Votre rapport à la musique reposait sur le choix d’un instrument et l'héritage d’un répertoire.
Vous aviez appris la musique sans apprendre les notes, “à l'oreille”, disiez-vous, ce qui voulait dire aussi bien à la vue.
“Montre-moi les accords”, disiez-vous à un oncle ou à un cousin qui vous servait d’exemple, la guitare à la main. Et il vous montrait les accords d’une chanson, que vous reproduisiez après lui, un à un, en posant bien les doigts, et qu’ensuite il faudrait enchaîner.
Les plus habiles d’entre vous finissaient par savoir jouer de deux instruments — guitare et mandoline — mais le répertoire restait le même, hérité du pays que vous aviez perdu.
Les paroles des chansons étaient en napolitain — une langue que vous finissiez par ne plus savoir que par les chansons.
Il y avait eu l’exil de Salerne à Alger. Puis, une génération après, l’exil d’Alger à Nice.
L'opéra faisait le lien entre la musique savante et la musique populaire.
La question était “Connais-tu O Sole Mio?”, ou “Connais-tu Torna a Surriento?” Il ne s’agissait pas alors de savoir si vous connaissiez l’air de la chanson, tout le monde parmi vous le connaissait, vous étiez né avec, mais “Connais-tu les accords assez bien pour m’accompagner à la guitare ou à la mandoline?”
Pas un meuble, pas un objet dont je me souvienne qu’il ait fait la double traversée d’une rive à l’autre. Sauf, pour mes parents, deux livres: une Bible (protestante) et un Petit Larousse illustré. Et, pour Vincent-le-coiffeur, son violon dont il continuait de régaler ses clients, dans son salon du boulevard Gorbella.
La question de savoir si l’Algérie resterait française ou deviendrait indépendante n’avait de sens pour vous que de savoir si vous pourriez continuer d’y habiter, ou s’il vous faudrait partir (tout laisser) de nouveau.
Pour vous, savoir qui était le plus grand ténor, ou si Montserrat Caballé pouvait rivaliser avec Maria Callas vous importait bien davantage que le nom du président de la République.
Je ne me souviens pas d’avoir entendu la voix d’Enrico Caruso quand j'étais enfant. Nous n’avions pas de tourne-disque. Mais il était pour vous la référence absolue. Et je revois et j’entends encore Mario Lanza qui joue son rôle dans The Great Caruso de Richard Thorpe (1951).
Avec toujours quelque chose de fatal, d’excessif. Ai-je rêvé que Mario Lanza, dans le rôle de Caruso, prend de l'éther en coulisse pour s'éclaircir la voix? Ai-je rêvé qu’il neige dans les rues de New York et que, dans son manteau de fourrure, loin du pays natal, il a froid? Caruso meurt en 1921, à l'âge de quarante-huit ans. Mario Lanza meurt en 1959, à l'âge de trente-huit ans.
Une veine pouvait éclater quand on montait dans les aigus. Je surveillais celles de mon père, dans son cou, sur sa tempe, lorsque son tour venait de chanter Lucevan le Stelle.
“Combien connais-tu de chansons?” Cette question du nombre, comme celui de vestiges qu'on aurait recueillis pour qu’ils restent vivants, pour qu’ils vibrent encore, et pour qu'on soit capable à son tour de les transmettre, est celle que Bob Dylan se pose pour son propre compte, quand il arrive à New York, avant de composer les siennes. Ne rien laisser se perdre, ou le moins possible.
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