La musique instrumentale est une danse, un exercice corporel qui produit des sons, et qui se propose à l'écoute davantage qu’à la vue.
Je pense au violoncelle des Suites de Bach, comme au piano de Thelonious Monk. D’abord.
Une danse qui n’engage pas de déplacements sur le sol, qui ne concerne pas d’abord les jambes mais les bras et les doigts. Les terminaisons supérieures, comme ce qu’on voit des arbres dans le ciel.
Une exultation, exaltation du corps dans ses parties supérieures.
Encore que. On voit Thelonious qui se lève de son piano, quand il laisse la place aux solos de ses comparses, et qui danse. En marchant sur place, en se balançant sur ses pieds comme un ours. Et Rhoda Scott ne joue de l’orgue que les pieds nus.
On entend l’enregistrement sonore des mouvements du corps. Des épaules, des bras et des doigts au bout des mains coordonnés. Pour d’autres instruments, ce sera la bouche et les poumons. Leur force, leur puissance vitale et leur précision à la fois.
Leur délicatesse, leur distinction pour dire des sentiments qui ne peuvent pas se dire autrement. Ou pour dire d’abord que cela se peut.
Il y a toujours dans une œuvre d’art quelque chose de l’exploit. De la virtuosité. Mais qui paraît toujours quelque peu dénié au profit de la cosa mentale.
"Nemo hucusque corpus determinavit quid possit" (“Personne jusqu'à présent n’a déterminé ce que peut le corps”), dit Spinoza (Éthique, Partie III, scolie de la proposition 2). Eh bien, quand on écoute et qu'on voit un musicien jouer de son instrument, ce que peut un corps, on le sait, on le voit et on l’entend, même si on ne peut pas le dire.
Il exprime des sentiments, ou il raconte des histoires qui ne peuvent pas se dire avec des mots, en même temps qu’il montre ce que peut un corps, comme si l’un ne pouvait pas aller sans l’autre.
Il faut qu’il y ait des sentiments (ou des histoires) pour agiter le corps, pour le mettre en branle. Pour le faire frémir, se plier, se ployer, s'agiter violemment comme sous l’effet de l’orage. Et il faut la pure puissance du corps — sa vertu intrinsèque — pour les exprimer au grand jour. Lequel est le sujet, lequel le complément d’agent? La phrase se renverse.
L’œuvre d’art se présente toujours tout à la fois comme un événement (ou un objet) unique — “Voilà ce qui s’est produit une fois, et qui ne se reproduira plus jamais à l’identique” — et comme un exemple — “Si je l’ai fait, c’est que vous pouvez faire à votre tour quelque chose de semblable”.
En quoi elle nous stimule. Nous entraîne. Nous incite à bouger.
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