- L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue. Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit.
- L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que l'école aura désormais comme mission prioritaire d’enseigner les valeurs de la République, il n’en restera pas moins que les valeurs de la République appartiennent à l’ordre de la langue. Et que si l’ordre de la langue n’est pas reconnu pour tel, comme l’ordre le plus fondamental, auquel nous sommes tous soumis, les lois et valeurs de la République resteront lettres mortes.
- Or, en quoi cette rencontre avec l'écrit est-elle décisive? En ce que, bien sûr, l'écrit n’a rien de naturel. Il s'apprend pour autant qu’il s’enseigne. Les correspondances entre graphèmes et phonèmes sont, dans notre langue, irrégulières. Il n’existe pas de règles générales qui permettent de prédire comment se prononcera une lettre, ni comment s'écrira un son. Et elles se combinent avec des règles d’orthographe grammaticale qui rendent plus difficile encore pour les enfants de reconnaître les mots et plus encore de les écrire.
- Cette difficulté est si redoutable, l'école se montre si peu capable d’en venir à bout, qu’on est tenté aujourd'hui d’en prendre son parti. Ce qui signifierait, non pas de renoncer à l'écrit mais, à tout le moins, de réduire l'écrit à l'épaisseur d’une simple transcription de l’oral, ce qu’on obtiendrait selon deux scénarios: 1) celui consistant à simplifier notre orthographe (ce qui s'avère presque impossible, sauf à la marge), et 2) celui consistant à compter pour rien (ou pour très peu) les fautes d’orthographe commises par les élèves (scénario qui s'institutionnalise dans le mode de notation du bac, et qui permet à des élèves ne sachant pas le français, ou très peu, de l’obtenir).
- Et en cela, on commet une bévue, car ce qu'on fait alors ne consiste en rien d’autre qu’à reculer pour ne pas sauter. Qu’à reculer pour ne pas se résoudre encore à enseigner la langue qui n’est sous aucun de ses aspects un élément naturel, ni sous aucun de ses aspects un code dont il suffirait de connaître les principes pour produire ou comprendre tous les énoncés possibles, mais qui est le fruit d’une longue tradition collective, à laquelle chaque locuteur participe, dans laquelle oral et écrit ont partie liée, dans laquelle oral et écrit ne font qu’un, mais dont la mémoire n’est contenue nulle part ailleurs que dans l'écrit.
- L'écrit est l'école de la langue. La différence entre un rappeur et Marcel Proust tient à ce que le second possédait un vocabulaire et une syntaxe bien plus riches que le premier et qu’en cela, sa liberté était plus grande. Ce n’est pas mépriser le premier que de le dire. La tradition du blues, par exemple, nous a appris qu’avec peu de mots et peu de notes on peut atteindre une puissance émotionnelle remarquable, et que cette puissance émotionnelle suffit à faire d'une chanson une œuvre d’art à part entière, mais la liberté du chanteur de blues n’en demeure pas moins plus étroite que celle de Marcel Proust. Or, la rencontre avec le livre s'opère pour certains déjà dans le milieu familial (comme ce fut le cas pour Marcel Proust), tandis que pour l’immense majorité des autres, il faut attendre l'école, et il faut encore que l’école remplisse sa mission qui consistera à apprendre aux élèves que la langue leur vient de l’extérieur, qu'ils n’en sont pas les maîtres et possesseurs, ni qu’il leur suffirait d’en apprendre les principes, mais qu’elle s’apprend des autres, auprès des autres, jour après jour, tout au long de la vie. Et que ceux qui sont les plus disponibles pour nous l’apprendre, les plus patients et les plus talentueux, sont ceux qui ont écrit. Dans leurs écrits.
- Le laxisme de l'école se soutient et se justifie de la position des socio-linguistes qui nous répètent que la langue évolue. Qu’elle n’est plus aujourd'hui celle de Molière ni d’André Gide. Et qu’elle n’est pas dans le 93 la même que dans les quartiers chics. Ce qui rendrait vain d’attendre que tous les jeunes, un jour, parlent la même. Or, cette position appelle deux objections majeures.
- La première consiste à se demander si la langue ne fait qu'évoluer ou si, au gré de cette évolution, elle ne s’appauvrit pas. Quand nous lisons les articles scientifiques des chercheurs d’aujourd'hui, nous sommes souvent frappés par la simplicité et la précision de la langue dont ils usent. Celle-ci n’est pas très différente de celle leurs prédécesseurs, en même temps que souvent elle nous paraît plus claire, plus efficace, plus coupante (si je pense au rasoir d'Ockham). En revanche, quand nous écoutons des chanteurs populaires, nous avons le sentiment que l’outillage linguistique mis en œuvre est bien plus pauvre, bien plus rudimentaire que celui de Georges Brassens, de Leonard Cohen ou de Bob Dylan.
- La seconde objection consistera à dire que si un être parlant nait et grandit dans le 93, il ne devrait pas être condamné pour autant à y demeurer le reste de ses jours. Et que, pour l’en sortir, il n'y a que l'école pour autant que celle-ci reste l'école de la langue, c’est-à-dire celle de l'écrit.
- Chaque fois que des violences se commettent dans les établissements scolaires ou autour d’eux, on nous redit que ces jeunes n’ont pas appris les règles du “vivre ensemble”, qu’ils sont manipulés par les réseaux sociaux et les fanatiques religieux. Et on nous dit aussi que c’est la faute des familles. Mais, très bizarrement, on ne parle pas de l'école, du rôle que celle-ci aurait dû jouer et que manifestement elle n’a pas joué. La relative impuissance de l'école, dans laquelle la nation investit tant d’argent, qui mobilise les talents de tant de professeurs, et qui attache les jeunes pendant si longtemps, reste un tabou dans notre pays.
- La langue est l'école de la loi. Et c’est cette école de la loi que l'école néglige. Traditionnellement, les enfants allaient à l’école pour apprendre la langue, et la langue leur apprenait qu’ils n'étaient pas seuls au monde, que leur liberté personnelle était soumise à un ordre qui les dépassait et qui les incluait. Et visiblement, ce n’est plus le cas aujourd'hui.
- L’école ne se justifie que d'être celle de la langue. Et la première chose qu’elle a à enseigner, c’est qu'on ne parle jamais qu’avec les mots des autres. Que la langue est un ordre dans lequel chacun peut s’exprimer dans la mesure où il accepte d'y être soumis.
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Cette note ramasse une série d'échanges que j'ai eus avec Michel Roland-Guill, en particulier le dernier en date de ce dimanche 12.
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Voir aussi
Sur les points 3 et 4 tu oublies, il me semble, les deux voies de la lecture soit le fait que la finalité d'un apprentissage de la langue est l'appréhension globale et quasi idéographique des mots et que la réalisation orale d'un mot écrit à partir des lettres qui le composent ne joue qu'au moment de l'acquisition d'un mot (écrit) nouveau (réalisation qui d'ailleurs peut être, dans la cas d'une langue étrangère notamment, erronée sans gêner beaucoup la lecture - au point de remplacer souvent dans la toponymie la prononciation originellement correcte: le "Bahou" de Saint-Jeannet, la place du "Ré"…). Je ne sais pas dans quelle mesure cette distinction des deux manières, articulées en deux temps, d'aborder l'écrit en lecture a été prise en compte dans les discussions sur méthode globale vs méthode syllabique.
RépondreSupprimer"Le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat" (Gaston Leroux). Je crois me souvenir qu'il est question du presbytère quelque part aussi chez Colette, à moins que ce ne soit chez George Sand, à moins que ce ne soit un autre mot. Ce que je veux dire, c'est que les sciences cognitives n'ont rien à voir dans cette affaire.
RépondreSupprimer"Il n'y a que des inconscients particuliers, pour autant que chacun, à chaque instant, donne un petit coup de pouce à la langue qu'il parle.”
RépondreSupprimerJacques Lacan, Séminaire XXIII, p 133
“À quelqu'un, un juriste, qui avait bien voulu s'enquérir de ce qu'est mon discours, j'ai cru pouvoir répondre pour lui faire sentir, à lui, ce qui en est le fondement, à savoir que le langage n'est pas l'être parlant - que je ne me trouvais pas déplacé d'avoir à parler dans une faculté de droit, puisque c'est celle où l'existence des codes rend manifeste que le langage, ça se tient là, à part, constitué au cours des âges, tandis que l'être parlant, ce qu'on appelle les hommes, c'est bien autre chose.“
RépondreSupprimerJacques Lacan, Encore, p. 10