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mardi 23 avril 2024

Quand le soldat était enfant

Quand le soldat était enfant, il jouait dans la cour de son immeuble. C’était un grand immeuble situé sur un boulevard très bruyant, dont la façade arrière ouvrait sur une colline au sommet de laquelle étaient un lycée et, près du lycée, une piscine à ciel ouvert. Et il savait que, quand il serait plus grand, il irait s’asseoir sur les bancs du lycée qu’il voyait au sommet de la colline, qui ressemblait à un château, tandis qu’il restait des journées entières à jouer dans la cour avec ses camarades.

Il se souvient que l’appartement qu’il habitait avec ses parents se trouvait au sommet de l’immeuble, au cinquième étage, et que sa mère l’appelait, chaque jour, à l’heure du goûter, en se penchant à la fenêtre de la cuisine, puis de nouveau le soir. De cela, il ne peut pas douter, c’est un souvenir certain, qu’il peut ranimer dans sa mémoire aussi souvent qu’il veut, ce qu’il fait surtout la nuit, au milieu des nuits, quand les rideaux blancs flottent aux fenêtres, que les autres blessés gémissent dans leurs lits, et que lui-même ne sait plus s’il lui reste une jambe ou peut-être les deux, et encore moins à quoi ressemble son visage, qu’il peut toucher avec ses mains mais que les infirmières refusent de lui montrer dans un miroir.

Quand le soldat était enfant, le quartier qu’il habitait était un faubourg où les enfants couraient dans les rues, et quand la cour de l’immeuble fut devenue trop petite pour son imagination, on lui permit de s’y déplacer librement.

L’un de ses camarades habitait derrière la gare, dans une cité ouvrière réservée aux familles de cheminots. Un immeuble se dressait derrière le faisceau de triage, sur une esplanade où étaient aménagés des terrains de pétanque, où personne ne leur interdisait de jouer au football et de chasser les lézards.

Quand le soldat était enfant, il faisait très chaud durant les mois d’été qui étaient ceux des vacances scolaires, et pour s’abriter du soleil, il leur arrivait de descendre dans les caves qui sentaient le salpêtre et où ils suivaient en direct, sur un poste à transistors, les courses cyclistes qui se disputaient très loin de là, sur des routes de montagnes, en réparant une bicyclette.

Quand le soldat était enfant, il n’avait peur de personne ni de rien, sauf des lézards, quand ils étaient trop gros et qu’ils abandonnaient leur queue entre ses doigts.

Quand le soldat était enfant, il ignorait le cri hideux des chevaux qui se cabrent et qui hennissent en montrant au ciel leurs yeux exorbités et leur mâchoire ouverte, quand la mitraille leur troue la panse et que leurs boyaux fumants se répandent sur la terre meuble des champs de betteraves saupoudrés de neige. 

Quand le soldat était enfant, il étudiait les auteurs anciens dans leurs langues anciennes, dont il transportait les livres dans les ruelles en escaliers qui gravissaient la colline au sommet de laquelle se trouvait son lycée. Et les soirs d’hiver, quand il faisait déjà nuit, il quittait son lycée pour nager à la piscine dont l’eau bleue était comme un œil tourné vers le ciel. Et il aimait qu'après l’entraînement, les garçons se ruent en criant dans les vestiaires des filles et les filles en riant sous les douches des garçons, leurs corps nus s’agrippant, s'emmêlant, s’embrassant, se battant à grands gestes dans la buée qui les confond.

Il se souvient aussi que la piscine ouverte dans la nuit semblait faite pour faciliter l’arrivée d’astronefs venus de lointaines planètes, les nageurs ne doutant pas que leurs occupants ressembleraient à des lutins et qu’ils accepteraient, aussitôt atterris, de partager leurs jeux.

Quand le soldat était enfant, il n’imaginait pas qu’on pût violer des femmes et enlever des enfants pour les emmener très loin de là, dans des pensionnats perdus au milieu des forêts, où on leur raserait la tête, où ils devraient apprendre à parler une autre langue, à chanter d'autres chants, et à chérir le tyran qui avait lancé ses troupes dans le pays de leurs ancêtres et provoqué ainsi une guerre terrible entre voisins.

Quand le soldat était enfant, il jouait du violon debout devant son pupitre, des œuvres toujours trop difficiles, et son cousin l’emmenait au ciné-club de la rue Paganini où ils voyaient ensemble L’Atalante de Jean Vigo, Les Fraises sauvages d’Ingmar Bergman, Les Sept samouraï d’Akira Kurosawa.
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mardi 16 janvier 2024

Ukraine

Mon père s’appelait Marko. Il avait un frère, de deux ans son cadet, qui s’appelait Mykola. Mon père et l’oncle Mykola avaient ouvert ensemble un magasin de jeux vidéo. Le magasin était assez grand pour qu’ils y organisent des tournois, et ceux-ci attiraient beaucoup de monde. Le soir, quand il était de retour chez nous, mon père dessinait. Nous étions alors réunis dans la cuisine. Ma mère préparait le repas. Mon père et moi étions assis derrière elle, à une table sur laquelle il avait posé sa boîte de feutres et son carnet à dessin. J’étalais près de lui mes livres et mes cahiers. J’apprenais mes leçons et je faisais mes devoirs. Une ampoule électrique pendait au-dessus de nous.
Mon père prétendait surveiller mes devoirs, mais je n’avais guère besoin qu’il les surveille. J'étais un élève attentif. Tout au plus m’arrivait-il de lui donner mon livre en disant: “Fais-moi réciter!” Alors, je récitais et il hochait la tête en me soufflant, ici ou là, un mot qui me manquait. Puis, il me rendait mon livre et retournait à ses dessins.
Plus souvent, c’était lui qui glissait vers moi son carnet à dessin. Je regardais son dessin, je me souviens, sans le toucher. C'était mon tour de hocher la tête. Nous échangions un sourire, je lui montrais mon pouce et chacun reprenait ses occupations, en silence, dans le dos de ma mère.
Des années plus tard, je devais découvrir le Blade Runner de Ridley Scott, et je compris alors que les dessins de mon père s’inspiraient de cet univers onirique
L’odeur de la soupe qui cuisait nous enveloppait aussi bien que la douce clarté de l’ampoule électrique. Enfin, ma mère disait que nous devions débarrasser la table et le repas commençait.
Voilà ce que fut le bonheur de mon enfance. Puis, il y eut la guerre.
Un matin, nous apprîmes que notre puissant voisin avait passé la frontière. Il avait lancé ses chars et son aviation qui bombardaient nos villes. Mon père et mon oncle Mykola furent des premiers à s’engager. Ils partirent au combat. Et je restai seul avec ma mère.
Notre ville fut bombardée et à moitié détruite. Puis, notre ennemi l’abandonna où elle était, dans l’état où elle était, et il alla porter ses destructions ailleurs. Sur d’autres villes.
Alors, chez nous, la vie reprit son cours, tant bien que mal. Nos mères sollicitèrent un employé de la bibliothèque pour nous faire la classe. La bibliothèque avait été détruite. Cet homme était bossu, ce qui le dispensait de partir à la guerre. Notre école aussi avait été détruite. Nos mères avaient aménagé une ancienne écurie où nous nous retrouvions, chaque matin, une douzaine d’enfants, pour réciter les tables de multiplication et pour lire dans les livres disparates qu’on avait pu sauver. Pendant les récréations, nous jouions dans une ruelle, et ces récréations étaient longues. Notre maître les occupait à fumer des cigarettes en lisant, debout, dans un fort volume de Saint Thomas d’Aquin.
Parmi mes camarades, il en était un qui suscitait chez moi une vive curiosité. Il s’appelait Youriy. Il était espiègle, toujours joyeux, capable de réparties qui nous faisaient rire, en même temps qu’il souffrait d’un handicap: il était trop gros.
Sa corpulence l'empêchait de partager la plupart de nos jeux. Il ne s’en plaignait pas et il en pratiquait deux dans lesquels il excellait. Le premier était celui des osselets. Il s'asseyait, le dos au mur, les jambes largement écartées et, entre ses jambes, il faisait voler les osselets, les ramassait, les rattrapait avec une prestesse et une précision vertigineuses. Le second, il l'avait inventé. Il consistait, pour lui, à se coucher sur le dos et, pour nous, à venir nous asseoir à cheval sur son ventre pour qu’il nous fasse sauter en jouant des reins, comme un pur-sang fait sauter un cowboy au cours d’un rodéo.
Cet exercice nous ravissait. Nous formions un rang dans lequel chacun attendait son tour pour occuper la place du cavalier. Puis, un jour, je fis part à ma mère de cette invention, et je fus surpris qu’elle s’en trouvât fâchée.
Toute rouge de colère, elle me dit que ce jeu était indécent. Que nous traitions mal le pauvre Youriy. Elle alerta d’autres mères et ensemble elles allèrent protester auprès de notre maître. Elles exigèrent que désormais il interdise cette horreur. Celui-ci nous fit connaître le verdict parental, mais il ne paraissait pas lui-même convaincu du bien-fondé de cette décision, et puis la lecture de Saint Thomas d’Aquin l’occupait beaucoup. Sans doute était-il plongé alors dans un chapitre particulièrement difficile de la Somme théologique, si bien qu'après quelques jours, les rodéos reprirent de plus belle. Je n’y participais plus mais je continuais d’y assister en sautant sur mes pieds et en applaudissant des deux mains.
J’eusse aimé que l’histoire s'arrête là, mais ce n’est pas le cas. Une nuit, j’eus un cauchemar. Dans le rêve, je dormais chez Youriy, dans un lit étroit placé à côté du sien. Puis, je me réveillais au milieu de la nuit et m'étonnais que Youriy ne fût plus dans le lit qu’il occupait près de moi. Alors, je me levais dans une obscurité presque complète, attiré par une lueur qui venait de la cuisine, et effrayé en même temps par un horrible bruit de succion et de mastication. On entendait, sous les dents, craquer des os.
J'allais jusqu'à la cuisine et là, dans l’encadrement de la porte, je voyais Youriy assis devant la table, qui dévorait, les yeux exorbités, le contenu d’une marmite énorme comme le chaudron d’une sorcière.
Je me réveillai au matin dans mon lit. Ma mère ouvrait les volets comme elle faisait chaque matin. Sa vue me rassura. Je ne lui parlai pas de mon rêve. Mais cet apaisement fut de courte durée. Le soir du même jour, nous vîmes arriver mon oncle Mykola. Il portait l’uniforme. Il était grand et beau dans son uniforme, mais il venait nous annoncer le décès de mon père qui était tombé près de lui, fauché par la mitraille.
Voilà, cette fois j’ai tout dit. Je peux ajouter en forme d'épilogue que, ce soir-là, l’oncle Mykola convainquit ma mère de partir avec moi. Quelques semaines plus tard, nous habitions à Paris, dans une chambre de bonne. Ma mère trouva à s'employer dans une blanchisserie. J’avais emporté avec moi la boîte de feutres et les carnets à dessin de mon père. J’appris à dessiner. Aujourd'hui, on me connait comme décorateur de théâtre. On dit que mes décors ressemblent tous à des paysages de guerre. Mykola a fini par être blessé. Ce fut sa chance et la nôtre. Il est venu nous rejoindre à Paris et il a épousé ma mère.

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