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Affichage des articles associés au libellé Suonatemi

Piété de l'orgue

Mon professeur de violon s’appelait Madame Baudier (je crois que je n’ai jamais su son prénom). Elle habitait une petite maison niçoise, avec un jardin, au sommet de la colline Saint-Philippe, à l’emplacement de l’actuelle faculté de droit, et elle était calviniste. Elle fréquentait l'église baptiste de la rue Vernier et, un jour, elle m’a invité à jouer du violon en duo avec elle pendant un office. Plus tard, quand j’ai abandonné l'étude du violon, je me suis passionné pour l’œuvre de Francis Ponge dont le hasard voulait qu’il fût issu d’une famille calviniste, lui aussi, et, dans les mêmes années, je me suis passionné pour le piano de Glenn Gould, qui était issu d’une famille presbytérienne, c’est-à-dire calviniste, lui aussi. Et depuis, je dis toujours que je suis un catholique à tendance calviniste. Non pas vraiment “le dernier puritain” mais presque. Très tôt, je me suis intéressé au jazz. J’ai créé un petit groupe d’amateurs de jazz, au lycée du Parc Impérial, quand j’ava...

Le pitre

Le violon quelquefois fait le pitre. Et il est toujours un peu gênant, pour moi, de le voir faire le pitre.  C’est pour moi un souci. J’ai appris le violon parce qu’il fallait que je fasse de la musique. Une dame venait donner des cours de solfège gratuits, le soir, à l'école Vernier où j'étais élève, et comme pour d’autres, elle a proposé un jour à mes parents de me donner aussi des leçons de violon. Cela se ferait chez elle et il faudrait payer un peu. Mon père a hésité, il aurait préféré que ce soit de l'accordéon, mais ma mère a insisté. C’est à elle que je dois mon prénom. Appeler Christian, à Alger, en 1951, un garçon au patronyme napolitain, cela aurait pu être un motif de divorce. Dans la lignée de mon père, j’aurais dû m’appeler Paul (Paolino), qui était le prénom de mon grand-père et qui reste mon deuxième prénom. Mais elle ne tenait pas à ce que je m’inscrive trop étroitement dans cette lignée. Elle avait ses raisons, on devine lesquelles si on est familier, par ...

Écoutez, les enfants!

J’ai toujours été fasciné par les accompagnateurs et les choristes. Maintenant, je sais pourquoi. Fasciné et puissamment ému. Maintenant, je sais pourquoi. Au premier rang, depuis l’enfance, par les choristes qui répondent à Ray Charles sur What’d I Say ? À l’époque, nous ne savions pas leurs noms, nous n’avions pas le Web et encore moins l’IA pour les interroger. Hors les petits cercles de spécialistes, ces artistes étaient des anonymes. J’ai demandé à ChatGPT de me décrire l’introduction de What'd I Say que Ray Charles joue au piano. Il propose ceci: “C’est un motif rythmique et hypnotique joué au piano électrique Wurlitzer, construit sur un ostinato de douze mesures au groove syncopé. Ray Charles y martèle des accords brisés en croches, presque comme une percussion, créant une tension joyeuse et irrésistible qui annonce le feu à venir.” Je trouve cela très bien. Je ne ne suis pas assez connaisseur pour juger si tout est exact, au plus précis, mais je prends. Et maintenant, po...

Lucevan le stelle

Votre rapport à la musique reposait sur le choix d’un instrument et l'héritage d’un répertoire. Vous aviez appris la musique sans apprendre les notes, “à l'oreille”, disiez-vous, ce qui voulait dire aussi bien à la vue. “Montre-moi les accords”, disiez-vous à un oncle ou à un cousin qui vous servait d’exemple, la guitare à la main. Et il vous montrait les accords d’une chanson, que vous reproduisiez après lui, un à un, en posant bien les doigts, et qu’ensuite il faudrait enchaîner. Les plus habiles d’entre vous finissaient par savoir jouer de deux instruments — guitare et mandoline — mais le répertoire restait le même, hérité du pays que vous aviez perdu. Les paroles des chansons étaient en napolitain — une langue que vous finissiez par ne plus savoir que par les chansons. Il y avait eu l’exil de Salerne à Alger. Puis, une génération après, l’exil d’Alger à Nice. L'opéra faisait le lien entre la musique savante et la musique populaire. La question était “Connais-tu O Sole M...

L'âme du violon

Le père de Catherine Certitude (dans Catherine Certitude de Patrick Modiano et Sempé, 1988) déclare à la fillette que son propre père, quand il est arrivé à Paris, gare du Nord, a décidé de rester dans ce quartier, et il ajoute: “Il pensait qu’il fallait habiter dans ce quartier parce que c’était un quartier de gares. Et que si l’on voulait partir, c’était plus pratique…” Le grand-père de Catherine Certitude aurait pu être violoniste. D’ailleurs, peut-être l’était-il. Le violon est un instrument léger, qu’on peut emporter partout avec soi, à la différence du piano, son grand rival et son grand complice. Et cette légèreté fait que son destin (ou son âme) se divise en deux branches (ou deux histoires), très différentes mais qui ont des liens étroits. D’un côté, nous avons le violon des saltimbanques et, de l’autre, celui des officiers. Celui des saltimbanques d’abord. Il y a bien des années, j’ai vu un documentaire sur l’Allemagne nazie et dans ce documentaire, on racontait une histoire...

Questions de styles

Les instruments de musique sont comme les acteurs au cinéma, qui changent de rôle, qui changent de personnage selon les films, mais qui, en même temps, apportent chaque fois ce qu’ils sont: à la fois leur physique, leur voix, leur style personnels, et la mémoire des rôles qu’ils ont joués dans d’autres films.  Quand vous voyez Marilyn Monroe dans Les Désaxés ( The Misfits , 1961), c’est bien elle que vous voyez et pas une autre, en même temps que vous pouvez vous souvenir du petit rôle qu’elle jouait, onze ans auparavant, dans Quand la ville dort ( Asphalt Jungle , 1950) du même John Huston. Et quand vous écoutez le saxophone de Wayne Shorter, il vous rappelle celui de John Coltrane et, avant lui, celui de Charlie Parker. Et vous pouvez aimer ou ne pas aimer Marilyn Monroe, comme vous pouvez l’aimer dans le rôle qu’elle joue ici et pas dans celui qu’elle joue là. Et pareil pour le saxophone, qui est toujours le même dans les mains des artistes qui en jouent tour à tour. J’essaie ...

Bach au service

Je me souviens que je me disais, quand j'étais enfant, que la musique de Bach était écrite pour faire sonner les instruments, pour exalter leurs caractères respectifs, pour en montrer toutes les possibilités, toute la profondeur et toute la souplesse, toute la force et toute l’agilité. Que cette musique était en quelque sorte au service des instruments, qu’elle avait pour but de leur rendre hommage. De célébrer et illustrer leurs vertus. Et je me disais bien déjà que cette idée devait être un peu courte, qu’il ne fallait pas la dire, que ma chère professeure qui m’initiait à cette musique ne l’aurait pas approuvée, qu’elle l’aurait trouvée un peu choquante, un peu iconoclaste. Aussi, je la taisais, et il m’aura fallu attendre aujourd'hui, à l'âge que j’ai, pour oser l'avouer. Qu’est-ce que je connaissais alors de la musique de Bach? Pas grand chose. À coup sûr, les Sonates et Suites pour violon et violoncelle seuls, et le Magnificat . Peut-être aussi un peu du répertoi...

La musique tient au Réel

Il se passe en musique quelque chose de très différent de ce qu’il se passe en poésie. Un poème, même bref (disons un sonnet), n’existe que dans son déroulement, comme un tout. Il faut l’avoir lu dans son entier pour savoir si on l’aime ou si on ne l’aime pas. Ou ce peut être un seul vers ou deux, mais même un seul vers se déroule dans le temps, pour la bonne raison que la parole elle-même se déroule dans le temps. Tandis que, dans la musique classique (savante et populaire), il n’en va pas de même. Celle-ci se déroule dans le temps, et c’est alors ce qu’on appelle la mélodie, qui s’étudie dans les conservatoires au titre du contrepoint, mais elle existe aussi dans l’instantanéité de son harmonie, c’est-à-dire dans la dimension verticale (synchronique) de sa tonalité (ou de sa modalité, s’il s’agit de musique modale). Il suffit à un Espagnol d’entendre un seul accord de guitare pour savoir qu’il est chez lui et en frémir de la tête aux pieds. Je parle du mode phrygien qui est une gamm...

La musique comme une danse

La musique instrumentale est une danse, un exercice corporel qui produit des sons, et qui se propose à l'écoute davantage qu’à la vue. Je pense au violoncelle des Suites de Bach, comme au piano de Thelonious Monk. D’abord.  Une danse qui n’engage pas de déplacements sur le sol, qui ne concerne pas d’abord les jambes mais les bras et les doigts. Les terminaisons supérieures, comme ce qu’on voit des arbres dans le ciel.  Une exultation, exaltation du corps dans ses parties supérieures. Encore que. On voit Thelonious qui se lève de son piano, quand il laisse la place aux solos de ses comparses, et qui danse. En marchant sur place, en se balançant sur ses pieds comme un ours. Et Rhoda Scott ne joue de l’orgue que les pieds nus.  On entend l’enregistrement sonore des mouvements du corps. Des épaules, des bras et des doigts au bout des mains coordonnés. Pour d’autres instruments, ce sera la bouche et les poumons. Leur force, leur puissance vitale et leur précision à la fois. Le...