Le père de Catherine Certitude (dans Catherine Certitude de Patrick Modiano et Sempé, 1988) déclare à la fillette que son propre père, quand il est arrivé à Paris, gare du Nord, a décidé de rester dans ce quartier, et il ajoute: “Il pensait qu’il fallait habiter dans ce quartier parce que c’était un quartier de gares. Et que si l’on voulait partir, c’était plus pratique…” Le grand-père de Catherine Certitude aurait pu être violoniste. D’ailleurs, peut-être l’était-il.
Le violon est un instrument léger, qu’on peut emporter partout avec soi, à la différence du piano, son grand rival et son grand complice. Et cette légèreté fait que son destin (ou son âme) se divise en deux branches (ou deux histoires), très différentes mais qui ont des liens étroits. D’un côté, nous avons le violon des saltimbanques et, de l’autre, celui des officiers.
Celui des saltimbanques d’abord. Il y a bien des années, j’ai vu un documentaire sur l’Allemagne nazie et dans ce documentaire, on racontait une histoire. Un petit groupe de Tziganes errent sur les routes du pays en guerre, dévasté. Ils sont affamés, trempés par la pluie, ils choisissent de préférence les chemins dérobés, qui passent loin des villages et des fermes où les chiens aboient. Et puis, un jour, fatalement, au détour d’un chemin, ils se trouvent nez à nez avec des soldats. Ils savent alors qu’ils sont perdus, que ces hommes vont les arrêter et les déporter aussitôt dans des camps où ils mourront, comme tant d'autres de leurs familles et de leur peuple sont morts avant eux. Sans doute sont-ils tellement fatigués et malades qu’ils se résignent. Il fallait bien que cela arrive! Alors, maintenant ou plus tard! Mais voilà que se produit un événement inattendu. L’officier de la troupe remarque, pendue en bandoulière sur le dos d’un Tzigane, la boîte d'un violon. Elle est abritée sous une couverture en lambeaux mais il a vu la bosse. Il lève une main pour la montrer et il dit au Tzigane: “Qu’est-ce que tu caches là? Un violon, je crois. Alors, joue! Oui, ici et maintenant, fais-nous entendre ta musique!” Le pauvre homme n’en croit pas ses oreilles. Il pense à une cruauté de plus, à une humiliation de plus, mais comment se dérober? Et puis, l’espoir est si prompt! En tremblant de peur et de fièvre, alors il s'exécute. Nous sommes au détour d’une forêt, dans des labours perclus de bombes où les corbeaux croassent. Il ouvre la boîte de son violon qu’il a posée sur les mottes de terre, il en sort l’instrument, il en sort son archet. Il tend la mèche de son archet comme il peut, encore que la vis soit grippée, déjà il pose sur les cordes ses doigts crasseux, mangés par les engelures, aux ongles trop longs, en même temps qu’il réfléchit à toute vitesse. Non, il ne doit pas jouer de la musique tzigane, il serait tout de suite interrompu et ce serait la fin, mais voilà qu’il lui revient à l’esprit un petit air de Mozart. Oh, pas toutes les notes, mais il laisse à ses mains et à son cœur le soin de retrouver celles qu’il lui manque, et il joue, les yeux fermés, les lèvres pincées. Il fait sonner les cordes. Il s’y applique de toute son âme. Et quand il a fini de jouer, quelques mesures à peine, maladroites, fautives, il baisse son bras gauche qui était levé comme celui de la Croix. Les larmes inondent son visage et il regarde l’officier dans les yeux, attendant le verdict, et celui-ci lui dit, d’un ton bourru, pour cacher l’émotion: “Partez, maintenant! C’est bon! Allez où vous voulez, je ne veux plus vous voir!”
Maintenant, l’histoire de l’officier. Elle est plus légère, elle est charmante. Elle se déroule en Bavière, ou en Savoie, ou en Italie du nord, près du lac Majeur, longtemps auparavant, disons en 1761 qui est l'année de la publication de La Nouvelle Héloïse. C’est la fin de l'été. Un jeune officier revient de guerre et il sonne à la grille d’une riche demeure, dans une riche campagne, ou peut-être un château. Il se présente comme l’ami d’un autre officier qui est un cousin de la famille. Il dit: “Rodolphe m’a promis de vous écrire pour vous annoncer ma visite. Et il m’a remis une lettre pour vous”. Tout le monde est ravi, bien sûr, de le recevoir. On le fait entrer, on l’installe. La famille comprend deux jeunes filles, l’une de treize ans à peine et l’autre de dix-huit, en plus de leurs parents. On veut savoir des nouvelles de la guerre, il raconte, il montre de l’esprit, on lui ressert du vin, et surtout il est beau. Et voilà que, dans son bagage, il a apporté son violon. Celui-ci, dit-il, a fait onze mois de guerre avec lui. Il est monté à cheval, il a entendu tonner le canon. Si bien qu’un après-midi, peut-être pas le premier, mais disons le second, tout le monde se retrouve au salon pour un petit concert. L'aînée des sœurs s’installe au piano tandis que la cadette lui tournera les pages, et le jeune officier se tient debout, son violon à la main, à côté du piano. On a fouillé ensemble dans les cahiers de partitions, on a choisi quelque chose de facile, et comme les portes-fenêtres sont restées ouvertes sur la terrasse, on respire les parfums du parc où les poires mûrissent et où la pluie s’annonce. Qui est amoureux de qui, alors? Qui l'était hier, qui le sera demain? Peu importe. Il suffit que le jeune officier soit fier, la taille cambrée, son violon bien dressé, un grand sourire aux lèvres, tandis que la jeune fille assise au piano oublie son doigté et rougit en songeant à Rodolphe.
Il a eu de la chance, ton petit tzigane. Tu m'as demandé comment traduire "suonatemi" en allemand, j'ai dit que c'était impossible mais Celan l'a fait:
RépondreSupprimerEt alors, ça donne? Et où?
RépondreSupprimerTodesfuge. Ce n'est pas une traduction stricte (celles-là je te les ai données ce matin) mais j'ai toujours senti cet écho sinistre dans le suonatemi de Roche.
RépondreSupprimer"Ce n'est pas le mot qui fait la guerre mais la mort"
RépondreSupprimerC'est du Denis Roche?
SupprimerC'est le sous-titre de "Louve basse"
SupprimerQue je cite mal d'ailleurs: ""Ce n'est pas le mot qui fait la guerre, c'est la mort"
SupprimerIl faut que j'y retourne. Tu pointes un angle sombre dans mon histoire dont je ne sais trop que faire.
RépondreSupprimerC’est le soir. Je réécoute la sonate de Mozart que j’ai mise en illustration de ce fragment. Je ne la connaissais pas. J’ai passé une partie de la journée à rechercher sur Youtube une vidéo qui conviendrait. Et maintenant je me dis que je donnerais tout le Don Giovanni et tout Cosi fan tutte pour elle. Pourquoi?
RépondreSupprimerTout cela me fait penser à un livre passionnant que j’ai découvert cet été : « le Stradivarius de Goebbels » de Yoann Iacono publié chez Slatkine & Cie.
RépondreSupprimerLe roman vrai de Nejiko Suwa, jeune virtuose japonaise à qui Joseph Goebbels offre un Stradivarius à Berlin en 1943, au nom du rapprochement entre l’Allemagne nazie et l’Empire du Japon. Le violon a été spolié à Lazare Braun, un musicien juif assassiné par les nazis. Nejiko n’arrive d’abord pas à se servir de l’instrument. Le violon a une âme. Son histoire la hante. Après-guerre, Félix Sitterlin, le narrateur, musicien de la brigade de musique des Gardiens de la Paix de Paris est chargé par les autorités de la France Libre de reconstituer l’histoire du Stradivarius confisqué. Il rencontre Nejiko Suwa qui finit par lui confier son journal intime...
Merci de ces beaux textes. Je reviendrai ultérieurement et avec davantage de précisions sur la discussion que nous avons eu samedi matin sur la musique et la poésie, les absolus qu’elles expriment, leurs forces, les passerelles aussi. Je pensais à toi en lisant les Carnets et la Correspondance de Marina Tsvetaieva, qui répondait à un critique-admirateur qui faisait l’éloge de son agencement savant du rythme et des mètres: “Je n’ai jamais rien compris aux mètres, à la théorie. J’écris exclusivement à l’oreille”. Bonne soirée.
RépondreSupprimerIl me semble avoir oublié un accord lors de mon message précédent, j’ai le défaut de ne pas me réécouter, pour parler comme M. Tsvetaieva. La musicalité de la poésie ne mérite pas qu’on réentende cette évidence (la poésie est musique): même des lignes de poèmes bégayantes comme celles de Celan sont sonores. Faut-il déduire que de la poésie laissant entendre de la musicalité, que de la musique (“avant toute chose”) étant insinuée dans la poésie etc…, la poésie serait l’art suprême, absolu, contenant d’autres expressions artistiques? Ou plutôt le contraire: l’émotion musicale, pouvant s’incarner dans d’autres formes esthétiques que la seule musique, il existerait une supériorité absolue de l’émotion musicale, charnelle et térébrante, par rapport à toute autre forme d’émotion… Alors vraiment tu dis vrai, Christian, que le corps et sa mémoire sont interpellés par la musique, qui tient davantage au réel qu’au rationnel (et Bim! pour Hegel), qu’elle déborde toute interprétation, tout comme certains poèmes sont écrits, à la limite pour interdire toute interprétation, et nous restons sans traduction devant des sonorités pures… ”La symphonie fait son remuement dans les profondeurs” (Lettres du Voyant) parce que le poète, réglant la forme et le mouvement “avec des rythmes instinctifs, je me flattais d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens” (Alchimie du Verbe). L’idée de la suprématie de la musique, c’est que son effet n’est pas d’exprimer quelque chose, mais de n’exprimer qu’elle-même. Elle ne cherche pas à imiter, c’est une forme libre qui n’a pas besoin d’imiter un réel puisqu’elle apporte son réel. Tout comme le poème réussi (c’est-à-dire quand les cuivres s’éveillent clairons) crée la possibilité d’un nouvel affect, la mémoire de notre corps se souviendra de l’état d’âme et du frisson nouveau de sa première et rééditable réception. Réinitialisable par la mémoire du corps. Donc aucune allusion au réel ambiant, la musique déborde ce réel, dont elle force l’entrée. La poésie également. Je me dois de relire le texte de Jankélévitch, musico-philosophe par excellence, La musique et l’ineffable, et qui de mémoire ne pense pas autre chose que ce que tu écris si bien, cher Christian, pour lui la musique produit un réel sans commentaire, sans reflet (les tonalités ne se jugent pas donc, et de ce lieu des possibles, l’October-Autumn song de Tchaïkovsky, par exemple, par Richter ou Scheps par exemple, peut à la fois dire la mélancolie, exprimer une séparation, proposer une joie discrète, chanter le désir hésitant, claudicant, sonder le désarroi, l’apaisement, etc…) et l’auditeur est toujours pris de court, tant l’effet touche sans référence ni prévention. Le compositeur est le seul à avoir ”la clef de cette parade sauvage”. Tu avais dit “sauvage”, non?
J’ai adoré le juste et subtil rapprochement avec la temporalité chez Husserl, “la rétention du passé immédiat qui fait corps avec lui”…, il appelait ça la “queue de comète” dans les Leçons sur une phénoménologie de la conscience intime du temps. La mémoire du vécu corporel se trouve dans phénoménologie plutôt corporelle de Husserl, plus charnelle chez Merleau-Ponty, notamment dans Le visible et l’invisible. Tu nous obliges à penser, repenser, se référer, se manifester, rebondir, Christian…j’avais décidé de me mettre en disponibilité, impossible avec toi, avec vous…
Christophe Clérissi
Michel Roland-Guill (MRG) dit qu’il est occupé à lire Merleau-Ponty, lui aussi. Vous avez de quoi parler. Quant à moi, je te remercie pour cette contribution, je suis heureux et fier de l'avoir suscitée. Je compte que ce ne soit qu’un début de ta part. Mais je veux ajouter que je suis moins savant, ma tentative ne consistant qu’à rendre compte d’une expérience personnelle, très ancienne et très intime. Loin de moi l'idée d’une hiérarchie entre les arts, pas plus qu’à l’intérieur du champ de la musique. J'écris comme on essaie de réunir de vieilles photos de famille pour les transmettre à ses enfants et à ses amis.
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