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dimanche 11 février 2024

Dans les Pléiades

Les gens du village l’appelaient “le poète”. Et Rodolphe était bien poète, en effet. Il avait publié, depuis qu’il habitait au village, une demi-douzaine de minces volumes de poésie qui faisaient dire aux critiques qu’il était un poète majeur de son temps, mais sa principale activité, celle qui lui permettait de vivre et de faire vivre sa famille, et celle qu’il évoquait le plus volontiers quand on l’interrogeait, consistait à traduire des auteurs étrangers. Des travaux lents et minutieux, interminables, qui l’occupaient du matin au soir et encore jusque tard dans la nuit. Pensez! La Mort à Venise de Thomas Man! L’Odyssée d’Homère! L’Homme sans qualités de Robert Musil! Et l’œuvre complète de Rainer Maria Rilke! Sans parler de beaucoup d’autres choses, lui qui était si grand, si maigre et si timide, avec un sourire de jeune homme!
Il n’avait guère plus de trente ans quand il s’était installé au village, sa femme pouvait en avoir vingt et elle était enceinte. Ils venaient tous deux des grandes villes, et le village de montagne où ils habitaient à présent, et qu’ils ne devaient plus quitter, était dans la région des Grisons. Un village austère, aux rues en pentes. Et depuis, quatre enfants leur étaient nés, qui tous avaient été élèves à l’école du village, et dont les deux aînées poursuivaient leurs études, l’une à Genève et l’autre à Londres, ce qui ne les empêchait pas de revenir souvent et de se montrer charmantes. On les appelait par leurs prénoms, Henriette et Louise, et elles vous répondaient gaiement, en secouant leurs lourdes chevelures châtain et en vous appelant elles aussi par votre prénom.
Tout le monde les aimait pour leurs manières, encore qu’aucun membre de la famille ne fréquentât l’église. Avec cela, Rodolphe et sa femme avaient l’habitude d’offrir aux enfants de petits spectacles de marionnettes, qu’ils organisaient chez eux, dans leur salon. Des spectacles simples et innocents, dont le caractère le plus remarquable tenait à ce que les marionnettes étaient fabriquées par Rosine, l’épouse de Rodolphe, et que les fils de ces marionnettes étaient tirés par tous les membres de la famille, du plus petit au plus grand, Rodolphe au premier chef qui, pour l’occasion, quittait sa table de travail et ses dictionnaires.
Savait-on, à Paris, qu’il avait ce talent? Qu’il pouvait feindre la grosse voix d’un ogre ou celle d’un gendarme quand le rôle lui revenait de le faire? Et ce n’est pas tout. Si je raconte cette histoire, c’est qu’une fois au moins, il y eut à ce spectacle un petit supplément.
Des amis avaient accouru à leur invitation. Il faut croire qu’ils avaient des amis dans plusieurs endroits du monde, que leur maison était assez grande pour les accueillir, et que ceux-ci ne rechignaient pas à dormir à plusieurs dans la même chambre. Et l'invitation incluait qu'ils apportent avec eux des instruments de musique.
À cinq heures de l’après-midi, on était en hiver, il faisait déjà nuit, et dans le salon de Rosine et Rodolphe, éclairée par des bougies, on mangeait des châtaignes grillées qu’on se passait de la main à la main en se brûlant les doigts, et on buvait du vin chaud parfumé à la cannelle en soufflant dessus, tandis que les marionnettes donnaient une version abrégée (et simplifiée) des Noces de Figaro. Puis, le spectacle à peine terminé, René, le plus jeune des quatre enfants, celui qui avait une jambe raide et qui, pour l’occasion, avait revêtu un chapeau pointu et une cape, avait lu une annonce selon laquelle des comédiens et des musiciens mystérieux attendraient tous ceux qui voudraient bien venir, une heure plus tard, devant la vitrine du boulanger qui était aussi le maire du village. Et une heure plus tard, l’air de Voi che sapete était chanté par une Louise venue tout exprès de Genève pour cette unique et féerique performance. Elle avait été travestie en Cherubino par Henriette, sa sœur, venue quant à elle tout exprès de Londres où elle apprenait la mode, tandis que l’accompagnement de l’orchestre était assuré par cinq instruments: un violon, une flûte, une guitare, une mandoline et un tambour.
Voilà! Derrière la chanteuse et les cinq musiciens, la boulangerie était ouverte d’où se répandaient une douce clarté en même temps qu’un parfum de brioches. Et au ciel, il y avait les Pléiades que notre ami poète a rejoint maintenant. 



jeudi 28 décembre 2023

Un marionnettiste

C’était à une époque où circulait, entre Nice et Paris, un train de nuit. Je faisais ce voyage souvent, en m’offrant le confort d’une couchette. Mais, cette fois, je m’y étais pris trop tard, et j’avais dû me contenter d’une place assise.
Jusqu’à Marseille, le train s’arrêtait dans toutes les gares et, dans mon compartiment, les passagers étaient nombreux à monter et descendre. Mais, après Marseille, il ne resta plus qu’une jeune femme avec moi, et le train ne devait plus s’arrêter qu’à Lyon, puis encore à Dijon, avant de filer tout droit jusqu'à Paris. Ce serait alors le petit matin et, en descendant du train, je me dépêcherais d’aller commander un café-crème et un croissant dans une brasserie qui ouvrirait à peine.
J’avais reposé mon livre sur mes genoux et je regardais la nuit derrière la vitre quand la jeune femme, qui était assise devant moi, m’adressa la parole. Elle me dit:
— Pardonnez-moi, Monsieur, mais je vois que vous aimez les histoires. Si cela ne vous ennuie pas de m’entendre, j’en sais une que j’aimerais vous raconter.
C’était une très jeune femme. Elle était mince et brune. Elle portait des jeans et une chemise d’un bleu clair, au col largement ouvert. Ses cheveux étaient courts, et son nez aquilin lui donnait l’air intelligent d’un petit mammifère. Le livre que je venais de reposer sur mes genoux était un volume de nouvelles de Jorge Luis Borges, Le Livre de sable. Je lui répondis
— Oui, bien sûr. Mais dites-moi d'abord, est-ce une histoire qui vous est arrivée?
— Non, c’est une histoire que j’ai inventée. Je suis étudiante en cinéma et je dois écrire un scénario. Mais avant d’écrire ce scénario, je dois en présenter l’argument à mon professeur. Ce que je ferai demain, à Paris. 
— Et vous voulez répéter devant moi ce que vous lui direz demain?
— Oui, c’est bien cela. J’ai déjà raconté cette histoire à beaucoup de gens, mais je ne suis jamais certaine que ce soit une bonne histoire. Qu’elle tienne vraiment debout. J’ai toujours l’impression qu’il m’en manque des morceaux. Elle se déroule sur de nombreuses années, dans différents pays, très éloignés les uns des autres, dont je sais les noms et où ils se situent mais où je ne suis jamais allée.
— Ne vous inquiétez pas! Vous aurez le temps de faire le voyage, si votre projet est accepté. Ou plus probablement encore, un autre sera chargé d'inspecter les lieux que vous aurez prévus, de noter des adresses et de faire des photos.
— Et puis, elle concerne des disciplines artistiques que je connais mal, elles aussi.
— D'autres encore combleront ces lacunes. 
— Oui, sans doute, mais il y a pire. Je ne suis pas certaine de bien comprendre les personnages, les vrais raisons de leurs choix. Car c’est l’histoire de certains choix qu’ils font et qui engagent toute leur vie. 
— Sait-on jamais, dans la vraie vie, quelles sont les vraies raisons de nos choix?
— Je le pense aussi. Mais ce qu’on accepte de la vraie vie, il n’est pas certain qu’on l’accepte des histoires qu’on invente. Dans la vraie vie, il faut bien se contenter de ne pas comprendre, pas même nos propres choix. Tandis que, dans une histoire qu’on invente, il faudrait que tout soit logique. Or, dans mon histoire, tout ne l’est pas.
Cette personne était jolie et amusante, avec l'air sérieux qu'elle prenait pour dire les choses les plus simples. Et la nuit serait longue encore. J’ai dit:
— Racontez-moi!
Alors, elle a dit:
— Alexandre Ripoll grandit en Camargue, auprès d’une grand-tante Henriette à qui ses parents l’ont confié lorsqu’il avait sept ans, et qu’ils ont dû partir pour un long voyage. Ce début, voyez-vous, m’a été inspiré par une lecture d’enfance, celle de L’Enfant et la Rivière d’Henri Bosco. Je me demande s’il est bien judicieux de commencer une histoire en reprenant celle d'un auteur aussi célèbre, mais c’est ainsi qu’elle m’est venue à l’esprit. Je ne veux pas le cacher. Dans le roman d’Henri Bosco, le petit garçon s’appelle Pascalet et ses parents voyagent beaucoup pour leur métier, mais ils reviennent toujours, tandis que ceux d’Alexandre ne reviendront pas. Et comme dans le roman d’Henri Bosco, Alexandre est heureux auprès de cette tante, triste de n’avoir pas ses parents avec lui, mais heureux tout de même. Et jamais il ne pose de questions à propos de ceux qui sont partis, il comprend qu’il ne faut pas, jusqu’à un certain jour. 
“Ce jour, ou plutôt cette nuit, intervient quand Alexandre a dix ans et qu'un spectacle de marionnettes est donné sur la place du village voisin. Le spectacle de marionnettes termine le roman de Bosco, d’une manière inattendue et presque miraculeuse. Dans mon histoire, il est l’événement par quoi commence l’aventure.
— J’ai hâte de la connaître! lui répondis-je.
— Attendez! Il faut d’abord que je vous parle du spectacle, de la façon dont il se déroule, des scènes qui le composent, des personnages qu’on y rencontre. C’est très important, et j’en ai une idée assez précise. 
— Prenez votre temps. Je serai un professeur attentif et bienveillant.
— Je vous en remercie. Alors, je commence. En se rendant au village, Henriette explique à l’enfant que son père, quand il était petit, a vu bouger et parler les marionnettes de monsieur Séraphin. Que déjà, à cette époque, celui-ci venait les montrer au village une fois par an. Et qu’à présent il est très vieux, on dit même qu’il ne voit plus guère. Par bonheur, cette année, on annonce qu’il se fait aider par un garçon qu'on ne connaît pas, qu’il a rencontré sur sa route habituelle, qui va du Piémont jusqu’à Perpignan. Et quand Henriette et l'enfant arrivent au village, les habitants sont rassemblés sur la place, assis sur des chaises, devant le castelet de bois qui a été installé sous les branches d’un tilleul. Ils attendent sagement. Puis on entend la musique d’une mandoline qu’on ne voit pas. Et enfin, le spectacle commence. 
Elle a marqué un temps, elle a réfléchi, toujours avec le même air qui me faisait sourire, les lèvres serrées qui lui dessinaient comme les moustaches d'un félin ou d'un jeune mousquetaire, puis elle a ajouté:
— J’ai compté qu’il y a, dans ce spectacle, trois moments. D’abord, la tour d’un château et un chat, debout sur ses pattes arrière, un chapeau sur la tête et un sac sur le dos, qui fait de grands signes et de grandes révérences pour qu’on l’y laisse entrer. Puis, c’est une barque qui navigue sur l’eau d’une rivière, ou d’un estuaire, ou d’une lagune, à la proue de laquelle un homme se tient debout, vêtu d’un chapeau et d'une cape noirs, le visage caché par un masque noir lui aussi, et qui chante d’une voix chevrotante une chanson du Don Giovanni de Mozart, qui dit: Dalla sua pace, la mia dipende; / Quel che a lei piace, vita mi rende; / Quel che le incresce, morte mi dà… Enfin, on assiste à un combat. Deux chevaliers, vêtus de heaumes et de cuirasses identiques, descendus du ciel sur de mêmes chevaux, mettent pied à terre et entament un duel terrible. Ils échangent de grands coups d’épées. Ils sont tellement semblables qu’on ne sait pas les distinguer, mais les coups d'épées font voler tour à tour les différentes parties de leurs harnachements, et chaque fois la surprise de ce qui apparait fait crier et rire les enfants. Car, on découvre qu’on a affaire, d’un côté à un vieillard à longue barbe blanche, épuisé, chancelant, étourdi par la violence du combat, tandis que de l’autre triomphe une jeune fille aux yeux pistache et aux longs cheveux roux.
“Henriette et Alexandre sont arrivés presque en retard et voici qu’ils repartent les premiers. Tandis que, derrière eux, les autres habitants, levés de leurs chaises, s’entretiennent déjà d’autres sujets, ils descendent les rues mal éclairées où les pieds se tordent sur les pavés. L’enfant tient la main de sa tante, il la serre et soudain, en la serrant plus fort, sans lever le menton, sans s’arrêter de marcher, il dit;
— Depuis trois ans que je suis arrivé chez toi, mon père ne t’a pas écrit, et tu es inquiète.
— C’est vrai, je te l’avoue. 
— Maintenant, je sais pourquoi ils sont partis sans moi et où ils se trouvent.
— Comment le sais-tu?
— Les marionnettes me l’ont dit. Tu sais que ma mère est croate?
— Je le sais.
— Eh bien, ils sont allés là-bas en Croatie parce que ma mère est malade. Il ne fallait pas que je le sache, mais elle voulait retourner dans son pays, dans sa famille…
— Et si ton père n’a pas écrit...
— Et si mon père n’a pas écrit, c’est que ma mère n'a pas guéri. Et qu'elle est morte à present.
“Henriette ne répond pas. Ils font encore quelques pas en silence, puis le garçon s’arrête. Il tire la main de sa tante pour qu’elle le regarde, et, cette fois, en levant les yeux vers elle, il dit:
— J’ai eu tellement peur, vois-tu, qu’ils soient fâchés. C’est pour cela que je ne disais rien. Mais maintenant, je n’ai plus peur. Je sais qu’ils se sont beaucoup aimés et qu’ils s’aimeront toujours.”

(Onzo, Liguria)

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mardi 5 décembre 2023

Prodiges indiens

Nous sommes en Inde. Le rêve évoque une grande ville, située au bord de la mer, au sud du continent, et il évoque une île située à quelques centaines de kilomètres de là, plus à l’est. Dans les échanges que nous avons eus à propos du projet, nous avons pris l’habitude de leur donner des noms. D’abord, elles en changeaient sans cesse. Puis, avec le temps, la ville a fini par s’appeler Murmur, et l’île, par s’appeler Silent. Peut-être changeront-elles encore de noms. Peut-être parviendrons-nous à les situer sur la carte, dans la réalité géographique des choses, mais cela n’est pas certain. Nous parlerons donc de Murmur et Silent.
Nous sommes à Murmur, un matin. Un homme est couché dans une chambre d’hôtel. Il fait grand jour et la rue est déjà bruyante. La chambre est vaste, meublée de bois sombre, avec un grand ventilateur qui tourne au plafond. Une fenêtre est restée ouverte. L’homme était trop ivre pour la fermer quand il est rentré se coucher, après avoir bu un dernier verre de whisky sur le balcon, en fumant une dernière cigarette. Si bien que le bruit et la chaleur envahissent la chambre. Puis le téléphone sonne, pas un portable, celui de la chambre, un gros combiné noir posé sur la table de chevet. L’homme se réveille, allonge un bras et il décroche. Il identifie la personne qui lui parle et aussitôt il s’assied. On voit alors qu’il n’est pas jeune, une soixantaine bien sonnée, de type anglo-saxon. Il cligne des yeux à cause de la lumière. Sa bouche est pâteuse. Il dit: 
— Bonjour Maïa. Comment m’as-tu trouvé? 
— Bonjour Andrew. Je n’ai pas le numéro de ton portable, je veux dire le nouveau, depuis que tu en as changé. Mais tu es devenu célèbre. Les dates de ton séminaire sont publiées dans les journaux. D’ailleurs elles ne changent guère, une année après l’autre. Avec cela, j’ai des raisons de savoir quel est ton hôtel favori. Mais peut-être n’es-tu pas seul? 
— Je suis seul, Maïa. Et toi, où es-tu? À Silent?
— Oui, toujours sur l’île. Et toujours avec Tom. Et Tom est malade.
— Plus que d’habitude?
— Oui, plus que d’habitude. Une complication respiratoire. Il a un besoin urgent d’un médicament, et ce médicament est terriblement cher.
— Et tu veux que je paye. Quel est ton prix, dis-moi? Je veux dire quel est le prix de ce médicament?
— Deux mille dollars. Mais je ne veux rien. Andrew, ne le prends pas sur ce ton, s’il te plaît. Nous n’avons pas le temps de nous disputer. Il se trouve seulement que je n’ai pas deux mille dollars.
— Je comprends. Excuse-moi. Je paierai.
— Il ne suffira pas, cette fois, que tu paies. J’ai commandé la préparation à un médecin qui se trouve à Murmur. Il m’a dit qu’elle serait prête, sans faute, à deux heures cet après-midi. À trois heures et quart un avion s’envole de l’aéroport de Murmur pour atterrir sur l’île une heure quinze ou une heure trente plus tard. Cela dépendra des vents. Je voudrais que tu ailles chercher cette potion chez le médecin, puis que tu montes dans un taxi et que tu l'apportes à l’avion. Le pilote est prévenu. Il t’attendra sur la piste.
— Tu le connais?
— Oui, je le connais. C’est un ami. C’est mon ami.
— Ok. Je comprends.
— Non, tu ne comprends pas, Andrew. Je ne veux pas te raconter d’histoires. Je ne sais même pas si ce médicament est réellement indispensable. Je ne te dis pas que Tom mourra s’il ne reçoit pas une première injection de ce produit avant ce soir. Et je ne dis pas non plus que tout ira bien s’il la reçoit. Je n’en sais rien. Je dis juste qu’il est malade et que j’ai peur. Stephen n’est pas son père, tu comprends. Je ne vais pas lui demander de payer deux mille dollars pour un médicament dont on me dit qu'il est nécessaire pour soigner ton fils. Et le mien. Pour une fois, sois gentil, fais en sorte que je n’aie pas besoin de te supplier, ni même de t’expliquer. Note l’adresse. Fais-le, s'il te plaît.
Andrew attrape du papier et un crayon. Il note le nom du médecin et l’adresse de son cabinet. Il dit:
— Excuse-moi encore, je me réveillais. Tu as bien fait de m'appeler. Tu as dit trois heures et quart à l’aéroport? C’est entendu. J’y serai.
Une heure plus tard, Andrew s’est habillé, il est passé sous la douche et il a pris un petit déjeuner complet devant la fenêtre toujours ouverte, dans la même chambre inondée de soleil. 
Il rappelle Maïa. Celle-ci lui explique que le docteur Narendra Singh a son cabinet dans le quartier le plus ancien et le plus peuplé de la ville. Celui où les rues sont les plus étroites et les plus enchevêtrées. Un quartier dans lequel les taxis ne s’aventurent pas. Et elle ajoute:
— Tu te fais conduire jusqu’à l’entrée du jardin botanique. Ensuite, il faudra que tu continues à pied.
Elle lui indique l’itinéraire compliqué qu’il devra suivre. Andrew le note dans un carnet en même temps qu’il proteste:
— Mais enfin, avec Google Maps, cela devrait suffire. Je suis allé partout avec Google Maps, même à Tokyo, et je ne me suis jamais perdu.
— Oui, mais là-bas Google Maps ne s’y reconnaît plus. Les ruelles sont trop serrées. Si tu te fies à Google Maps, tu risques de te perdre. Si tu ne t’y fies pas aussi, d’ailleurs… Et je ne veux pas que tu te perdes, Andrew. Je veux que tu arrives au but. Un jour, avec moi, tu es arrivé au but, tu te souviens? C’était il y a six ans. J’étais encore très jeune. J’avais trente ans à peine.
— Tu étais d’une beauté remarquable, et tu ne me lâchais pas des yeux. Je vous parlais de François Truffaut et d’Alfred Hitchcock. Mon cours était tiré au cordeau. Je l’avais inauguré à l’université d’Austin (Texas) six mois auparavant, devant une cinquantaine d’étudiants ultra-connectés, cachés derrière les écrans de leurs ordinateurs portables et qui n’arrêtaient pas de prendre des notes. Je craignais à chaque instant que l’un d’entre eux ne lève la main pour corriger une erreur que j’aurais commise, concernant un titre, une date. Mais non, j’étais arrivé au bout du cours sans la moindre objection. Et voilà qu’à Murmur, vous n’étiez plus que douze, assis sur des coussins. Tu portais des bracelets aux chevilles et des bagues aux orteils.
— Bon, j’avoue que je m’étais assez bien débrouillée. Aujourd’hui, je suis tellement surprise et heureuse de parler de cela avec toi, comme on fait là, maintenant. Tu veux me dire pourquoi c’est la première fois que nous en parlons ainsi? Je voulais un enfant. J’avais décidé qu’il serait de toi. Pas parce que tu étais le plus célèbre, ni d’ailleurs le plus intelligent, mais parce que tu croyais en ce que tu disais. Tu parlais de Truffaut et Hitchcock comme s’ils avaient été de tes amis et tu voulais nous les faire aimer aussi. En plus, tu ne montrais pas le moindre mépris pour le cinéma indien le plus populaire. Tu en parlais avec sérieux. Nous avons fait l’amour trois nuits et trois jours d’affilée, pas quatre ni deux, dans ce luxueux hôtel où je t’imagine encore. Tu as été doux et délicat. Respectueux. Et aujourd’hui, tu payes. Est-ce si grave, dis-moi, que tu payes ce que tu payes pour ce que nous avons fait ensemble, au point que tu ne puisses pas en reparler avec moi et que tu ne puisses jamais voir cet enfant?
— Ma femme était malade, Maïa.
— C’est ce que j’ai cru comprendre. Tu ne m’en as rien dit alors, tu n’avais pas assez confiance en moi pour m’en parler, mais d’autres personnes me l’ont fait savoir. Et maintenant, c’est fini. Laisse-la partir, Andrew, laisse faire le temps. Tout est bien. Ta femme a été malade, maintenant elle ne l’est plus. Elle repose. J’ai un nouveau compagnon. Nous pouvons être amis.
— Ma femme était malade, Maïa, et maintenant elle est morte. Et je suis terriblement seul. Mais je voudrais que nous en revenions au programme de cet après-midi.

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