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Bach au service

Je me souviens que je me disais, quand j'étais enfant, que la musique de Bach était écrite pour faire sonner les instruments, pour exalter leurs caractères respectifs, pour en montrer toutes les possibilités, toute la profondeur et toute la souplesse, toute la force et toute l’agilité. Que cette musique était en quelque sorte au service des instruments, qu’elle avait pour but de leur rendre hommage. De célébrer et illustrer leurs vertus. Et je me disais bien déjà que cette idée devait être un peu courte, qu’il ne fallait pas la dire, que ma chère professeure qui m’initiait à cette musique ne l’aurait pas approuvée, qu’elle l’aurait trouvée un peu choquante, un peu iconoclaste. Aussi, je la taisais, et il m’aura fallu attendre aujourd'hui, à l'âge que j’ai, pour oser l'avouer.

Qu’est-ce que je connaissais alors de la musique de Bach? Pas grand chose. À coup sûr, les Sonates et Suites pour violon et violoncelle seuls, et le Magnificat. Peut-être aussi un peu du répertoire pour piano, sans que ce soit certain. Mais ce que j’en ai découvert par la suite n’a pas effacé ce sentiment premier, et même celui-ci s’est élargi à d’autres genres musicaux, en particulier au jazz.

Pour préciser, je dirai que la forme des instruments de musique va de pair avec leur sonorité (leur timbre). Qu’elles correspondent, qu’elles se font échos. La forme d’un violon s’offre à la vue et au toucher de la même manière que sa sonorité s’offre à l'écoute, pour dire la même chose, sans aucun décalage. Vous touchez un violon, vous le manipulez, et c’est déjà comme si vous reconnaissiez son timbre. À l’inverse, vous entendez la musique d’un violon, et vous ne pouvez pas imaginer qu’il ait une autre forme que celle qu’il montre entre vos mains. Son poids si léger, son parfum de cire et de colophane. Et ainsi, de tous les instruments de musique. En quoi, ils sont des machines parfaites.

J’imagine qu’un cycliste doit avoir le même sentiment concernant sa bicyclette, et un coureur automobile le même à propos de son bolide. 

Cela veut dire que vous ne pouvez pas demander à un violon de dire autre chose que ce qu’il est dans sa nature de dire sans le forcer. Ce que sa forme et les matériaux qui le composent le rendent seul capable de dire. Comme vous ne pouvez pas demander à une bicyclette ou à une Ferrari de faire autre chose que ce qu’elle fait. Tout juste peut-elle aller plus ou moins vite. Ainsi d’ailleurs que pour une paire de tenailles ou un tournevis.

Je vois bien l’objection. On peut faire jouer au violon une musique qui a été écrite pour le piano. Ou l’inverse. Cela se voit. Et pourquoi pas, après tout? Il arrive que les transcriptions donnent des choses charmantes. Mais, précisément, J.-S. Bach ne propose pas des choses charmantes, il est au cœur de la musique, et le cœur de la musique est là où la musique est celle d’un instrument. Ajustée à lui. Émanant de lui, comme un parfum particulier émane du bois, selon son espèce.

Vous allez chez votre luthier pour acheter un nouveau violon ou après qu’il a travaillé sur le vôtre, et aussitôt, devant lui, vous voulez l’essayer. Il y a de fortes chances que vous le fassiez alors en jouant les premières mesures d’une sonate de Bach.

Suonatemi, cantatemi!

Et je voyais bien aussi ce que cette idée pouvait avoir de restrictif quant au génie du Cantor de l'église Saint-Thomas de Leipzig. Voulais-je signifier par là qu’il aurait manqué d’imagination? Qu’il n’aurait pas été un penseur, lui aussi, en même temps qu’un artiste? Certainement pas. Mais pour autant, j’osais me dire qu'il restreignait son imagination, sa “rage de l’expression” (Francis Ponge) au but qu’il s'était fixé, auquel il avait voué sa vie: celui de servir les instruments de son temps et de servir son Église. 

Le Presto ci-dessous est celui que je travaillais et dont la technicité m’a fait renoncer au violon en 1969, quand j’avais dix-huit ans.

Commentaires

  1. Idée (pongienne) séduisante mais faut-il en conclure que les interprétations de Bach au piano sont à jeter?

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    Réponses
    1. Je ne défends pas une doctrine, je témoigne d’un sentiment. Et tu remarqueras que l’expérience que j'évoque est centrée sur le violon, le violoncelle et l’orgue. Quant au piano, ma passion ancienne et quasi exclusive pour Glenn Gould tient au fait que j’ai cru et que je crois toujours y reconnaître au plus près le “son”, c’est-à-dire l’âme du Cantor. Que je puisse me tromper dans mes préférences (qui sont toutes personnelles) ne compromet pas, me semble-t-il, le sens et la légitimité de ma recherche.

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  2. Je ne pense pas du tout que Bach ait restreint son imagination pour servir les instruments. Les instruments étaient ses medias, ainsi que les voix, et il a su les utiliser dans le plein de leur beauté , avec audace, sans jamais limiter son génie.

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