colère contre moi, de me punir ou de crier, sans doute parce que les psychologues et les pédo-psychiatres auxquels ils soumettaient mon cas les convainquaient de s’en abstenir. Mais ce conseil qu’ils leur donnaient ne signifiait-il pas du même coup qu’ils devaient prendre leur parti du retard ou de l’inadaptation que je montrais? Qu’il n’y avait pas à attendre de moi, pour les années à venir, que je fasse beaucoup de progrès? Et ils ne s’y résignaient pas sans en éprouver une tristesse qu’ils cachaient mal, ou qu’ils ne cachaient pas.
Je n’étais pas le garçon dont ils avaient rêvé. Cela, d’aussi loin que je me souvienne, je l’ai toujours su. Il est arrivé une fois que je surprenne ma mère en train de dire à mon propos que je n’étais pas bien fini. Le contraste était d’autant plus criant qu’Odile, ma sœur, qui était de quatre ans mon aînée, réussissait merveilleusement bien dans tout ce qu’elle faisait, et surtout à l’école. Et ce jour où ma mère, s’adressant à l’une de ses amies, a dit à mon propos cette parole terrible, je me souviens qu’Odile était présente, debout auprès d’elle, et qu’elle hochait la tête en signe d’assentiment. Et dans tous les cas où on lui laissait prendre la parole au milieu d’un groupe d’invités, ce qui finissait toujours par se produire, elle ne trouvait rien de mieux â faire, pour se rendre intéressante, que d’énumérer mes bizarreries. Elle donnait des exemples. Elle disait:
— Tu sais, même les émissions pour enfants, même les dessins animés, il ne les regarde pas en entier. Au bout de dix minutes, il se lève et il s’en va.
— Et où va-t-il ainsi?
— Il va dans sa chambre.
— Et que fait-il dans sa chambre?
— Rien. Il dessine.
Or, jamais de la part de mon grand-père, je n’avais senti cette gêne ou cette tristesse que montraient mes parents. Lui ne faisait pas semblant, il m’aimait comme j’étais, pour ce que j’étais, et il me parlait. Et quand il me parlait, il n’énonçait pas des principes, il ne professait pas des doctrines, il s’adressait à moi.

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mercredi 22 novembre 2023

Villa Bellevue

Je voulais revenir à Nice. J’imaginais d’abord quelque chose près de la mer. Je me voyais me promener le long des plages, chaque matin, au soleil ou sous une pluie transparente et fraîche, comme on en connaît ici. Partant du Negresco, j’aurais marché jusqu’au port et, en revenant, je me serais arrêté pour déjeuner près du Cours Saleya. La pluie aurait alors cessé. Le soleil serait reparu essuyé, luisant comme un sou neuf. Je pensais que je n’étais pas trop pauvre. Que l’exercice matinal suivi d’un pichet de vin rouge et d’une soupe au pistou chez Acchiardo pourraient me consoler de la solitude et de l’ennui inhérents à la vieillesse.
J’avais demandé à une agence de faire des recherches. Elle m’envoyait des dossiers numériques avec des photos. Mais les semaines passaient et je ne trouvais rien qui me convienne. Trop petit, trop kitch, trop cher. Jusqu’au jour où, au téléphone, une jeune femme m’a parlé d’un deux-pièces rue des Boers. C’était la première fois que j’avais affaire à elle. Elle était amusante, un peu moqueuse et semblait certaine que ce deux-pièces était fait pour moi. Bien sûr, convenait-elle, il se trouvait dans un tout autre quartier que celui que j’avais indiqué dans mes vœux, mais avec le tramway je serais rendu en quelques minutes sur la place Masséna. Et je disposerais en outre d’une terrasse exposée au sud et d’une place de parking souterrain.
— Quand vous voudrez sortir votre voiture du garage, me dit-elle, vous pourrez aller faire des promenades dans la montagne, ou même en Italie. Et, en plus, si je vous convaincs, je toucherai une commission.
Je ne me souvenais plus très bien où se trouvait la rue des Boers. Y étais-je jamais passé? Je savais qu’elle était voisine de l’ancienne faculté des sciences. Je l’ai cherchée sur le plan de la ville, j’ai pu en suivre le tracé. J’ai vu qu’elle débouchait, au nord, sur le boulevard Gorbella, près des tennis. Et alors je me suis souvenu d’Hélène. Celle-ci devait avoir seize ou dix-sept ans quand nous nous sommes connus, et moi trois de plus. Elle habitait une jolie villa de l’avenue Bellevue où j’allais la chercher, ma raquette sous le bras. Elle me demandait de l’attendre à l’entrée. Elle descendait en pull et courte jupe blanche, avec un gros sac qu’elle me donnait aussitôt à porter, et nous nous en allions côte à côte, en bavardant comme de vieux camarades ou comme des cousins grandis ensemble.
Ensuite j’ai été occupé. J’avais certains ajouts et réglages à terminer pour le Parc Clichy-Batignolles, et une fois le deux-pièces acheté, j’y ai fait effectuer des travaux de peinture et de décoration. Enfin, mon appartement parisien était vaste, je l’occupais depuis plus de quinze ans, il me servait de studio et, outre mon matériel d’enregistrement et de mixage, j’y avais accumulé des livres et toutes sortes d’objets, parmi lesquels j’ai dû faire du tri pour savoir lesquels je déménagerais à Nice et desquels il faudrait que je me débarrasse. Enfin il est arrivé, un après-midi de printemps, que je remonte du boulevard Gambetta avec un cactus que je venais d’acheter chez Bonsaï Center pour ma terrasse, et comme je gravissais l’avenue Bellevue, dans la courbe qu’elle dessine et qui semble l’enlever à la ville, je me suis arrêté devant la maison.
Je me suis souvenu de l’histoire, et j’ai pensé qu’il ne serait pas sans intérêt que je la raconte.
Je ne suis pas certain d’en venir à bout, mais je peux essayer. Hélène Agassi m’a pris pour témoin. Elle m’a choisi. Ce rôle implique-t-il que je raconte aujourd’hui ce que je sais, qu’après tout ce temps j’essaie de mieux comprendre et de faire comprendre le drame qui a eu lieu tout près de moi, qui a touché la femme que j’ai le plus aimée, et qui impliquait au moins une personnalité importante, favorablement connue par le public niçois?
Je ne suis pas certain qu’il soit nécessaire ni seulement utile de remuer ces vieux chiffons, mais le sort, maintenant que je suis vieux, ne m’attribue pas d’autre rôle, et je ne dors guère, la nuit. Hélène Agassi me manque. Autant meubler mes insomnies. En tirer quelque chose.

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Le refuge

Lorsque j'ai dû quitter la ville, j'ai tout de suite pensé au refuge de G. Je n'y étais jamais allé mais je connaissais son existence et je le situais assez précisément sur la carte. Je savais aussi qu'il était tenu par des gens de notre bord politique. Des patriotes. Je suis monté dans un autobus un peu avant midi. Les autobus étaient bondés. Toute une partie de la population quittait la ville en catastrophe. Les troupes ennemies étaient massées à la frontière depuis des jours. Elles attendaient l'ordre de leur commandement. Il n'y aurait pas de combats. Les soldats de nos casernes avaient déserté. Nos casernes étaient vides. Des valises, des poussettes, des cages à oiseaux. Des pleurs et des cris. Des parents séparés. Notre itinéraire remontait le cours d'une vallée qui allait en s'étrécissant entre des parois rocheuses, dont certaines formaient des voûtes sous lesquelles il pleuvait, au-dessus de la route. Ici et là, une courte plaine et un village où des familles de passagers demandaient à descendre. Bientôt nous ne fûmes plus qu'une demi-douzaine de silhouettes assises, séparées, silencieuses, priant le ciel que le véhicule ne tombe pas en panne, faute de carburant. Le conducteur restait caché dans sa cabine. Nous n’osions pas l’interroger. Bientôt je restai seul. Là où je suis descendu, il n'y avait qu'une nuit épaisse comme de la poix. J'ai dormi dans une grange. Au matin, le ciel était lessivé, d’un bleu de lavande. J’ai continué à pied, sur un chemin pierreux, en ahanant. J’aurais volontiers abandonné ma redingote qui me tenait trop chaud, mais, pensant aux saisons qui viendraient, j’ai préféré la porter sous mon bras. Une main pour porter ma sacoche de cuir, une autre pour porter mon manteau. Sur la tête, mon chapeau haut-de-forme. Je n’étais pas certain d’avoir choisi le bon sentier au départ de la grange. Celui que je suivais se perdait sous les pins rabougris, dans la pierre et dans la neige dont les plaques scintillaient au soleil. De longues étendues d’herbe où coulait un ruisseau. Les bêlements de moutons invisibles. Je l’ai aperçu de loin, avant la tombée de la nuit. Puis, j’en ai passé la porte.

M’étais-je attendu à trouver Émilienne installée dans ce lieu? Durant la courte période où j’ai fréquenté la faculté des lettres, Émilienne était une personne connue pour son engagement en faveur de la cause féministe. Elle animait un réseau d’accueil de femmes battues. Son activité infatigable s’élargissait à la défense des personnes gays, lesbiennes et transgenre. Elle était entourée d’une garde rapprochée qui l’accompagnait dans tous les meetings où elle intervenait avec force et conviction, à contrario de nos slogans nationalistes. Puis, un jour, elle avait disparu. Il est probable que d’autres que moi savaient la raison et le lieu de sa retraite, qu’ils avaient maintenu le lien, continué à faire fonctionner le réseau auquel elle ne cessait d’appartenir. Mais à ce moment, j’avais moi-même choisi de me retirer du monde. Je projetais d’écrire un grand ouvrage d’iconologie dédié à Arthur Kronberg, un peintre local auquel mon père lui-même s’était intéressé, et dont il nous avait laissé un tableau remarquable (le portrait d’un vieil homme à la barbe blanche) en même temps que l’appartement où nous étions seuls désormais à habiter, ma sœur et moi. Aussitôt après sa mort, j’avais investi son bureau, aux murs surchargés de livres, dont le mobilier comprenait en outre un canapé tendu de velours vert où je pouvais dormir, laissant ainsi à ma sœur la jouissance de tout le reste de l’appartement. Mais il faut croire que cet espace ne lui suffisait pas, ni les merveilles de toutes sortes qui y avaient été accumulées au fil des ans. Elle n’avait de cesse d’entrer à toute heure, sans frapper, dans le bureau où j’essayais d’entreprendre mon travail, au prétexte de retrouver dans les dossiers laissés par le défunt des documents notariés qui concernaient non seulement l’appartement lui-même, sur la propriété duquel une obscure congrégation religieuse avait des prétentions, mais aussi une ferme que nous possédions à la campagne, et chacune de ses incursions suffisait à réduire mes efforts à zéro. Après chacune de ses visites, il fallait que je sorte, que je respire l’air du dehors, que je m’épuise dans de longues courses à travers la ville, dans les jardins plantés de palmiers, où gazouillaient des jets d’eau, remontant les boulevards, faisant halte dans toutes les librairies que je rencontrais, avant d’aller me perdre, la nuit venue, dans des cafés. Et le comble était que ma sœur avait choisi le parti adverse. Celui de l’étranger.

J'ai dit à Émilienne (ses amis l'appellent Mimi):
— Elle était prête (je parlais de ma sœur) à accueillir les principaux officiers de l'armée d'occupation dans notre appartement (c’est l’aînée de nous deux et elle disait “chez moi”). Elle avait procédé à tous les aménagements nécessaires pour en accueillir une douzaine, la place ne manquait pas. Et quels arguments pourrais-je lui opposer sans trahir davantage que je ne l’avais jusqu’alors mon hostilité la plus complète, la haine et le mépris que je nourrissais à leur égard? Je ne me serais pas présenté au moment des repas où nos domestiques auraient dû les servir et où ma sœur aurait occupé le haut de la table. J’aurais refusé de commenter avec eux les différentes interprétations des quatuors à cordes de Beethoven dont notre père avait collectionné les enregistrements tout au long de sa vie. J’aurais refusé aussi bien de fumer avec eux ses cigares et de boire avec eux son cognac en parlant et riant fort près de la cheminée. J’aurais fini par laisser éclater ma colère. En moins de huit jours, je me serais retrouvé en prison! Et elle aurait applaudi!

Quand j'ai passé la porte du refuge, j'ai cru qu'elle me reconnaissait. Aussitôt qu'elle m'a vu. J'ai cru que Mimi me reconnaissait. Or, l'hypothèse était très improbable. Tout à fait impossible. J'avais participé à plusieurs meetings à la tribune desquels elle avait trouvé moyen de se frayer une place pour faire entendre sa voix — ou celle plutôt des femmes violentées, des gays, des lesbiennes, des personnes transgenre au nom desquelles elle s'exprimait. Mais qui étais-je alors qu’un étudiant, pas le plus brillant ni le plus séduisant parmi plusieurs centaines d'autres qui formaient le public? J'avais applaudi à ses interventions. Je n'avais jamais rien fait que me lever pour applaudir. Je ne lui avais jamais adressé la parole. Elle n’avait jamais levé les yeux sur moi. Mais sans doute agissait-elle ainsi envers toutes celles et tous ceux qui passaient sa porte. Qui venaient chercher refuge auprès d’elle.

Nous cultivons des légumes derrière le chalet. C’est la tâche principale à laquelle je me consacre. Nous avons un cochon, des lapins, des poules, des canards, des oies. Nos visiteurs ne s'attardent pas. Ils nous donnent des nouvelles de la ville, ils restent deux ou trois nuits, une semaine parfois, puis ils disparaissent. Ils n’ont qu’une hâte, passer la frontière, changer de pays. Ils évoquent le navire qui les attend dans un port. Le dernier soir, pour nous remercier de l’accueil, ils organisent un spectacle. Il peut s’agir d’une simple chanson illustrée par l’utilisation d’une marionnette ou par un mime. Nous avons aussi un projecteur de cinéma et quelques bobines de vieux films. À mon arrivée, j’ai trouvé un fusil oublié dans un placard. J’attendais l’occasion de m’en servir. Le premier hiver, comme nous manquions de nourriture, j’ai dit à Mimi que j’essaierais de tuer un chamois. Je suis parti avec le fusil. La neige était profonde. J'avais chaussé des raquettes. J’ai beaucoup marché. La nuit m’a surpris. J’ai dormi sous un énorme rocher où j’avais fait du feu avec le bois d’un arbre mort. Au matin, quand je me suis réveillé, je les ai aperçus. Ils étaient cinq soldats ennemis à marcher en file indienne sur le versant opposé. Leurs uniformes ridicules. J’ai armé et j’ai tiré cinq fois. Le dernier avait eu largement le temps de me voir, mais il portait son arme en bandoulière et, avant qu’il puisse s’en saisir à deux mains, puis qu’il épaule, il savait qu’il serait mort. Depuis, je retourne chaque hiver au même endroit. Je me poste sur le rocher et j’attends qu’ils passent. Il est arrivé qu’ils soient sept, ce qui m’oblige à tirer un peu plus vite, mais je ne m’en plains pas. Puis, je traverse le vallon et je vais voir leurs corps étendus et le sang sur la neige.

(13-14 août 2023)

Mademoiselle Camille

Nous n’étions pas les personnages les plus remarquables de notre petit groupe. Ni les plus beaux, ni les plus riches. La place que nous occupions pourtant, parmi les autres, n’était pas négligeable. Camille était la meilleure amie de Joséphine, que tous les garçons convoitaient, et elle était ravissante. Des yeux clairs, un sourire d’une fraîcheur et d’une franchise que l’autre n’avait pas. Quant à moi, j’avais la réputation de connaître plusieurs styles de musique et de pouvoir en parler.
Souvent nous avions l’occasion de nous trouver seuls ensemble. Nous revenions du concert, les autres s’éloignaient devant nous, ils se profilaient sous les lampadaires, et nous rechignions à l’idée d’en finir. De rentrer chez nous. Je proposais à Camille d’aller nous asseoir sur un banc de la Promenade des Anglais. Celle-ci acquiesçait d’un hochement de tête. Et, arrivés là, blottis dans nos manteaux, nous regardions la mer.
Nous parlions peu et, quand nous le faisions, c’était des autres plutôt que de nous.
Les parents de Joséphine possèdent un hôtel sur le boulevard Victor Hugo. L’immeuble était ancien, gonflé et blanc comme une meringue. Les thés dansants organisés au salon étaient célèbres. On y venait de Monaco, Antibes et Cannes. Il arrivait que Joséphine nous y donne rendez-vous. Mais nous n’y demeurions jamais bien longtemps. Nous restions debout à l’entrée, devant la porte à tambour, ou près du bar, à regarder les couples qui dansaient sur des musiques mélancoliques, accompagnées au violon, qui nous faisaient sourire. Puis Josephine descendait de son appartement suivie de deux ou trois autres filles. Leurs jupes étaient trop courtes, leurs sacs trop petits et, ses amies voletant autour d’elle, elle donnait le signal du départ.
Nous allions danser ailleurs, dans des appartements que nous ne connaissions pas mais dont, au dernier moment, Josephine nous soufflait l’adresse et l’étage. Il suffirait de sonner. D’ailleurs nous entendrions la musique et les rires. Ou nous allions au cinéma. L’hiver il y avait le ski. Nous savions que cette période ne durerait pas. Joséphine et plusieurs autres étaient déjà inscrits dans des universités étrangères. Pour ma part, je n’imaginais pas de quitter Nice. Plutôt je me ferais portier de l’hôtel. Le père de Joséphine n'avait pas une grande estime de moi. Quand je lui avais fait part de cette idée, il avait souri en m'assurant qu’il me réservait la place de groom. Pourvu que je ne m'approche pas de sa fille. Et Camille? Elle ne semblait pas décidée. Probablement Paris, mais serait-ce bien pour y poursuivre des études? Ses réponses restaient floues. Visiblement, elle avait son idée, mais dont elle ne tenait pas à nous faire part. Même à moi
Je savais qu’elle vivait seule avec sa mère, dans un petit appartement de la rue Clément-Roassal. Un matin où je devais récupérer un livre que je lui avais prêté, je l’y avais rejointe. Sa mère était partie travailler, Camille était à peine réveillée, pieds nus, elle portait un pyjama, et ses cheveux blonds et bouclés étaient courts comme ceux d’un garçon.
Assis sur son lit, j’écoutais le bruit de l’eau qui coulait dans la baignoire, derrière la porte à peine tirée. Quand elle en est ressortie, le temps qu’elle finisse de s’habiller, nos regards se sont évités et nous n’avons pas échangé trois paroles. Puis nous avons quitté l’appartement sans que je l’aie embrassée. Mais, de ce jour, nous avons dansé plus souvent ensemble.
Je me souviens de ses yeux quand elle regardait la mer près de moi. Puis de cette fois où, sans se tourner, elle a dit :
— J’ai froid.
J’ai levé le bras et sa tête est venue s’appuyer contre mon épaule.

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