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Questions de styles

Les instruments de musique sont comme les acteurs au cinéma, qui changent de rôle, qui changent de personnage selon les films, mais qui, en même temps, apportent chaque fois ce qu’ils sont: à la fois leur physique, leur voix, leur style personnels, et la mémoire des rôles qu’ils ont joués dans d’autres films. 

Quand vous voyez Marilyn Monroe dans Les Désaxés (The Misfits, 1961), c’est bien elle que vous voyez et pas une autre, en même temps que vous pouvez vous souvenir du petit rôle qu’elle jouait, onze ans auparavant, dans Quand la ville dort (Asphalt Jungle, 1950) du même John Huston. Et quand vous écoutez le saxophone de Wayne Shorter, il vous rappelle celui de John Coltrane et, avant lui, celui de Charlie Parker. Et vous pouvez aimer ou ne pas aimer Marilyn Monroe, comme vous pouvez l’aimer dans le rôle qu’elle joue ici et pas dans celui qu’elle joue là. Et pareil pour le saxophone, qui est toujours le même dans les mains des artistes qui en jouent tour à tour.

J’essaie de dire, à propos de la musique, les choses les plus simples, les plus évidentes. Qui touchent à des questions de style.

16 mars 2024

Quand nous courons assister à un concert de musique baroque, quand nous achetons un album de musique soul ou un roman policier, ce n’est pas d’abord parce que la tête d’affiche nous paraît le mériter mais, dans l’immense majorité des cas, parce que nous aimons la musique baroque, la musique soul ou les romans policiers. Parce que ces genres musicaux ou littéraires, parce que ces styles d'écriture parlent à notre sensibilité. Et ce qui nous retient dans ces formes d’expression, nous ne sommes pas les seuls à y être sensibles. Pour autant, il est difficile de le nommer, de le décrire, même de l’évoquer. Il est difficile d’en parler. Sans doute, d’autres que nous le font-ils, ou s’efforcent-ils de le faire. Ce sont des spécialistes. Mais eux-mêmes ne le font qu’après-coup, parce que d’abord ils ont été émus. Et ce qu’ils en disent, dans des magazines, parfois dans des livres savants, ne suffit jamais à rendre compte de l’impression, encore moins à l’expliquer. Tout juste à rendre l’impression plus claire, plus distincte. Et d’ailleurs, dans leur immense majorité, les amateurs ne lisent pas les articles en question, ils ne veulent pas savoir, il leur suffit d’aimer.

Beaucoup des impressions qui nous marquent le plus profondément, que nous cherchons à retrouver, à reproduire, ne passent pas par des mots. Qui a jamais dit que les garçons devaient porter des pantalons baissés au milieu des fesses, découvrant ainsi les couleurs et les motifs de leurs caleçons (sagging), et pourquoi? Qui a jamais dit que les jeunes femmes, un beau jour, devaient porter des socquettes très courtes, laissant découvertes des chevilles qui émergent des sneakers, de préférence sous des pantalons de jogging un peu larges, un peu bouffants, serrés au-dessus de la cheville, et pourquoi? Ces images de corps fragmentés sont apparues un beau jour dans les rues de nos villes (des photos de presse devraient nous permettre de dater de façon assez précise la première fois) et l’effet qu’elles ont produit était si puissant, si unanime, qu’en quelques semaines ou quelques mois, elles se sont propagées de manière virale d’un continent à l’autre.

Les artistes, dans leurs œuvres, illustrent des styles qui ne leur appartiennent pas. Et leurs œuvres sont marquantes, soit parce qu’elles offrent une illustration la plus pure, la plus caractéristique de style qu'ils illustrent, soit parce qu’elles le font évoluer en l’hybridant avec un autre.

Les styles premiers n’ont pas d'auteurs. Les styles seconds (ou personnels) s’y ajoutent et les marquent de différentes façons.

Commentaires

  1. Est-ce que je comprends bien: acteur // instrument // genre littéraire > style premier; rôle, performance, auteur (artiste) -> style second?

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  2. Je n'en suis pas à pouvoir fournir un schéma formel. Je cherche. Pour le moment, j'en suis à essayer de repérer les éléments de Réel dans la musique. Les instruments comme des acteurs de cinéma. En quoi musique et cinéma différent de la littérature. Le style est dans un autre registre, il touche au Réel en tant qu'il touche au timbre d'un instrument comme au physique d'un acteur. Et aussi parce qu'il nous plaît ou nous déplaît par lui-même, hors symbolisation.

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  3. Ou pas tout à fait symbolisable. Puisqu'il touche au corps.

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  4. Et comme nous sommes des êtres de langage, rien n’échappe tout à fait à notre passion de dire cela (de définir ce style) avec des mots. Mais, si je peux essayer d’expliquer pourquoi je préfère Kristen Stewart à Brigitte Bardot, je ne le ferai qu'après coup, sans que mon dire ne l’explique et encore moins le justifie jamais vraiment. Et si j’aime le son et la forme de la clarinette, si je lui ai fait jouer un rôle dans plusieurs de mes petites histoires, je ne sais pas dire pourquoi.

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  5. Avec une personne que nous aimons, nous sommes sans cesse confrontés à ses “J’aime” et “J’aime pas”. Et c’est là que tout se complique. Je connais des exemples.

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  6. Avec le "Réel" (j'entends au sens de Lacan), tu me perds. Je comprends dans ce que tu dis "le sensible", mais ça ne peut être si simple, non? Sinon: "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire." À quoi j'ajouterai (contre Wittgenstein?) mais ce qu'on ne peut expliquer, on peut du moins en faire des histoires.

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    Réponses
    1. Oui, “sensible” est un mot qui pourrait très bien convenir. Le Réel existe. Le physique d’un acteur, le bois d’un violon, ses cordes, c’est du Réel. Et on en parle nécessairement, mais ce qu’on en dit ce n’est pas le Réel. Ce sont les mesures qu’on en fait, ou la description qu’on en donne, pas le Réel lui-même. Mais ainsi, on peut le désigner, le repérer, plus ou moins exactement. Le texte littéraire lui aussi désigne du Réel. Mais au cinéma ou dans la musique, il s'impose plus directement. Avec plus de force ou d’immédiateté. Quant à essayer de le désigner en racontant des histoires, bien sûr aussi. C’est ce que nous essayons de faire. Et demain, c’est ce que je vais essayer de faire, en essayant de dire quels personnages est (joue), à mes yeux, le violon.

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