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mercredi 10 avril 2024

Retour de Saorge

Une fois passé le col, nous savions que la mer était à l'horizon, encore que dans la nuit nous ne pouvions pas la voir, et la route dessinait de larges lacets qu'il me fallait négocier avec prudence, tandis que les petits personnages dévalaient devant nous, courant et sautant dans leurs costumes bariolés, et coupant au travers. Ils semblaient nous attendre, un virage après l’autre, comme pour nous signifier qu’ils nous devançaient toujours. À notre passage, ils se précipitaient sur la voiture et collaient leurs visages sur le pare-brise pour nous faire des grimaces.

Nous avions quitté Saorge à une heure tardive. Nous y étions montés pour assister à un concert de musique baroque qui avait été donné en fin d'après-midi sur le parvis du monastère. Parmi l'assistance, nous avions rencontré Mireille avec laquelle Anna avait été liée du temps de sa jeunesse militante. Mireille habitait le village, nous le savions, si bien que nous n'avions pas été surpris de la rencontrer là. Elle était accompagnée par une jeune femme avec laquelle il était facile de deviner qu'elle formait un couple. Celle-ci s'appelait Sarah, elle était jolie et visiblement très amoureuse de sa vieille compagne, et à la fin du concert, comme nous allions partir, Mireille avait proposé que nous dinions ensemble au restaurant du Pountin connu pour servir d'excellentes pizzas.
— Vos enfants sont assez grands pour se garder tout seuls, avait-elle dit. Téléphonez-leur qu'ils ne vous attendent pas.

Le concert avait été donné par une troupe d'amateurs, et nous n'aurions pas pu souhaiter une prestation plus juste et plus sensible. Aux sept musiciens s'ajoutait une chanteuse vêtue en costume d'époque, et qui accompagnait son chant d'une gestique apprise dans quelques rares traités dont une notice nous indiquait qu’elle avait pu les consulter dans le cadre d’une recherche universitaire qui avait duré cinq ans, au gré desquels elle avait voyagé d’Europe aux États-Unis. Et le dîner, à son tour, devait se dérouler dans des conditions aussi parfaites, en même temps que troublantes et irréelles. Comme si le dialogue auquel il devait donner lieu avait été écrit pour le théâtre.

La table de restaurant était posée sur un plancher grossièrement assujéti dans une rue en pente, et durant tout le repas, dans la nuit qui noyait nos visages et alors que le vin rouge coulait dans nos verres, Mireille et Anna avaient évoqué des souvenirs communs. Sarah et moi n'avions fait que les écouter et que les regarder, et que nous regarder l'un l'autre, quelquefois, en souriant de nous voir ainsi transportés dans le fouillis de leurs mémoires. Et, dans le passé qu'elles évoquaient, Mireille se reconnaissait sans l'ombre d'un doute. Ce qu'elle avait été alors, elle l'était encore aujourd'hui, ayant seulement vieilli, ayant seulement acquis davantage d'expérience, d'autorité et de sagesse, mais en demeurant toujours fidèle aux mêmes convictions. Tandis que, pour ce qui concernait Anna, le rapport au passé était très différent.

La personne qu'elle avait été alors se raccordait mal à celle d'aujourd'hui, et cette jeune figure, je ne le découvrais pas. Parmi les souvenirs relatifs à ce passé vieux de plus de trente ans, qui semblaient s’échapper soudain d’un coffret que l’on aurait ouvert, il n’y avait pas un nom, pas un fait, une couleur des choses, pas un simple parfum dont je fusse ignorant. Mais non seulement la jeune femme qu'elle avait été quand je l'avais conquise ne m'était pas odieuse, mais je reconnaissais au fil des propos qui la faisaient revivre, les qualités précieuses dont je m'étais épris. Et Anna elle-même, qui parlait sans me regarder, comme si de me regarder l’aurait empêchée de poursuivre, paraissait découvrir dans son propre récit qu'elle avait été libre et heureuse alors comme il était impossible qu’elle le fût à présent. Si bien que nous étions sortis de ce dîner l’un et l’autre quelque peu étourdis.

Le lendemain, les petits personnages qui avaient traversé notre route à plusieurs reprises, leurs chahuts, leurs pitreries, leurs moqueries grotesques, étaient oubliés. Sans doute, n’avaient-ils été qu’un rêve. L’été s’annonçait par de gros nuages au-dessus de la mer. Ils s’accumulaient, changeaient de couleurs, prenaient des formes de cathédrales, laissant percer ça et là des rayons de soleil raides comme des épées. La météo nous annonçait une tempête, avec des vagues qui pourraient déferler sur la Promenade des Anglais. Nous l’attendions, des précautions étaient prises. Vers le soir, des imprudents franchissaient les barrières et allaient au-devant des embruns pour faire des photos. Une nuit, des grondements de tonnerre nous firent sortir sur nos balcons, mais l’orage éclata au loin, nous en vîmes les éclairs tandis que, sur la ville, nous n’eûmes droit qu’à des averses abondantes et tièdes dans lesquelles nous nous nous trouvions à patauger et rire comme des enfants.

samedi 6 avril 2024

L’odeur du café

Parvenu sur la crête, j'ai aperçu la mer au loin, en contrebas. Ce n'était qu'un éclat de mer, une faible irisation dessinée par un rayon de lune, dans un ciel où flottaient des nuages, mais je ne doutais pas que ce fût elle. Il me suffirait désormais de descendre dans sa direction, par les chemins que je rencontrerais, encore que je ne pouvais pas prétendre l'atteindre d'une seule traite, plusieurs dizaines de kilomètres m'en séparaient encore, et pour l'heure j'étais recru d'avoir marché depuis l'aube.
J'en étais à mon troisième jour de randonnée, et je savais depuis le matin que je m'étais perdu, mais je ne m'en étais pas inquiété, le ciel était serein, mes jambes étaient solides, j'avais voulu profiter de cette dernière journée de marche avec toute la force et l'insouciance dont j'étais capable, comme d'un cadeau de la vie, et puis la nuit était venue. Et, à présent, j'aurais voulu dormir, mais le ciel se couvrait.
J'ai pris mes jumelles (j'emporte des jumelles pour observer les oiseaux) et j'ai scruté l'obscurité qui s’ouvrait devant moi. La mer était bien là mais je voyais aussi, à mes pieds, des lueurs qui flottaient derrière des feuillages, et en prêtant l'oreille, il me semblait entendre des notes de guitare.
J'ai mangé les deux pommes qui me restaient. J'ai cherché un sentier par où descendre. N'en trouvant pas, je me suis engagé en aveugle dans la pente. Pour ne pas tomber, il a fallu que je calcule chacun de mes pas. Les lueurs dans les arbres disparaissaient, puis, comme je m'étais déplacé, elles réapparaissaient un peu ailleurs, jamais bien loin, et la musique de la guitare devenait plus précise.
La pierraille a laissé place à des carrés de jardins. Je me souviens d'avoir vu se profiler, dans l’épaisseur de la nuit, de grands artichauts. J'ai senti la forte odeur des cochons avant de les entendre grogner. Des poules ont battu des ailes, un chien a aboyé. J'avais craint qu'il ne se mette à pleuvoir mais le ciel semblait se découvrir. Je voyais mieux.
C’était un village. Comme je devais m’en rendre compte le lendemain, beaucoup de maisons y étaient abandonnées, et sa population se réduisait à présent à celle d’un hameau. Il y avait une fontaine de pierre et un grand tilleul qui ornaient une place, et celle-ci formait une terrasse dominant la vallée. C’est là que les habitants s'étaient réunis pour un repas pris en commun.
Je suis entré dans le village par l’arrière, et en suivant une rue qui tournait, je me suis approché d'eux jusqu'au seuil de la place. Je les ai vus. Je les ai entendus. En plus de la guitare, il y avait un accordéon, mais les deux instruments ne jouaient pas ensemble. Le guitariste était jeune et il se tenait debout, tandis que l’accordéoniste était vieux et se tenait assis sur une chaise. Il jouait moins souvent. Il écoutait plutôt.
J’aurais pu me montrer, j’ai hésité à le faire. Je ne doutais pas que j’eusse été bien reçu. C'étaient de braves gens. Ils étaient sans doute habitués à voir passer chez eux des randonneurs, et ils n’auraient pas été effrayés d’en voir arriver un qui s'était égaré au milieu de la nuit. Ils m’auraient offert à boire et à manger. Je les aurais écoutés. Je ne parle pas la langue des montagnes mais je la comprends un peu. Je ne l'ai pas fait. Je ne voulais pas les déranger. Je me suis détourné et, de nouveau dans l’obscurité de la rue, je me suis éloigné sans savoir où j’allais.
Sans doute espérais-je une grange, mais c’est la porte d’une maison que j’ai trouvée ouverte, d’une solide maison, au haut de trois marches de pierre.
L'intérieur était éteint, sauf une petite lampe qui brillait au fond, dans la cuisine, et poussé par je ne sais quel démon, j’ai gravi les marches et j’y suis entré.
J’ai bu de l’eau au robinet de l’évier. J’ai soulevé le couvercle d’une marmite où tiédissait un reste de sauce tomate. J’y ai trempé du pain. Un banc était là, j’ai voulu me reposer et bientôt je m’y suis endormi. Au matin, j’ai été réveillé par la voix d’une fillette. Elle était debout, à côté du banc. D’un doigt, elle a frôlé ma tempe et elle a dit:
— Maman demande si tu veux du café!



mercredi 20 mars 2024

Rodolphe: Préquelle (2)

Étais-je amoureux de Valentina? La réponse est oui, assurément. Valentina est même sans doute la seule femme dont j’aie jamais été réellement amoureux. Elle ne l’a jamais su, nous nous connaissions à peine, mais j’ai tout de même participé à des soirées, à des sorties en mer où elle était. Il m’est même arrivé, un certain mois d’août, de rejoindre le petit groupe d’amis dont elle était le centre, dans une villa de Sardaigne qu’on lui avait prêtée.
Je suis un personnage discret. Dans The Misfits de John Huston, je tiendrais le rôle de Montgomery Clift plutôt que celui de Clark Gable. Tout cela se passait après son divorce d’avec Victorien Lussart, et donc après ses premières retrouvailles avec Daniel, pour autant que celles-ci eussent été les premières. Inutile de préciser que Daniel n’était jamais présent aux rencontres que j’évoque. Il ne quittait pas Valberg; ou, s’il lui arrivait de le faire, ce n’était pas pour venir nous retrouver.
J’ai dit que Daniel était une légende. J’énonce là un fait. Je veux dire que ceux qui l’avaient connu au printemps 68, quand tout le monde était communiste, parlaient de lui comme d’un ange qui les aurait quelquefois caressés de ses ailes. À les entendre, les moments qu’ils avaient passés près de lui étaient magiques, ils ornaient leurs mémoires d’un sceau indélébile. Et je les écoutais. Mais cela ne signifiait pas que je partageais leur admiration. Le personnage de Daniel ne m’était pas sympathique du tout, j’éprouvais même à son égard une sainte horreur. J'étais enclin depuis le premier jour à voir en lui l’Ange du Mal. Je percevais sa nature, marquée par la drogue, la transgression, la violence et l’obscurité, à travers la pop music dont on me disait qu’il était très amateur, et cette musique des Doors, de Janis Joplin, de Jimmy Hendrix, était tout ce que je détestais. Tout ce contre quoi, pour ma part, je m'étais construit. Tandis que Valentina, dans mes rêves, avait un goût d’amande.
Après son divorce, elle avait continué d'habiter la villa de l’avenue Châteaubriant que son mari avait fait construire et dont il avait dessiné les plans dans le goût du Bauhaus, et elle n’avait eu aucun mal à trouver un métier. Elle s'intéressait à la mode, elle faisait des photos. Depuis toujours. Elle en avait conclu qu’il lui fallait convaincre de jeunes créateurs de lui confier la conception graphique de leurs catalogues, puis de lui laisser les rênes de leur service de presse. Le programme fut rempli à la lettre, ce qui nécessitait qu’elle voyage beaucoup. Elle le faisait volontiers, parée des vêtements que ces créateurs avaient conçus. “Légère et court vêtue”, aurait-on dit. Un sac en bandoulière. Comme un Chat botté qui aurait grandi. Traversant les halls d’aéroports, attrapant un taxi, avec ses longues jambes nues, des cheveux raides, mi-longs qui lui donnaient un air japonais et des yeux le plus souvent cachés derrière des lunettes de soleil qu’elle choisissait trop grandes. Tout cela en buvant de l’eau, en faisant du yoga et en mangeant de la salade et des graines. Pour autant, quand elle allait rejoindre Daniel dans sa montagne, c'était bien la musique des Doors, de Janis Joplin et de Jimmy Hendrix qu’ils devaient écouter ensemble, pas celle des Beatles, ni celle de Jordi Savall avec qui elle affirmait avoir dîné un soir, à la suite d’un concert, dans un restaurant de Villeneuve-lès-Avignon, et pouvait-elle le faire alors sans boire et fumer elle aussi, jusqu’à perdre conscience?
Et, quand l'accident est survenu, dix ans plus tard, nous ne voulions pas y croire. Il a fallu qu'elle témoigne. Elle l’avait provoqué. De nuit, à quinze kilomètres de Valberg, en pleine vitesse, elle avait jeté contre un arbre le véhicule qu’elle conduisait, provoquant très délibérément un accident auquel Daniel n’avait pas survécu, et dont elle-même était ressortie avec une fracture de la colonne vertébrale qui la condamnait à la chaise roulante pour le reste de sa vie.
Je déteste Daniel et tout ce qu’il représente. Il y a beau temps que je ne suis plus communiste. Elle venait de découvrir qu’Oriane, sa fille, avait une liaison avec lui, et aussitôt elle avait quitté Nice pour venir lui casser la figure, et au lieu de cela, arrivée à Valberg, devant la station-service, elle l’avait fait monter dans sa voiture et ils étaient partis. Et dans mes rêves, aujourd'hui encore, je ne cesse de la voir et de l'entendre, agrippée au volant, hurlant et pleurant sur une route déserte, dans une nuit de printemps que perçait la lumière de ses phares.  

lundi 18 mars 2024

Rodolphe: Préquelle

Quand la décision du divorce a été prise, Valentina a écrit à Daniel. Elle lui a demandé s’il pouvait lui trouver un logement à Valberg où elle viendrait se reposer pendant quelques jours avec sa fille. Daniel habitait à la sortie du village, sur un carrefour où il gérait une petite station service et une supérette. Ses anciens amis savaient qu’il était là, comme perché dans la montagne, depuis son retour en France. Un petit nombre d’entre eux restaient en contact avec lui, et si on voulait le voir ou lui parler, il fallait passer par eux, sinon Daniel ne se souvenait pas de vous avoir connu.
Daniel était une légende, pour ma part je ne l’avais jamais aperçu que de loin. J’avais adhéré à l’Union des Étudiants Communistes en 1973, quand déjà la période héroïque tirait à sa fin. Mais il y avait toujours un moment, la nuit, quand on avait un peu bu et fumé, quand on écoutait de la musique, où on parlait de lui. Où quelqu’un évoquait un épisode ou un autre de la légende. Et, à la demande de Valentina, Daniel avait répondu que oui, c'était facile. Il y avait, dans le petit immeuble de trois étages qu’il habitait, un studio que ses propriétaires louaient aux touristes, et comme on était au début du printemps, le studio était libre. Et ainsi Valentina avait passé tout un mois près de lui, dans cette station d’hiver abandonnée par les touristes.
Oriane, sa fille, avait alors six ans, et pour ne pas s'attirer les reproches de la partie adverse, Valentina avait pris soin de l’inscrire à l'école du village. Et au bout d’un mois, elle est revenue à Nice, dans l’appartement que son mari avait définitivement vidé de ses affaires, et elle a repris sa vie.
Voilà, tout aurait pu en rester là. Nul ne s’interrogeait sur la question de savoir si, durant cette période, Valentina avait eu une liaison avec Daniel. Valentina avait déjà eu une aventure avec lui quand elle était très jeune. Elle n'était pas la seule. Laquelle parmi les filles de notre groupe n’avait pas couché avec lui au moins une fois? Et pourquoi aurait-elle choisi de faire ce séjour à Valberg plutôt qu’ailleurs si ce n’avait pas été pour renouer avec un amour de jeunesse?
Daniel n’avait jamais adhéré à l’Union des Étudiants Communistes, il n’avait jamais adhéré à rien, mais ses amis faisaient appel à lui quand les manifestations contre la guerre du Vietnam risquaient de tourner en affrontement avec la police, ou avec les nervis d’extrême droite, ou les deux, et Daniel répondait presque toujours présent. Il était redoutable au combat. Il arrivait avec sa moto et, après la bagarre, s’il n’avait pas été embarqué par la police pour une nuit au poste, il repartait de même. Toujours en souriant. Comme si cela n’avait été qu’un jeu.
Et il avait un autre mérite: il distribuait de l’argent à ses camarades. Jamais des sommes importantes mais quelques billets tout de même. D’où tenait-il cet argent qu'il sortait de ses poches? Personne n’aurait su le dire avec précision, encore que la réponse ne fût guère mystérieuse. Daniel faisait des affaires. On disait en souriant qu’il faisait des affaires. Il ne cachait pas qu’il avait des contacts dans l'univers interlope de la pop music. Et quand un groupe arrivait sur la côte pour faire un enregistrement ou donner un concert, Daniel se rapprochait des musiciens. Il leur ramenait à volonté du matériel, des techniciens, des accompagnateurs, il leur présentait des filles, et sans doute leur fournissait-il aussi certains produits illicites dont ils avaient besoin.
Voilà qui était Daniel. Voilà ce que j’ai pu en apprendre. Puis il a disparu. Il a quitté la France. On a dit qu’il était aux Ėtats-Unis, qu’il tenait une pizzeria à New York. Puis on le signale en Amérique du sud. Au Mexique. Puis on apprend qu’il fait de la prison au Nicaragua. Le chef d’inculpation n’est pas clair. Le connaissant, on pense à du trafic de drogue mais on affirme aussi qu’il était en lien avec des groupes terroristes, ce qui n’est pas inconcevable non plus. Et là, on s’attend à ce qu'il n’en sorte jamais, ou complètement détruit, mais voilà qu’il en sort trois ans plus tard, et cette fois il tient une guinguette sur une plage de la Costa Brava. Une plage éloignée de tout, où deux ou trois de ses camarades, à des moments différents, vont le retrouver.
La guinguette que Daniel tenait sur une plage de la Costa Brava fait partie de la légende. Les deux ou trois qui seraient allés l’y retrouver n’en finissent pas de parler de la route et de la voie ferrée qui passaient au-dessus. Du bruit des trains. Des lumières des trains qui défilaient dans la nuit. Des nuits où on se baignait dans l’obscurité visqueuse de la mer et où on revenait sur le sable pour boire, pour fumer et pour écouter de la musique en regardant les étoiles, du bruit du train encore, et des filles qui faisaient le voyage de Nice pour être près de lui et s’inscrire dans la légende. Valentina aura-t-elle fait partie du nombre? À cette époque, elle était déjà mariée ou ne devait plus tarder à l'être. À un architecte, un homme puissant et riche. Que sommes-nous? Qu’est-ce que la vie fait de nous, nous ballotant sans cesse du meilleur au pire? Depuis, le ciel s'est obscurci. Des échos de la guerre se font de nouveau entendre. 


mercredi 13 mars 2024

Le lavoir

J'étais effrayé par le bruit de l’eau. De l’eau claire qui s'écoulait d’un tuyau en fonte dans l’eau sombre d’un lavoir. Et ce lavoir se trouvait dans le sous-sol d’un café où j’avais demandé qu’on m’indique les toilettes.
Les rues brûlaient de soleil. Depuis des semaines, la chaleur était accablante, on ne trouvait le sommeil qu’aux petites heures du matin, on se réveillait dans des draps trempés de sueur, et le reste de la journée on restait chez soi, les vitres ouvertes derrière des rideaux qui flottaient. Et que faire de son corps? Comment rester immobile dans un fauteuil, les deux mains posées à plat sur les accoudoirs, le regard vide?
Je crois que je n’avais vu personne depuis une semaine que j’avais fermé la librairie. Le matin, j’allais à la poste pour expédier deux ou trois livres qu’on m’avait commandés. Je vérifiais mes courriers électroniques. Je prenais des douches. Je ressortais pour manger un sandwich sur un trottoir abrité par une tente, près de la station Valrose. L’après-midi, j’allais au cinéma, derrière la Gare du Sud. Et puis c’était tout.
J’aurais dû être parti à la montagne, assez loin et assez haut dans les Alpes, en Italie, en Suisse ou en Autriche, comme je fais chaque été, mais cette fois je m’y étais pris trop tard. Je m’étais laissé piéger par la chaleur. Je rêvais d’une cabane à la lisière de la forêt, d’une simple chambre à l’étage d’une ferme, des nuages qui se forment et s’assombrissent vers le soir, et d’un orage peut-être qui éclate dans la nuit. Je me souvenais de plusieurs orages dans la montagne, qui traversaient les nuits. Les occupants du chalet sortaient sur le balcon, dans la tenue où ils étaient, pour assister au spectacle. Ils comptaient les secondes qui séparaient un éclair du tonnerre qui suivait, déchirant le ciel comme une feuille de papier. Dans les jambes de leurs parents, les enfants applaudissaient. Puis, il fallait les ramener dans la chambre et les remettre au lit, avec un baiser sur le front. Le jour ne tarderait plus maintenant. Et, cette après-midi-là, il a fallu que je sorte à tout prix.
J’ai marché en me glissant à l’ombre des façades. Comment ai-je pu marcher si longtemps? J’ai fini par trouver refuge au Per Lei, place du Pin, où je n'étais jamais entré auparavant mais où, aussitôt la porte franchie, j’ai goûté l’ombre et la fraîcheur. Comme celles d’un glacier. 
Derrière le comptoir, se tenait une très jeune femme, mince, tatouée, les cheveux ras, sans maquillage. Nos regards se sont croisés. J’étais le seul client. Elle faisait jouer de la musique, si fort que les vitres auraient pu se briser et tomber en morceaux dans les éclats du soleil, mais c’était celle d’un album de James Brown, et on se sentait l’envie de faire le grand écart, de balancer le micro et de miauler comme lui.
J’ai commandé un Coca-Cola avec beaucoup de glace. Puis, je suis descendu au sous-sol. J’ai entendu le bruit de l’eau. Il venait de derrière une porte entrouverte au fond du couloir. Le couloir était éclairé par une ampoule électrique. Elle s’est éteinte. Une autre lumière filtrait par la porte entrouverte. Tout aussi pâle. Je me suis approché. J’ai poussé la porte. Deux hommes se tenaient là, près du lavoir en ciment. La surface de l’eau en était lisse et noire, avec seulement le bruit de l’eau claire qui s’écoulait du tuyau en fonte. Qu’est-ce qu’un lavoir pouvait bien faire dans cette cave? Et ces deux hommes près de lui? Ensemble, ils se sont tournés vers moi, ils m’ont dévisagé. Il y avait de la réprobation dans le regard du plus vieux. Un sombre reproche. Comme si je les avais surpris dans des poses indécentes. Ou comme si je venais les déranger en pleine opération chirurgicale, et que le malade couché sur la table risquait de mourir à cause de mon intrusion. J’en aurais défailli. Mais aussitôt son visage a changé d’expression. Il a pris un air commercial, ou peut-être professoral. Il était petit, le teint mat, la moustache et la barbiche blanches, des lunettes cerclées. Il portait un costume, la veste ouverte sur un gilet. Le bout des doigts enfoncés dans les poches du gilet. Oui, un directeur d’école, ou un inspecteur de l’éducation nationale, féru d’histoire, admirateur de Napoléon Bonaparte, franc-maçon, parlant espagnol, plutôt sévère. Il a dit:
— Entrez, Monsieur, entrez! Vous venez pour la vente. Vous arrivez trop tard, les plus belles pièces sont parties. Mais rien ne vous empêche de jeter un coup d'œil à celles qui nous restent. Mon assistant va vous montrer.

(4 février 2024)


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samedi 17 février 2024

L’orage

Je me souviens de l’orage, je ne l’ai pas rêvé. Il fait nuit, nous roulons sur la plaine du Var, nous redescendons vers Nice, et au milieu de cette longue ligne droite, l’orage redouble, une pluie battante, diluvienne, comme il arrive qu’on en voie chez nous, de préférence en automne et parfois au printemps; le moteur hoquette, noyé par la pluie; j’ai juste le temps d’arrêter la voiture sur le bord de la route, et dans l’obscurité de la nuit (dans le souvenir, je ne vois les feux d’aucun autre véhicule), nous avisons de l’autre côté de la route la clarté d’un établissement ouvert: un restaurant ou une auberge.

Nous voilà rassurés. Nous quittons la voiture, nous traversons la route bordée de platanes, la tête baissée sous la pluie battante, en nous tenant la main de crainte de glisser, et quand nous entrons dans la lumière de l’auberge, de la pluie plein les yeux et qui nous coule dans le cou, nous voyons que s’y tient un banquet de noces. Une fête de famille qui s’achève, qui s’attarde sans doute à cause de la pluie. Je demande à me servir du téléphone qui est posé sur le comptoir, et j’appelle un taxi. J’obtiens la communication, on me répond que le taxi sera devant l’auberge dans une heure. Pas avant. Dans l’attente, nous commandons des boissons chaudes, de la tisane, pour moi peut-être aussi un petit verre de marc, que nous buvons pour nous réchauffer. Nos vêtements sont mouillés et nos ventres sont vides. Nous revenons d’une promenade qui a duré plusieurs heures dans la montagne, où nous roulions lentement, en nous arrêtant de loin en loin sur le bord de la route, sans sortir de la voiture, pour regarder le fleuve qui déferle sur les galets, les arbres tombés, arrachés par l’orage. Quant à la fête qui s’achève dans la grande salle voisine, nous la considérons d’un peu loin, par-delà la porte grand ouverte qui creuse la perspective, comme dans un tableau de la Renaissance ou ceux de Vermeer et des autres maîtres hollandais du dix-septième siècle. Enfin, le taxi vient nous chercher. Nous montons tous les deux sur la banquette arrière, et une fois que nous sommes parvenus en ville, je fais déposer mon amie chez ses parents, puis je me fais déposer chez moi.

Voilà, le souvenir ne contient pas beaucoup d’autres informations, ce qui n’empêche qu’il m’accompagne depuis des décennies maintenant, et qu’il me procure le sentiment d’avoir vécu là une expérience ultime, d’une puissance magique. Si on me demandait: Qu'avez-vous vécu de mieux dans votre vie, de plus aventureux, quel a été le meilleur passage du film? je citerais ce moment. Un sceau qui aurait été posé sur moi et je crois pouvoir dire sur nous; un seing qui nous unit et dont nous avons aussitôt su que nous l’emporterions dans la tombe; un lieu ou un thème (topos) que nous avons aussitôt habité ensemble, et que nous avons raconté quelquefois, cité quelquefois, ensemble ou séparément, sans pouvoir dire pour autant de quel matériau spécial il était fait, qu’est-ce qui s’y trouve au juste de caché, quelles sont les voix qui s’y font entendre, comme un peuple d’animaux invisibles dans le bois qu’ils habitent, ce que je vais tenter de faire ici, sachant que ce sera ici et maintenant ou jamais, et en sachant aussi que de ne pas le faire n’ôterait rien au fait, à la marque posée sur nous, à sa puissance magique; mais il se trouve que j’ai du temps, que ne l’ayant plus, elle, il me reste du temps que je dois passer, petit, comme on dessine sur le givre, comme on se fait le cœur content, À lancer caillou sur l'étang, comme d’Aragon dans la version mise en musique par Léo Ferré, je le chantais pour elle.

Ce que le souvenir raconte, est-ce bien une histoire? Oui, incontestablement, puisque le récit se découpe en plusieurs moments. Il fait comme le scénario d’un petit film. Mais cette histoire est brève (elle se déroule sur à peine plus d’une heure), il ne s’y passe rien de remarquable, elle ne contient rien de merveilleux, sinon le contraste entre l’obscurité de la nuit d’orage et la clarté du restaurant, entre la solitude des deux jeunes gens que nous sommes, Annie et moi, en panne de voiture sur le bord d’une route, et d’autre part la fête qui est faite aux jeunes mariés par leurs deux familles réunies. Et, si cette histoire s’inscrit bien dans le déroulement de nos existences personnelles, elle n’aura aucune conséquence sur elles, elle aurait pu ne pas se produire, nos vies n’auraient pas été différentes. Si bien qu’on peut se demander pourquoi nous nous en souvenons. Pourquoi elle occupe une place si importante dans nos mémoires (celle d’Annie et la mienne).

Après la mort d’Annie, Michel a ressorti de ses archives un texte en forme de poème qui consigne certaines anecdotes qu'elle a racontées, à lui et à Éliane, à l’époque (début 1979) où ils étaient voisins, habitant sur le même palier d’un immeuble de la rue des Petites Écuries, à Paris, tandis que j’habitais encore à Nice, que je n’avais pas encore quitté la femme avec laquelle j’étais marié pour venir la rejoindre, ce que j’ai fait au mois de juin de cette même année. Celle de l'orage en fait partie.

Or, quand Annie fait ce récit, dix années ont passé (peut-être neuf) depuis que l’évènement s’est produit. C’est un événement déjà ancien, et qui n’a pas eu de conséquences sur nos vies, puisqu’à la suite de celui-ci nous ne nous sommes pas mariés (nous ne devions nous marier que plus tard, plusieurs années encore après qu’elle a fait ce récit), comme le banquet de noces que le hasard nous faisait rencontrer aurait pu nous inciter à le faire, comme il semblait présager que nous le ferions, et comme il aurait sans doute été plus sage que nous le fassions — nos vies en auraient été plus simples, moins douloureuses, et d’autres personnes que nous auraient été épargnées. Mais ce banquet nous est apparu alors comme sorti d'un roman ou d'un film; il ne pouvait pas nous concerner directement; comme si les personnes réunies là avaient appartenu à un autre monde, à une Inde imaginaire. Il n’aurait plus manqué alors à la fête, telle que nous la considérions d’un peu loin, depuis une autre salle, par une porte ouverte à deux battants, que les sitars et les tablas, que le Gange et ses éléphants.

Ce que le hasard des voyages et des nuits te montre, te laisse apercevoir même de loin, comme l’expression d’un autre monde, peut-être irréel, porté par les nuages ou des tapis volants, considère-le avec attention. Car c’est toujours à toi que le hasard s’adresse et s’il le fait, c’est qu’il a quelque chose à te dire. Alors, même si tu crois assister à des fééries, sitars et tablas, même si tu vois le Gange et ses éléphants qui barrissent et s’aspergent d’eau sacrée, s’il te plaît, ne le prends pas à la légère, ne te fends pas de rire, mais tâche de déchiffrer aussi bien que tu peux le rébus qu’il te propose.

Et c’est à ce moment — je veux dire dans les premières années qui ont suivi l'épisode de l'orage, durant lesquelles Annie et moi vivions séparés — que j'ai inventé le personnage de Ferdinand Melia. Je ne vivais pas avec la femme que j'aimais, je savais ne pas devoir y compter avant longtemps ni peut-être jamais, elle ne voulait pas de moi, et aussitôt que j'ai pris mon parti de ce fait, j'ai décidé de devenir maître d'école, ce qui signifiait — j'en avais une claire conscience depuis le premier jour — que ma vie serait désormais aussi peu romanesque que possible. Et comme pour compenser ce caractère par trop raisonnable et ennuyeux de la profession à laquelle je me vouais, de l’existence dans le cadre de laquelle je m'enfermais — comme pour me punir moi-même de l’échec amoureux qui me marquait si fort, comme si j’en étais coupable, ou comme si à tout le moins un défaut de ma personne pouvait en être la cause, qui tenait à une malformation du corps ou une forme de folie — car elle m’accusait de lui faire peur parfois — j'inventais la figure de Ferdinand Melia, qui était tout à la fois l'auteur et le personnage principal de romans d'aventures — en réalité, il s'agirait plutôt de contes, ce que désigne en anglais le mot tales.

Ferdinand Melia est censé être Catalan, né sur l'île de Majorque, il aurait passé trois ou quatre décennies à naviguer dans les mers du Sud, se livrant à toutes sortes de trafics, avant de s'installer à Naples pour écrire ses mémoires. Celles-ci prennent la forme de contes dont chacun relate une aventure que l'auteur a vécue, dont il est censé avoir été l'acteur ou, à tout le moins, un témoin direct, ou dont il n'a pas été le témoin du tout mais qu'on lui a rapportée et dont le caractère curieux, improbable, extravagant, lui paraît mériter qu'il nous en fasse part.

L'important est de comprendre que toutes ces histoires avaient pour thèmes le voyage et l'aventure, quelquefois le mystère (des châteaux, des fantômes, des vampires), tandis que, pour ma part, je ne voyageais pas du tout, et que mon existence était aussi peu aventureuse que possible.

Je restais enfermé dans ma classe, dans un faubourg de la ville. Chaque matin, je donnais des leçons, debout au tableau noir, vêtu d’une blouse grise, et chaque soir, quand mes élèves étaient partis, je corrigeais leurs cahiers. J’évitais de montrer de la colère, d'élever la voix et bien sûr de les cingler (fustiger) avec la badine qui ne me quittait pas, comme j’étais bien souvent tenté de le faire à cause de leur bavardages incessants et de leur ignorance crasse. J'étais alors marié avec une personne aimable et discrète dont j'ai eu un enfant, même si je n'ai pas été pour la mère un bon mari, ni pour l'enfant un bon père, maintenant je peux bien l'avouer, quant à Ferdinand Mélina, il occupait mes nuits. Aussitôt que les cahiers étaient rangés, que la nuit était venue, surtout si c’était une nuit pluvieuse, pleine de parfums d’automne, il vivait à ma place.

Aussitôt que la nuit tombait, aussitôt que des pas claquaient sur le pavé parisien, dans les cours d’immeubles où un double assassinat avait été commis de manière qui semblait d’abord inexplicable, puisque l’endroit où le criminel avait opéré était fermé de l’intérieur (en fait, il s’avèrerait que le coupable était un orang-outan ou peut-être un boa), que le brouillard (fog) envahissait les rues de Londres, que les voiles d’une goélette (schooner) claquaient à la sortie du port, aussitôt surtout que les îles apparaissaient à l’horizon, je n’étais plus moi.

Or, ce que j’essaie d’expliquer, en même temps que je devine combien il sera difficile de le croire, c’est que cette existence aventureuse qui occupait mes nuits — et on imagine l’état dans lequel je me trouvais au matin, quand il s’agissait de reprendre ma classe — était une conséquence directe de la panne de voiture qui s’était produite par une nuit d’orage sur la plaine du Var. C’était là que tout avait commencé. C’était cet événement anodin qui avait déclenché le dédoublement de ma personnalité.

Le jour, j’étais Paul De Santis, modeste et médiocre instituteur de l’école publique, la nuit, je devenais Ferdinand Melia, écumeur des mers, ou alors voyageur perdu dans les montagnes himalayennes, à la recherche d’un royaume — avec bannières et trompettes, moulins à prières, petits singes moqueurs, courant et sautant partout — dont il rêvait de devenir le roi —, cela parce que Marguerite (alias Annie) et moi avions traversé une route déserte, par une nuit d’orage, pour nous abriter dans une auberge où se donnait une fête, sans que je sois capable d’affirmer après coup, de manière certaine, si la fête et l’auberge ont bien existé ou si je ne les ai pas plutôt inventées de toutes pièces, ou simplement rêvées. On rêve tellement d’amour.

Avant cela, dans l’après-midi de ce même jour, nous nous étions promenés sur les routes des vallées supérieures, qui ne sont pas d’abord de celles par où on grimpe dans la lumière, à l’assaut du ciel, mais d’étroites qui s’insinuent à l’intérieur de l’être opulent, suivent les gorges profondes, remontent le cours des torrents, s’enfoncent toujours plus avant dans la pénombre de la montagne, dans les méandres secrets de son corps, dans le ululement des torrents qui déferlent, dans l'intérieur du corps de sa nature immense.

Notre petite voiture avait l’habitude de nous conduire le long de ces canyons et boyaux. Gorges du Cians, gorges du Daluis, elle savait s’y retrouver, les yeux fermés. Il ne faut pas imaginer des courses, des vrombissements de moteur, mais le menu trot d’une souris (Renault 4) partie à la rencontre de telle géante que le vent, là-haut, sur les crêtes aiguës où des arbres se dressent, agitait de frémissements comme de courtes fièvres; une déesse monstrueuse et muette, qui, plutôt par paresse, ou pour se distraire des mornes millénaires d’érosion, nous aurait permis de parcourir ses magnifiques formes.

Quand l’orage éclatait, que la pluie se mettait à tomber, ces routes devenaient dangereuses. À chaque instant, d’énormes blocs de pierre pouvaient se détacher de la paroi creusée et s’abattre sur le toit de la voiture avec l’eau du ciel. Et quand la nuit nous surprenait en même temps que l’orage, nous éprouvions ensemble de délicieuses frayeurs.

Nous étions alors un être double, les personnages d’un conte, Hansel et Gretel, Nennillo et Nennella, comme frère et sœur perdus dans la forêt mais assez malins pour éviter de tomber avant longtemps entre les griffes de la méchante sorcière.

Dans le quartier où j’habite à présent, j’aperçois un homme grand qui se déplace d’un trottoir à l’autre, avec l’air hagard, dès l’aube, quand les maraîchers sont seuls à installer leurs étaux de légumes sur la place du marché. Et chaque fois, je me demande s’il ne s’agit pas d’un ancien instituteur que j’ai connu, il y a bien longtemps, dans une école où j’enseignais, mais tellement amaigri, seul et vêtu comme un pauvre. 
Il porte des pantalons étroits et courts sur les mollets, tenus par des bretelles croisées sur un tricot gris à manches longues, et cette tenue lui donne l’allure d’un acrobate de cirque. Avec cela, des cheveux et une barbe drus et roux, et des yeux bleus très clairs.

Il se tient debout, immobile, sur le bord d’un trottoir, à tanguer comme s’il se trouvait sur le pont d’un navire, puis soudain il traverse la rue et va reprendre sa vigie à quelques pas de là. Il ne semble pas ivre, plutôt fâché. L’air inquiet d’un vieux puritain, sur le point d’embarquer, sur l’île de Nantucket, pour aller chasser Moby Dick où il se trouve, et attentif comme s’il s’attendait à surprendre, non pas une émeute (les rues sont vides) mais le déclenchement d’un désordre cosmique que certains indices lui auraient annoncé. Quelque chose comme une guerre des mondes, façon H. G. Wells.

Dans l’attente, il arrive que son regard s’arrête sur moi, un instant, puis se détourne, et je me demande s’il me reconnaît ou hésite à me reconnaître. Après quoi, il oublie.

Ces sorties matinales signifient, pour mon propre compte, que j’ai passé la nuit sans beaucoup dormir, et que j’attendais le jour avec impatience, jugeant qu’alors je pourrais décemment quitter la chambre où je vis comme un moine ou comme Edmond Dantes, prisonnier dans la citadelle du Château d’If. Car on n’imagine pas de sortir dans les rues, poussé par l’angoisse, à deux ou trois heures du matin. On peut, si on se trouve en ville, s’attarder sur les places, dans les cafés, voire traverser les jardins, jusqu’à minuit et même un peu au-delà. On peut, si on va à la pêche ou marcher dans la montagne, partir avant le jour. Mais entre les deux? On sait, ou on devine le danger qu’il y aurait à surprendre la ville et ceux qui hantent ses rues aux heures où celle-ci ne se reconnaît pas. Le danger de s’y perdre soi-même, et que le jour peut-être ne revienne pas. Que, du coup, il ne revienne jamais.

Sans doute, tout le reste de ce que nous avons vécu, Annie et moi, était-il contenu dans cette nuit d’orage où l’eau du ciel s’est abattue pour sceller notre union, où tonnerres et éclairs nous ont célébrés du haut des nues, où nous avons éprouvé un plaisir enfantin à devenir mari et femme, ou à nous voir annoncer que nous le serions un jour. Et si c’est bien le cas, si l’avenir était déjà écrit en toutes lettres dans l’évènement de cette nuit, cela signifie alors que les souffrances qu’elle a endurées et ma présente solitude figuraient, elles aussi, dans le texte. Et cela me fait obligation d'occuper le temps qui me reste à le lire et relire, à en fouiller les plus lointaines harmoniques, en évitant de devenir clochard, peut-être juste un peu fou.

Aujourd'hui comme hier, l'auberge reste éclairée dans la nuit, l’orage continue de gronder, la pluie déferle sur les arbres d’automne, et nous voici trempés, à jamais heureux et rieurs de nous tenir par la main pour traverser la route.

Fouir la montagne. Fouir le souvenir et fouir la nuit. Quand il fait nuit et quand il pleut, il m’arrive d’aller marcher sur la Promenade des Anglais, et d'écouter alors, sous le capuchon de mon K-Way, Riders On The Storm, qui est la dernière chanson que Jim Morrison enregistre, quelques mois seulement avant sa mort.



dimanche 11 février 2024

Dans les Pléiades

Les gens du village l’appelaient “le poète”. Et Rodolphe était bien poète, en effet. Il avait publié, depuis qu’il habitait au village, une demi-douzaine de minces volumes de poésie qui faisaient dire aux critiques qu’il était un poète majeur de son temps, mais sa principale activité, celle qui lui permettait de vivre et de faire vivre sa famille, et celle qu’il évoquait le plus volontiers quand on l’interrogeait, consistait à traduire des auteurs étrangers. Des travaux lents et minutieux, interminables, qui l’occupaient du matin au soir et encore jusque tard dans la nuit. Pensez! La Mort à Venise de Thomas Man! L’Odyssée d’Homère! L’Homme sans qualités de Robert Musil! Et l’œuvre complète de Rainer Maria Rilke! Sans parler de beaucoup d’autres choses, lui qui était si grand, si maigre et si timide, avec un sourire de jeune homme!
Il n’avait guère plus de trente ans quand il s’était installé au village, sa femme pouvait en avoir vingt et elle était enceinte. Ils venaient tous deux des grandes villes, et le village de montagne où ils habitaient à présent, et qu’ils ne devaient plus quitter, était dans la région des Grisons. Un village austère, aux rues en pentes. Et depuis, quatre enfants leur étaient nés, qui tous avaient été élèves à l’école du village, et dont les deux aînées poursuivaient leurs études, l’une à Genève et l’autre à Londres, ce qui ne les empêchait pas de revenir souvent et de se montrer charmantes. On les appelait par leurs prénoms, Henriette et Louise, et elles vous répondaient gaiement, en secouant leurs lourdes chevelures châtain et en vous appelant elles aussi par votre prénom.
Tout le monde les aimait pour leurs manières, encore qu’aucun membre de la famille ne fréquentât l’église. Avec cela, Rodolphe et sa femme avaient l’habitude d’offrir aux enfants de petits spectacles de marionnettes, qu’ils organisaient chez eux, dans leur salon. Des spectacles simples et innocents, dont le caractère le plus remarquable tenait à ce que les marionnettes étaient fabriquées par Rosine, l’épouse de Rodolphe, et que les fils de ces marionnettes étaient tirés par tous les membres de la famille, du plus petit au plus grand, Rodolphe au premier chef qui, pour l’occasion, quittait sa table de travail et ses dictionnaires.
Savait-on, à Paris, qu’il avait ce talent? Qu’il pouvait feindre la grosse voix d’un ogre ou celle d’un gendarme quand le rôle lui revenait de le faire? Et ce n’est pas tout. Si je raconte cette histoire, c’est qu’une fois au moins, il y eut à ce spectacle un petit supplément.
Des amis avaient accouru à leur invitation. Il faut croire qu’ils avaient des amis dans plusieurs endroits du monde, que leur maison était assez grande pour les accueillir, et que ceux-ci ne rechignaient pas à dormir à plusieurs dans la même chambre. Et l'invitation incluait qu'ils apportent avec eux des instruments de musique.
À cinq heures de l’après-midi, on était en hiver, il faisait déjà nuit, et dans le salon de Rosine et Rodolphe, éclairée par des bougies, on mangeait des châtaignes grillées qu’on se passait de la main à la main en se brûlant les doigts, et on buvait du vin chaud parfumé à la cannelle en soufflant dessus, tandis que les marionnettes donnaient une version abrégée (et simplifiée) des Noces de Figaro. Puis, le spectacle à peine terminé, René, le plus jeune des quatre enfants, celui qui avait une jambe raide et qui, pour l’occasion, avait revêtu un chapeau pointu et une cape, avait lu une annonce selon laquelle des comédiens et des musiciens mystérieux attendraient tous ceux qui voudraient bien venir, une heure plus tard, devant la vitrine du boulanger qui était aussi le maire du village. Et une heure plus tard, l’air de Voi che sapete était chanté par une Louise venue tout exprès de Genève pour cette unique et féerique performance. Elle avait été travestie en Cherubino par Henriette, sa sœur, venue quant à elle tout exprès de Londres où elle apprenait la mode, tandis que l’accompagnement de l’orchestre était assuré par cinq instruments: un violon, une flûte, une guitare, une mandoline et un tambour.
Voilà! Derrière la chanteuse et les cinq musiciens, la boulangerie était ouverte d’où se répandaient une douce clarté en même temps qu’un parfum de brioches. Et au ciel, il y avait les Pléiades que notre ami poète a rejoint maintenant. 



vendredi 12 janvier 2024

Le pré en pente

Un hameau, en été. On n’entre pas dans le hameau. On reste sur un espace de terre battue qui marque l'entrée de la rue principale. Le pré en pente borde cet espace et s’affaisse vers la rivière qui bruit en contrebas. Depuis le terre-plein, on ne la voit pas, on peut l’entendre dans le silence des débuts d’après-midi ainsi que la nuit, et surtout on la connaît, on la sait là pour y être descendu, je dirai dans quelles occasions. Sur le pré, quelques arbres fruitiers entre lesquels des draps sont étendus sur des cordes. Le terre-plein est au soleil, le pré est à l’ombre. Au loin, des sommets enneigés.

Le tableau est paisible. Le hameau compte peu d’habitants, vingt ou trente peut-être tout au long de l’année, mais l'été il se repeuple d’enfants, de petits-enfants, de cousins et d’amis. Parmi eux, presque tous ont fait de longues études, ils sont chercheurs dans des disciplines scientifiques, ils enseignent dans des universités. Je ne sais pas pourquoi ce détail sociologique est important mais il fait partie du tableau. Ou de la rêverie.

Le pré en pente est le titre d'un texte daté des 23-29 février 2020. Dans mes archives numériques, il compte 2,449 mots, soit dix pages standard. Je le tiens à portée de main mais je ne le lis pas, je crois que je ne le relirai pas. Je l’ai écrit au chevet de ma femme atteinte d’un cancer dont elle devait mourir au mois de juin suivant. Elle souffrait. Elle ne quittait plus le lit. Je l'écrivais près d'elle, sur mon iPad, et, la nuit, quand elle dormait, j’en publiais des morceaux sur un blog qu’elle lisait au matin, ainsi que nos enfants. Nous n’en parlions pas mais je crois qu’elle était heureuse de les lire, notre fille me l’a dit.

L’image qui m'apparaissait alors était celle d’un bonheur que nous n’avions jamais connu, à peine entrevu, ici ou là. Mais dans ce paysage, le pré en pente est lui-même marqué par une troublante obscurité. Pour le dire vite, des fêtes sont données, l'été, sur la terre battue. Elles commencent par des festins qui réunissent les habitants du hameau, et d’autres encore venus d’ailleurs pour l’occasion. De longues tables couvertes de nappes blanches, et, quand vient le soir, des musiciens jouent de leurs instruments (guitare, trompette, accordéon) et on démonte les tables à tréteaux pour mieux pouvoir danser. Enfin, la nuit descend, plus épaisse, plus noire qu’on l'eût imaginé, et tandis que leurs parents et amis continuent de danser, il en est qui s'écartent du groupe. Ils disparaissent sous les arbres du pré en pente qui descend vers la rivière. Qui chute (ou bascule) vers elle sans qu’on la voie. Seuls, ils vomissent le vin rouge qu’ils ont bu, le front appuyé contre un arbre. À deux, ils se prennent par la main pour ne pas trébucher, puis, parvenus au bord de la rivière qui scintille sous la lune, ils s’étreignent et s'embrassent en secret.

dimanche 7 janvier 2024

Here Comes The Sun

LUI: Il y avait toujours la possibilité de partir à la montagne. Parce que la montagne était toute proche. À l’époque, je n’avais ni voiture ni moto, mais il suffisait de monter dans un autobus et, en deux ou trois heures, tu étais au milieu des cimes.
ELLE: Tu l’as fait souvent?
LUI: Depuis les années de lycée, nous montions faire du ski, mais c’étaient alors des sorties organisées. Nous remplissions des bus. Ces sorties nous ont habitués à la montagne. Elles nous l’ont rendue familière. Mais les escapades dont je parle étaient d’un genre très différent. Il s’agissait de s’absenter.
ELLE: Tu veux dire que tu partais seul?
LUI: Oui, je partais seul et je n’allais rejoindre personne.
ELLE: C’était une habitude? Cela t’est souvent arrivé?
LUI: Oh, non. Trois ou quatre fois peut-être. Et des fois que je confonds. La première, c’était pendant mon année de Terminale. J’étais encore lycéen. J’étais parti au tout début du printemps.
ELLE: Et tes parents ne se sont pas inquiétés de te voir partir ainsi?
LE TÉMOIN: Non, ses parents ne se sont pas inquiétés. Ils avaient cessé de s’inquiéter pour lui. Ou alors, ils s’inquiétaient mais ils ne le disaient pas. Ils lui laissaient toute liberté. Ils avaient jugé que c’était mieux ainsi. Le moyen, pour eux, de faire autrement?
LUI: Déjà, en ville, il m’arrivait d’aller dormir chez un camarade ou un autre. Je dormais plus souvent chez les autres que chez moi. Et mes parents me demandaient seulement de les prévenir par téléphone. Et, tandis que j’allais dormir chez les autres, que nous faisions la fête en l’absence de leurs parents, je savais à chaque moment qu’il était possible de partir pour la montagne, qu’elle n’était pas loin, que le voyage en autobus ne coûtait pas grand chose, et je savais que je le ferais, qu’à un moment ou un autre je partirais. Et cette possibilité était importante pour moi. Elle occupait une place dans mon paysage mental. Elle m’aidait à vivre. Et un jour, je l’ai fait.
ELLE: Je ne te demande pas ce qui te faisait partir. Des histoires de filles.
LUI: Oui, des histoires d’amour. Ou plutôt des histoires toujours du même amour. De la même jeune fille qui, un jour, devait devenir ma femme. Tu dois le savoir.
ELLE: D’un amour malheureux, tu veux dire?
LUI: Est-il un amour qui ne le sois pas? Mais ce n'est pas de cet amour que je veux parler à propos de la montagne. Plutôt de musique.
ELLE: De musique? Je ne comprends pas.
LE TÉMOIN: Il veut toujours parler de musique. Plutôt que de cet amour. Et on ne comprend pas.
ELLE: Qu’est-ce que la musique vient faire ici?
LUI: C’est difficile à expliquer. À la montagne, quand je partais, je ne pouvais pas écouter de musique. Mais tout le temps que j’étais là-bas, des chansons tournaient dans ma tête. Elles résonnaient dans ma tête. Et je les entendais mieux alors que lorsque j’étais à Nice. Je les emportais avec moi. Tu comprends?
ELLE: Je comprends ce que tu dis. Des chansons absentes que tu entendais tout de même. En marchant sur un chemin de montagne, en t’asseyant sur le bord d’une rivière, en ôtant tes chaussures et tes chaussettes pour mettre les pieds dans l’eau.
LUI: Oui, et les chansons alors continuaient d’exister, de vibrer à l’intérieur de moi. Et le plus extraordinaire, c’est qu’aujourd’hui, elles existent encore. Elles vibrent de la même façon. Je peux les réécouter. Elles sont intactes. Je ne le fais pas souvent de crainte de les user, mais c’est une précaution inutile. Elles ne s’usent pas. Avant, il y avait la montagne où je savais que je pouvais partir. Maintenant il y a les mêmes chansons qui me disent cette fraîcheur de l’air, le bruissement des arbres, la clarté de l’eau. Et ces chansons pourtant venaient de tout à fait ailleurs. Je les avais entendues à Nice, mais elles venaient de beaucoup plus loin, d’Angleterre ou des États-Unis, ce qui ne leur faisait rien perdre de leur puissance, de leur efficacité. Ce qui y ajoutait, au contraire. Et il me semble que c’est dans cet espace que j’ai vécu le reste de ma vie. Dans le triangle formé par la Promenade des Anglais, les montagnes que l’on peut voir depuis la Promenade des Anglais, surtout l’hiver, quand le temps est clair et qu’elles sont couvertes de neige, et les chansons de ces années-là. Tu te souviens de Here Comes The Sun des Beatles?

dimanche 17 décembre 2023

Le maître de piano

 

Lorsque le crime de Dolorès Ortiz a été découvert, que tout le village en a parlé, l’idée m’a traversé l’esprit que Domenico Gripari pouvait être le coupable, mais je n’en ai rien dit. D’abord parce que je n’étais alors qu’un enfant. Ensuite parce qu’il ne pouvait échapper à l’attention de personne que la victime était une élève de Gripari, qu’elle séjournait au village depuis plus de six mois pour prendre des leçons de piano avec lui. Enfin parce que Domenico Gripari était mon ami.
Altrosogno est un bourg perdu dans la montagne. Si, à cette époque, ce nom était cité quelquefois dans la presse, c’était dans presque tous les cas parce que Domenico Gripari s’y était retiré. Il avait fait une carrière de soliste. Une célébrité acquise très tôt lui avait donné l’occasion de se produire partout dans le monde, puis un jour il avait arrêté. Il avait déclaré qu’il était fatigué des voyages, des salles de concert trop grandes, de la discipline de fer à laquelle il devait s’astreindre pour accomplir, soir après soir, les plus invraisemblables prouesses.
— Je ne suis tout de même pas un singe savant, disait-il. Je ne suis pas un perroquet. Ni un artiste de foire.
Désormais, il recevrait quelques élèves chez lui, dans le nid d’aigle qu’il avait découvert et qu’il était en train d’aménager. Il avait le projet d’enregistrer ou de réenregistrer certaines œuvres, mais il le ferait dans son salon. Enfin, il n’excluait pas de se produire de nouveau en public, mais il s’agirait désormais de concerts uniques, annoncés un mois à l’avance et donnés dans des cloîtres, pourquoi pas dans des granges?
Pour ma part, j’étais Edmond, le fils unique de Bruno Calabre, un postier qui était mort en service.
Un après-midi d’hiver, celui-ci avait eu l’idée d’apporter l’argent d’un mandat à une vieille femme qui habitait seule, à l’écart du village, et dont on n’avait pas de nouvelles depuis plusieurs jours. Il était parti à pied, la neige encombrait le chemin. La vieille femme lui avait servi du café au lait et des biscuits confectionnés par elle, qu’elle conservait dans une boîte en fer. Elle lui avait raconté des histoires de filiation. Il lui fallait aller chercher très loin dans sa mémoire, où se confondaient quelquefois le père avec le fils, la fille avec la mère, ou l’inverse; et, d’après son témoignage, quand le postier était reparti, la nuit tombait déjà.
Ma mère ne l’a pas vu revenir. À cause de la neige qui ne cessait pas, elle a pensé que sans doute il dormait chez cette dame. Puis, le lendemain, à midi, quand il n’était plus concevable qu’il se fût attardé si longtemps, elle a prévenu la police. Des hommes sont montés au village avec des chiens, et ils ont entrepris des recherches. Il neigeait toujours, la nuit est tombée vite, et le corps de mon père ne devait être retrouvé qu’au dégel du printemps, plusieurs semaines plus tard.
De toute évidence, le soir de l’accident, la nuit était si noire qu’il s’était écarté du chemin, et qu’il était tombé dans un fossé où il s’était brisé la nuque.
Cette mort accidentelle devait valoir à ma mère une pension, mais nous avions vécu jusque là dans un appartement de fonction, au-dessus du bureau de poste que mon père tenait seul, et bien sûr nous avons dû le libérer. Nous aurions pu aller habiter ailleurs, dans la ville dont nous voyions les clochers se profiler au loin, dans la plaine. Ma mère avait des talents de couturière qui lui auraient permis de compléter sa pension, mais elle a choisi de rester au village, dans un petit deux-pièces qu’elle a trouvé à louer, que j’ai commencé par habiter avec elle et où elle est demeurée le reste de sa vie.
Domenico Gripari ne donnait pas de cours de piano à des enfants, seulement à des étudiants confirmés qui visaient l’entrée dans les grands conservatoires nationaux, quelquefois aussi à des solistes qui traversaient une période de doute ou qui souhaitaient élargir leur répertoire à des œuvres plus difficiles. Mais j’étais le fils d’un homme qui avait rempli au risque de sa vie sa mission de postier. Domenico Gripari eut écho de ce drame. Il fit dire à ma mère que, pour moi, il ferait une exception. Non seulement, il consentait à me donner des leçons de piano, mais celles-ci seraient gratuites.
Ma mère a accepté. C’était un grand honneur que le maestro nous faisait. Les gens en ont parlé. Je devais me montrer à la hauteur de la chance qui m’était offerte, et ainsi je me suis rendu chez Domenico Gripari pour apprendre le piano. Mais, après trois leçons seulement, il est apparu que je n'avais pas les dons nécessaires pour jouer de cet instrument . Faire travailler mes deux mains en même temps de manière asymétrique était impossible pour moi, et les leçons ont cessé. En revanche, dès ma première visite, Domenico Gripari m’avait proposé de m’enseigner les échecs, et tout de suite il a été surpris par les prédispositions que j’y montrais. Se pouvait-il que j’aie été champion d’échecs dans une vie antérieure? Ou peut-être général d’armée? Domenico Gripari m’a alors offert un échiquier portatif. C'était était un joli ouvrage d’ébénisterie, un objet de collection, sur lequel je pourrais m’entraîner, le soir, après l’école. Et il a été convenu que je reviendrais, chaque fois que j’en trouverais le temps, pour disputer des parties avec lui.

Chap. 2 / 11

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dimanche 10 décembre 2023

Meurtre à Saorge

L’assassinat d’Adrienne Lombard a lieu à la fin du mois d’octobre. Le corps est découvert un matin par Madeleine Orengo qui s’occupe de son ménage et de sa cuisine. Celle-ci appelle aussitôt Julien Lombard, antiquaire à Monaco et le fils de la victime. Elle dit que la vieille dame est morte et que son visage est tuméfié. On l’a frappée. Julien Lombard lui demande de ne toucher à rien, de ressortir de la maison et d’attendre sur un banc, dans le jardin, l’arrivée de la police. Il avertit le commissariat de Sospel et aussitôt après il se met en route pour se rendre sur place.
À son arrivée, on ne le laisse pas entrer. Il faut attendre que le corps soit enlevé et que l’équipe de la police scientifique ait effectué ses relevés. Le commissaire François Charpiot vient le chercher dans le jardin. Il lui demande d’enfiler des protections par-dessus ses chaussures, et de bien vouloir le suivre à l’intérieur.
— Pardon de vous importuner. Je sais que le moment est mal choisi. Mais sans toucher à rien, pouvez-vous regarder attentivement ce qui nous entoure et me dire si vous vous souvenez de quelque chose qui était là, d’ordinaire, et qui aurait disparu? Prenez votre temps.
Le cadavre a été découvert dans le salon. Le contour de son corps dessiné à la craie reste visible sur le sol. Comme la trace d’un fantôme. Julien Lombard n’a pas besoin de beaucoup chercher. Il désigne un coffret posé sur le dessus de la cheminée, et il demande qu’on l’ouvre. Avec ses mains gantées de blanc, le commissaire soulève le couvercle et l’intérieur est vide.
— Il y avait là, déclare Lombard, quelques bijoux et de l’argent. C’est moi qui règle toutes les factures de ma mère, mais celle-ci était rassurée de savoir qu’elle pouvait payer dans l’urgence une ambulance ou un taxi.
— J’imagine que la somme n’était pas bien importante, suggère le commissaire.
— Tout de même. Quelques centaines d’euros.
— Et les bijoux?
— Oui, certains avaient de la valeur. J’en ai la liste à mon bureau. Je pourrai vous en fournir une copie, avec les estimations.
Le vol serait donc le mobile, et il ne resterait plus qu’à trouver le voleur. D’autres observations restreignent encore le champ des recherches. L’autopsie révélera que la mort est intervenue la veille au soir, entre vingt heures et vingt trois heures, après que la victime avait dîné. Sa porte n’a pas été forcée. Un visiteur a sonné chez elle. Elle lui a ouvert, l’a introduit dans son salon, et là, il l’a abattue d’un coup de poing en plein visage. Aucune trace de lutte, aucun désordre. Il fallait donc qu’elle le connaisse.
La maison de Mme Lombard est flanquée d’un beau jardin depuis lequel on a une vue vertigineuse sur la vallée de la Roya. Et, pour s’occuper de ce jardin, il faut un jardinier. Celui-ci est tunisien, il habite Sospel. On ne tarde pas à l’interroger. Il est placé en garde à vue, et bientôt relâché. Il a un alibi solide, une partie de loto dans un café de son village où dix personnes au moins assurent l’avoir vu. Le mystère s’épaissit et pendant le mois qui suit, on ne parle plus de l’affaire.

Edward Zambetti est notre nouvel instituteur. Plutôt jeune, bien bâti, une tignasse châtain toujours en bataille, des lunettes cerclées sur des yeux gris, les pommettes et le nez fortement marqués, il donne une impression de puissance, en même temps qu’il paraît un peu ailleurs. Attentif à certains moments et à d’autres distrait. Il est arrivé au village une semaine avant la rentrée, ce qui lui a laissé le temps d’investir le petit logement que la commune mettait à sa disposition, et d’aller se présenter au maire, Monsieur Sylvain Clérissi, qui est aussi notre boulanger.
Il arrive qu’on voie Sylvain à la mairie mais, quand on veut lui parler, le plus sûr est d’aller le surprendre au petit matin devant son four. Alors, sans cesser de pétrir la pâte et de surveiller la cuisson de son pain, il prend le temps de vous écouter et de vous répondre.
Nul n’assiste à l'entrevue qu'Edward Zambetti a avec lui, mais celle-ci se déroule à l’aube, devant les premières miches croustillantes et parfumées d’un matin de septembre où, au cœur de la montagne, l’été resplendit encore. Il s’avèrera que, malgré la différence d’âge, les deux hommes s’entendent aussitôt. Qu’ils se comprennent. Qu’ils s’apprécient. On ne sait pas trop ce qu’ils se disent, quelle passion commune ils se découvrent, mais le fait est que s’établit entre eux un rapport de confiance. Et au soir du premier jour de classe, c’est à notre tour de nous déclarer ravis.
Notre nouveau maître est gentil. Il nous a surtout interrogés sur les promenades qu’il est possible de faire aux alentours du village, et clairement laissé entendre que les leçons auraient lieu désormais en plein air au moins aussi souvent que devant le tableau noir. Du coup, ma mère s’alarme un peu à cause de ma claudication, qui m’empêche de courir comme je voudrais avec les autres enfants. Je traîne la patte. Il faut dire que les ruelles de notre village, au sol inégal, sont souvent voûtées, tellement étroites et tortueuses qu’il faut, pour y transporter un meuble, une bonbonne de gaz, le moindre sac de pommes de terre, un triporteur Vespa qui passe en pétaradant là où ne passerait pas une voiture. Et cela lui donne un bon prétexte pour aller le trouver et avoir avec lui une longue conversation.
Je me souviens que je jouais alors dans la petite cour, sous le tilleul. Par la fenêtre de la classe qui était restée ouverte, je voyais leurs ombres et j’entendais que déjà ils riaient. Je dois peut-être préciser que ma mère n’avait pas de mari, qu’elle s’intéressait à beaucoup d’hommes, et que beaucoup d’hommes du village s’intéressaient à elle. Dans le cas d’Edward Zambetti, ce fût une chance. Car, dès le samedi suivant, il est venu dîner à la maison. Et, à partir de ce premier dîner chez nous (maman avait préparé un lapin aux olives, et manifestement il s’en est régalé), j’ai connu deux Edward Zambetti: celui qui était notre maître à l’école, et celui qui, en dehors de l’école, était l’ami de maman et dont elle celle-ci ne cessait de me parler, parce que cet homme la rendait folle.
— Tu sais qu’il a été instituteur en Finlande, avant d’arriver ici?” me disait-elle en attachant un tablier dans mon dos, tandis que, debout devant l’évier, j’étais occupé à faire la vaisselle. 
— Tu sais qu’il a enseigné les mathématiques à Zurich, en Suisse? Et c’était à de grands élèves”, m’expliquait-elle encore en me frottant le dos, comme je sortais de la douche. 
Ou encore, en étendant du linge sur notre balcon trop étroit, au sol fait de grosses planches mal équarries qui vous laissaient voir, dans les interstices, le vide immense entre vos pieds: 
— J'ai compris qu’il a des amis professeurs à l’université de Cambridge, en Angleterre, et qu’ils s’écrivent de longues lettres, et qu’il lui arrive de faire des voyages là-bas pour participer à des séminaires, et même pour faire des conférences?
Et c’est ainsi qu’un jour elle m’annonça qu’Edward Zambetti, mon maître d’école, s’intéressait à l’assassinat d’Adrienne Lombard.
— Jusqu’à présent cette affaire ne l’intéressait pas, il n'y prêtait pas attention, mais il a appris (par Sylvain, je crois) que notre curé a pris sa retraite de manière un peu inattendue, et depuis, il me dit que cela fait tout de même une drôle de coïncidence.
— Il n’imagine tout de même pas que notre curé a assassiné la vieille dame? ai-je répondu.
— Certainement pas. Il ne l’a jamais vu, il ne sait rien de lui. Seulement qu’il est vieux et faible, presque aussi vieux et faible que Madame Lombard et que la brave Madeleine qui a trouvé le corps de Madame Lombard jeté par terre, et qui a failli en mourir d’une crise cardiaque. Mais il n’en estime pas moins que cela fait une drôle de coïncidence. Je me demande quel scénario il imagine. Avec cela, il me répète que je ne dois surtout parler à personne de l’intérêt qu’il prend à cette affaire, ni toi non plus.

Et, en effet, je me taisais. Déjà que les autres élèves se moquaient de ce que ma mère fût si copine avec le nouvel instituteur, je n’allais pas en rajouter. Quant à nous, nous observions surtout qu’il avait des carnets qui ne le quittaient jamais. Le matin, en arrivant en classe, il posait son gros carnet à spirale sur un coin du bureau, et de temps à autre, il l’ouvrait et se mettait à écrire, parfois avec un crayon, plus souvent avec un stylo à plume dont l’encre lui tachait les doigts. Et alors, il nous oubliait tout à fait.
Nous l’aimions bien, nous étions des enfants habitués à la liberté, nous avions grandi dans les rues du village, dans les prés alentour où nous avions nos ruches et nos carrés de légumes, et les parents de mes camarades étaient presque tous aussi farfelus que ma mère, si bien que nous le laissions travailler en paix. Puis, au bout d’un moment, il revissait son stylo, le glissait avec son gros carnet dans la poche de son pantalon, et comme pour nous remercier de notre patience, il nous emmenait en promenade.
Nous allions sur les sentiers, nous descendions parfois jusqu’à la Bendola où il retroussait le bas de ses pantalons pour entrer dans l’eau et construire avec nous des barrages faits de blocs de pierre que nous transportions, le dos plié, en balançant les bras pour former une chaîne. Et cela ne l’empêchait pas de nous apprendre beaucoup de choses, des choses étonnantes dont notre ancien maître ne nous avait jamais parlé. Par exemple, la différence entre une proposition grammaticale et une proposition logique.
— Votre ancien maître, Monsieur Vibert, vous a appris à distinguer les propositions grammaticales, disait-il. Il a eu raison. Il a bien fait. Mais savez-vous qu’une seule proposition grammaticale peut contenir plusieurs propositions logiques? Et qu’en fait, quand vous dites que vous êtes d’accord avec une proposition, vous ne voyez pas toujours qu’on vous en fait admettre une autre, ou même plusieurs autres, transportées en cachette par la plus apparente. Et que donc, si vous ne voulez pas vous laisser embobiner, si vous voulez penser par vous-mêmes, développer votre esprit critique, il faut que vous soyez capable de les découvrir là où elles sont, ces fameuses propositions logiques, capables de les extraire l’une après l’autre pour les considérer séparément. 
Les premières fois, nous sommes restés ébahis, mais il a poursuivi:
— Voyons, par exemple, si je vous dis “Le chien de Paul est noir”, nous avons bien là une seule proposition grammaticale, puisque nous avons un seul verbe conjugué, pourtant celle-ci contient plusieurs propositions logiques, à propos de chacune desquelles vous devez décider si elle est vraie ou fausse, si vous êtes d’accord ou pas. Lesquelles?
Et là, bien sûr, parce que maintenant nous étions entraînés, et parce que le jeu était amusant au possible, nous ne manquions pas de répondre:
— Trois, Monsieur.
— Bravo. Mais je veux les entendre.
Primo, que cet animal dont on parle est bien un chien, pas un loup, ni un canard (rires dans la classe).
— Bravo, Bertrand. Ensuite?
Secundo, que ce chien appartient bien à Paul et pas à Jacques.
— Bravo, Norma. Ensuite?
Tertio, que ce chien est bien noir et pas bleu…
— En effet, Joséphine. Je vous félicite. Vous êtes en train de devenir d’excellents détectives.
Et comment, par quel cheminement de la pensée, à partir d’une première intuition plutôt improbable, que lui-même aurait dite tirée par les cheveux, Edward Zambetti réussit-il à éclaircir l’affaire de cette pauvre Madame Lombard, et à démasquer le coupable, c’est ce que je vais essayer de faire entendre, en allant à l’essentiel, mais en essayant néanmoins de ne sauter aucune étape. Car, pendant plusieurs semaines, quand il était seul avec ma mère, sûr de n’être entendu par personne d’autre, ou seulement par moi, il ne fit que répéter:
— Pourquoi ce curé a-t-il pris sa retraite, si vite, du jour au lendemain, sans en avoir averti ses ouailles, sans dire au revoir à personne, comme si cela ne pouvait pas attendre? Lorsque nous aurons répondu à cette question, nous saurons aussi pourquoi la vieille Madame Lombard a été assassinée, et par qui.

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jeudi 7 décembre 2023

Tendres guerriers

Ils sont venus me chercher à la gare. Nous étions à la mi-décembre, il faisait froid, il commençait à neiger, même si la neige fondait presque aussitôt qu’elle touchait le sol. C’était l’après-midi, un rayon de soleil perçait les nuages, pas pour longtemps. Le conducteur s’appelait Igor, il m’a fait signe dans le rétroviseur, il m’a souri en même temps qu’il m’a dit son nom. Rodrigo était assis devant, à côté de lui. Ma place était derrière. J’ai ôté mon chapeau, j’ai poussé ma valise et je suis monté.
Un long voyage en train, assis du côté fenêtre, le paysage défilerait dans ma tête tandis que je dormirais, la nuit suivante, puis pendant d’autres nuits encore, et j’étais maintenant coincé avec ces deux hommes que je ne connaissais pas dans des embouteillages.
— C’est toujours pareil, a bougonné Igor, à n’importe quelle heure du jour, tous les jours de la semaine. Pour pouvoir circuler, il faut attendre le couvre-feu.
Rodrigo se retournait sur son fauteuil. C’était avec lui que j’avais traité. C’était lui qui m’avait recruté. Plus tard je devais comprendre qu'Igor était non seulement son chauffeur mais aussi son meilleur ami et son garde du corps.
— Nous sommes heureux de t’avoir avec nous, que tu aies pu te libérer.
Un savant célèbre, une ancienne légende de la linguistique. On disait que j’avais gardé mon bureau au MIT, ce qui était faux. Mais si j’étais aujourd’hui encore mondialement connu, c’était plutôt pour les prises de positions politiques que je proclamais. Que j'avais proclamées. 
Mon heure de gloire en tant que linguiste était passé depuis longtemps. Mes théories avaient été mises à mal, largement réfutées par de plus jeunes, mais chaque fois que l’alter mondialisme avait besoin d’un porte-parole, d’une caution scientifique, on savait où me trouver. Cette fois, on avait besoin d’enseigner la langue, de manière rapide et efficace. On se demandait comment s’y prendre. Accepterais-je de donner des leçons à des migrants en même temps que je formerais de nouveaux professeurs? Tous n’auraient pas un statut légal. J’avais répondu que oui. Il n’était pas prévu que je reçoive un salaire, l’organisation était pauvre, mais j’avais accepté. Pourvu que les personnes qui me seraient présentées aient réellement envie d’apprendre, qu’elles soient résolues à travailler dur, plusieurs heures par jour, le reste, je ne voulais pas le savoir. Que, dans le même public, il y ait de nouveaux arrivants, ne sachant que quelques mots, et d’autres instruits, capables de devenir très vite des professeurs, j’étais d’accord. Ce serait mieux ainsi. J’accueillerais tout le monde. La méthode, les outils nécessaires pour qu’ils apprennent étaient mon affaire. J’improviserais en fonction du public, mais aussi de quelques idées de base sur lesquelles je méditais et que j’étais curieux de mettre à l’épreuve.
Nous en étions là. Tels étaient les termes du contrat non écrit, noué entre la Brigade et moi, quand je suis arrivé à Nice, alors que nous tâchions de traverser la ville pour gagner le faubourg. Mais nous n’avancions pas. Des drones dans le ciel.
— Je récapitule donc. Tu habites chez nous, dans le faubourg. Nous avons préparé pour toi un petit logement au deuxième étage de la maison. Au rez-de-chaussée, tu verras, il y a un restaurant tenu par des amis, et à l’arrière de ce restaurant, donnant sur une cour, ce qui nous sert de salle de classe.
La nuit tombait. Quand nous roulions, c’était au ralenti. Aux façades des grands magasins, les vitrines de Noël et dans le ciel des drones qui nous surveillaient.
— Ils t’ont repéré, a dit Rodrigo en riant. Mais ils ne feront rien contre toi, ils ne peuvent pas se le permettre, tu es trop célèbre.
Mon arrivée à Nice et ma collaboration avec cette brigade altermondialiste avaient été annoncées de manière quelque peu tapageuse. Elles devaient être perçues comme un événement planétaire. “Le célèbre Antonin Nadal a quitté son confortable bureau de MIT pour le faubourg de Nice.” C’était le but, que la presse en parle, que toutes les télévisions s’en fassent écho, pour que le sort des migrants soit enfin mis au cœur de l’actualité, et qu’on s’intéresse aussi à l’organisation semi-clandestine qui se chargeait de les accueillir.
— Contre toi, ils ne peuvent rien”, répétait Rodrigo, et j’approuvais d’un hochement de tête. “Ils viendront t’interviewer, nous te laissons toute liberté de choisir à qui tu veux répondre, et ce que tu veux répondre.”
Il en faisait un peu trop dans le genre accueillant et flagorneur, et je manquais de sommeil, si bien que je ne répondais plus, brinquebalant à l’arrière du véhicule que conduisait Igor, un modèle déjà ancien.
Je n’étais pas loin de m’endormir, tandis que les drones venaient voler juste devant le pare-brise, qu’ils restaient comme immobiles à quinze centimètres de la vitre, juste devant Igor qui ne se laissait pas impressionner. Il leur faisait des grimaces, il leur tirait la langue. Les drones n’appréciaient pas la plaisanterie, ils frétillaient des ailes, ils s’envolaient ailleurs, puis revenaient.
Mes yeux se sont fermés. Quand je me suis réveillé, les deux hommes fumaient, les vitres ouvertes, il faisait tout à fait nuit, il faisait froid, nous roulions sur une route déserte, la neige sur les côtés et tout au bout, à un rond-point, une petite maison éclairée, c’était le Restaurant des Amis.
— Tu vois, ils ont gardé ouvert, a dit Rodrigo, ils nous attendent.
La table était servie, Lourenço, le patron, a dîné avec nous, nous étions quatre, pas d’autres clients. J’ai bu du vin rouge, puis une jeune femme est venue me chercher pour me conduire à ma chambre. Ils voyaient mon état de fatigue. J’avais du mal à suivre la conversation. Ils voulaient me ménager. Les autres sont restés à table, ils ont continué de manger du bacalhau avec des pommes de terre et boire du vin. On aurait dit une famille. J’ai eu la présence d’esprit de porter moi-même ma valise en montant derrière la jeune femme dont je n’avais pas bien entendu le nom. 
Ma chambre se trouvait au deuxième étage. Propre, faiblement éclairée, reposante. Un compotier avec des mandarines et une bouteille d’eau minérale sur une table ronde en plastique moulé. Une autre petite table, en bois celle-ci, appuyée contre un mur, avec une chaise, une lampe de bureau, une ramette de papier et des crayons. Ils avaient pensé à tout. Le bon parfum des mandarines. Dans un angle de la cuisine, une cabine de douche. J’en ai écarté le rideau et le parfum du savon de Marseille est venu se combiner à celui des mandarines. Ici, il faisait chaud.  J’ai ouvert la fenêtre pour laisser entrer un peu de fraîcheur. Le parfum de la nuit d’hiver, le silence de la neige. La jeune femme avait un joli visage, elle souriait en me souhaitant bonne nuit.

> Chap. 2 / 16

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lundi 4 décembre 2023

Le monde a du bon

Les touristes descendus du car, au fin fond des montagnes himalayennes, sont groupés sur des gradins de bois, en plein air et en plein vent, sous des nuages gris. Ils regardent de petits chevaux caparaçonnés qui tournent sans passion sur une carrière boueuse. Mais attendons la fin! À l’heure dite, de gros nuages crèvent au-dessus de leurs têtes, ils sont arrosés d’une averse plutôt fraîche dont ils s’abritent comme ils peuvent, avec des parapluies, avec des journaux, sans quitter leurs places, curieux qu’ils sont du spectacle promis. Car voici que les chevaux se mettent à danser. La pluie les fait danser. C’est un prodige qui ne se produit qu’ici, chaque jour, à la même heure de l’après-midi, danser et même rire sous la pluie, en retroussant leurs lèvres sur leurs dents de chevaux, et chanter!

dimanche 3 décembre 2023

Yacine

Clotilde était fâchée, pas forcément contre moi mais désolée tout de même de se trouver dans cet appartement où je les avais emmenés, le bébé et elle, et où nous venions à peine de poser nos bagages.
Elle avait été très réticente à venir. Clotilde ne disposait que d’une quinzaine de jours de congé. Depuis que nous étions mariés, nous avions passé toutes nos vacances en Bretagne, quelle que soit la saison. Ses parents possédaient à Concarneau une maison grande et confortable où ils pouvaient nous accueillir, ainsi que ses deux frères et leurs familles, et jusqu’à présent je ne m’étais pas fait prier pour l’accompagner. Pour ce qui me concernait, la question des vacances ne se posait pas. Je suis libre d’organiser mon travail à ma guise, n’importe où, pourvu que j’aie une table où étaler mon matériel à dessin, ce qui était le cas à Concarneau. Une table poussée sous la fenêtre de notre chambre, devant la mer piquée de moutons, où Clotilde et ses frères naviguaient, des journées entières, dont ils revenaient heureux et affamés. Je ne comptais plus les projets que j’avais pu mener à bien durant mes séjours à Concarneau depuis trois ans que nous étions mariés, et que j’y avais pris mes habitudes, et j’y serais volontiers retourné cette année-là encore si ma grand-mère n’était pas morte, quelques mois auparavant, en me faisant l’héritier de cet appartement.
Le notaire me l’avait signifié par téléphone, et j’en avais été surpris. J’avais d’abord cru à un malentendu. Ma mère était sa fille et il m’aurait paru naturel que cet héritage lui revînt, et j’avais une sœur aînée qui aurait pu y prétendre elle aussi. Mais le notaire m’avait rassuré. Il m’avait dit que je n’avais rien à craindre, ni ma mère ni ma sœur n’avaient été oubliées dans le partage, si bien que j’étais désormais l’unique propriétaire de cet appartement, qui était joliment situé dans un petit immeuble précédé d’un jardin, au haut de l’avenue Saint-Barthélemy, dans le quartier nord de Nice.
— Comment comptez-vous en disposer? me dit-il encore. Peut-être le louer, ou le vendre?
Si c’était le cas, il pouvait me mettre en relation avec une agence. Il gardait un excellent souvenir de ma grand-mère, il savait quelle affection celle-ci me vouait, et s’il pouvait m’aider à tirer le meilleur parti de cet héritage, il était tout à mon service. Mais je lui avais répondu que non, que je n’avais aucune idée de ce que je pourrais faire de ce bien qui m'échoyait à l'improviste, comme tombé du ciel, moi qui jusque là n’avais rien possédé, que mes livres et mon matériel à dessin.
— Il faut d’abord que je le voie, ai-je répondu. Que je me rende compte par moi-même.
— Parce que vous ne le connaissez pas? s’était-il étonné. Votre grand-mère l’habitait pourtant depuis longtemps.
Et je lui avais répondu que non, que mes rapports avec elle s’étaient effilochés au fil des ans. Depuis la mort de mon grand-père, ma grand-mère menait une existence à part. Elle vivait dans son monde, ne semblait pas très désireuse de nous voir, et les rares fois où je lui avais annoncé mon passage à Nice, elle m'avait invité à déjeuner au restaurant du Club nautique, où elle arrivait en taxi et repartait de même après avoir payé l’addition.
Le soir-même, j’ai dit à Clotilde:
— Il est probable que cet appartement a besoin d’être rafraîchi. Avant de décider de le vendre ou de le louer, il serait sans doute raisonnable que j’y fasse effectuer des travaux. Il suffira que j’y demeure quelques jours. Je jugerai quels travaux sont indispensables et, s'ils ne sont pas trop coûteux, je m’arrangerai avec une entreprise locale pour qu’ils soient engagés dans les mois qui viennent, en notre absence.
Et comme Clotilde ne protestait pas, j’ai ajouté: 
— Et d’ailleurs, pourquoi ne le garderions-nous pas? Nous pourrions profiter ainsi du soleil et de la plage, deux ou trois fois dans l’année, et le reste du temps, nous en confierions les clés à tes frères ou à quelques amis?
L’idée des clés que nous pourrions prêter à ses frères a emporté la décision. Mais maintenant elle regrettait de s’être laisser convaincre.
L'immeuble était charmant, haut de trois étages seulement, ce qui lui avait donné quelque espoir, ainsi qu’à moi, quand nous étions arrivés, que le taxi nous avait déposés devant la grille; mais ensuite il avait suffi d'entrer, de pousser une à une les portes de l’appartement pour nous rendre à l’évidence. Nous pénétrions dans l’endroit où avait vécu une femme solitaire, atteinte de troubles cognitifs.
Les meubles étaient ceux qui avaient pu y trouver place après qu'elle les avait déménagés de la villa du Lavandou où elle avait habité avec mon grand-père et où elle n'avait plus voulu demeurer après sa mort, et ils y étaient mal adaptés. Déjà, quand elle s’était installée ici, dix-sept ans auparavant, il aurait fallu en refaire les peintures, changer la baignoire et le lavabo, vérifier le système de chauffage, améliorer l’éclairage, réaménager la cuisine; et il était facile de comprendre que ma grand-mère n’avait rien fait de tout cela. Elle s’était contentée de sortir d’une valise les portraits de mon grand père qu’elle avait disposés sur la cheminée où ils se trouvaient encore.
Ma grand-mère avait follement aimé son mari, elle l’avait follement admiré aussi, il était son grand homme, et sa disparition l’avait laissée dans un désarroi qui la rendait indifférente à tout.
— Sans lui, elle se sent perdue, elle est comme une petite fille, disait ma mère, qui ne regardait pas ce trait de caractère comme très glorieux, et qui d’ailleurs, de manière générale, ne se montrait pas très indulgente à son égard.
À plus de soixante ans, ma grand-mère s'était toujours comportée auprès de lui comme une adolescente amoureuse, et il est vrai que mon grand-père était un personnage très séduisant. Météorologiste de profession, il savait tout du ciel et des orages qui s’y concoctent. À côté de cela, il aimait voyager, il jouait au tennis et il nageait beaucoup, partout et en toute saison.
J’avais été très proche de lui — d’elle aussi, par la même occasion, mais de lui d'abord. Il faut dire que j'étais un enfant pas tout à fait comme les autres. Je n'apprenais rien à l'école, je ne réussissais dans aucune discipline, pas même en sport, et mes parents en étaient déçus. Ils évitaient de me faire des reproches, de se mettre en colère contre moi, de me punir ou de crier, sans doute parce que les psychologues et les pédo-psychiatres auxquels ils soumettaient mon cas les convainquaient de s’en abstenir. Mais ce conseil qu’ils leur donnaient ne signifiait-il pas du même coup qu’ils devaient prendre leur parti du retard ou de l’inadaptation que je montrais? Qu’il n’y avait pas à attendre de moi, pour les années à venir, que je fasse beaucoup de progrès? Et ils ne s’y résignaient pas sans en éprouver une tristesse qu’ils cachaient mal, ou qu’ils ne cachaient pas.
Je n’étais pas le garçon dont ils avaient rêvé. Cela, d’aussi loin que je me souvienne, je l’ai toujours su. Il est arrivé une fois que je surprenne ma mère en train de dire à mon propos que je n’étais pas bien fini. Le contraste était d’autant plus criant qu’Odile, ma sœur, qui était de quatre ans mon aînée, réussissait merveilleusement bien dans tout ce qu’elle faisait, et surtout à l’école. Et ce jour où ma mère, s’adressant à l’une de ses amies, a dit à mon propos cette parole terrible, je me souviens qu’Odile était présente, debout auprès d’elle, et qu’elle hochait la tête en signe d’assentiment. Et dans tous les cas où on lui laissait prendre la parole au milieu d’un groupe d’invités, ce qui finissait toujours par se produire, elle ne trouvait rien de mieux â faire, pour se rendre intéressante, que d’énumérer mes bizarreries. Elle donnait des exemples. Elle disait:
— Tu sais, même les émissions pour enfants, même les dessins animés, il ne les regarde pas en entier. Au bout de dix minutes, il se lève et il s’en va.
— Et où va-t-il ainsi?
— Il va dans sa chambre.
— Et que fait-il dans sa chambre?
— Rien. Il dessine.
Or, jamais de la part de mon grand-père, je n’avais senti cette gêne ou cette tristesse que montraient mes parents. Lui ne faisait pas semblant, il m’aimait comme j’étais, pour ce que j’étais, et il me parlait. Et quand il me parlait, il n’énonçait pas des principes, il ne professait pas des doctrines, il s’adressait à moi.

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