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jeudi 30 novembre 2023

Torquedo

Lorsque Eugène arrive à Torquedo, c’est pour voir certains tableaux. Il sait lesquels, il sait où ils sont exposés, il connaît les heures d’ouvertures des musées et les lieux voisins où ils se trouvent dans le cœur de la ville. Mais, dès le premier soir, à l’hôtel, l’angoisse le prend au dépourvu. Soudain, c’est comme s’il se trouvait prisonnier d’une cage de verre qui se balançait dans le vide. Il dira: “Je craignais de sauter par la fenêtre, d’un instant à l’autre, sans avoir pour autant la moindre intention de le faire. J’avais peur.”
Il passe ainsi une nuit de tourments, une nuit de tempête où il s’accroche au bastingage, mais où le bois du bastingage lui glisse entre les mains. Il se réfugie au fond de son lit. Il dort un peu. Au matin, l’angoisse ne l’a pas quitté. Elle est comme un rat tapis au fond de sa chambre, qui le guette de ses petits yeux pointus, prêt à lui dévorer le foie.
Il doit lutter pour survivre. Le duel aveugle dure ainsi trois jours et trois nuits, puis Eugène parvient à obtenir un rendez-vous chez un psychiatre. Celui-ci paraît inquiet de ce qu’il entend. Il évoque la possibilité d’une cure de sommeil. En fin de compte, il prescrit une médication sévère et recommande à Eugène de ne pas reprendre aussitôt l’avion pour rentrer chez lui.
— Revenez me voir dans cinq jours, déclare-t-il, ce sera plus prudent, et nous déciderons ensemble.
Hélas, quand Eugène revient à son cabinet, cinq jours plus tard, il ne va pas mieux. Il explique au médecin qu’il supporte mal les médicaments que celui-ci lui a prescrits. Ils le font transpirer et trembler, il a la bouche sèche. Le médecin le dirige alors vers un confrère, un certain François Garden qui a été son professeur à la faculté de médecine, et qui exerce principalement au titre de psychanalyste. Il veut connaître son avis.
Eugène n’a qu’une vague idée de ce qu’est la psychanalyse, mais il obéit à la recommandation. Il ferait n’importe quoi pour aller mieux. Et, par chance, dès la première séance chez le docteur Garden, quelque chose se dénoue. Il se sent rassuré. Il dira: “Je n’étais pas guéri, mais je pouvais de nouveau respirer. Je pouvais imaginer de réserver une table au restaurant pour le repas du soir.”
Le docteur Garden, plutôt âgé, parle peu, ou pas du tout. Il garde les volets tirés et se cache derrière son bureau où, comme dans un commissariat de police, une lampe à abat-jour est toujours allumée, éclairant la rame de papier sur laquelle il ne prend pas de note, ou un seul mots parfois, qu’il se dépêche ensuite de raturer. Il exclut d'entrée de jeu les médicaments, mais demande à Eugène de revenir dès le lendemain, et désormais ce sera deux fois par semaine.
Eugène ne manquera aucun des rendez-vous, et chaque fois il ressortira de ces séances avec le sentiment de découvrir en lui-même une personne un peu différente du tyran qui le tourmentait depuis l’enfance et auquel il croyait s’être habitué; quelqu’un de pas beaucoup plus heureux, ni de beaucoup plus fort, mais comme une version simplifiée de lui-même. Un autre Eugène, capable de mieux accepter les hasards de la vie. D’accepter sa tristesse. De la goûter même, en quelque sorte. De se promener la nuit dans des quartiers inconnus. D’écouter de la musique debout à l’entrée d’un porche où un flûtiste a installé son pupitre.
Eugène est maintenant devenu un analysant du docteur Garden, ce qui a pour première conséquence de l’attacher à cette ville où il n’était jamais venu, dont il comprend mal la langue, encore qu’on n’y parle pas une seule langue mais plusieurs, où il n’a aucune attache, une ville qui n’était rien pour lui qu’une capitale touristique où sont conservées certaines œuvres parmi les plus importantes de la peinture du XVIe siècle européen, en particulier une Pietà de Veronese qu’il tenait à voir grandeur nature, dans un musée aux plafonds hauts, que les touristes à ce moment de l’année ont déserté et où les pas résonnent sur les planchers vernis; une ville qui devient ainsi, contre toute attente, son principal lieu d’habitation pour les mois et les années à venir.

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Les fleurs sont livrées le matin

Chaque année, au 15 août, il pleut, et après cette pluie, pour le reste de l'été, la chaleur n'est plus aussi accablante. C’est du moins ce qu’on disait, et je ne prétendrai pas que cette affirmation se vérifiait toujours, mais ce fut le cas cette année-là.
Mes parents possédaient une petite maison dans les collines, juste un cabanon en dur où j'ai passé la plus grande partie de mes vacances lorsque j'étais enfant, et où je revenais, de loin en loin, pas toujours seul, de préférence quand mes parents n'y étaient pas.
J’y avais amené un ami. Je l’appellerai Édouard. Nous étions tous les deux étudiants en philosophie et nous avions à travailler un texte difficile de Husserl, auquel nous envisagions de consacrer un long mémoire, et il était prévu que nous en présenterions le projet à notre professeur dès la rentrée d’octobre. Nous avions emporté des livres. Nous emportions toujours quantité de livres difficiles à la maison des collines mais il était rare que nous les ouvrions. Le lieu ne s’y prêtait pas. Mes amis et moi-même préférions la sieste, l’eau d’un petit bassin qui nous servait de piscine, la cafetière italienne qui chuintait sur le fourneau à gaz, puis, la nuit venue, le feu d’un brasero que nous allumions sur la terrasse, devant lequel nous devisions en fumant la pipe et en buvant du vin rouge. 
Parfois, à la lumière de l’unique lanterne placée en haut des marches, l’un d’entre nous lisait un poème de Baudelaire ou de Reverdy, puis il passait le livre à un autre qui avait tendu la main. Parfois, c’étaient quelques lignes d’une nouvelle de Hemingway.
Il était rare qu’à ces assemblées champêtres, nous fussions plus de quatre. Deux et deux. Mais cette fois, nous étions vraiment venus pour travailler, Édouard et moi. Je me souviens des livres et des cahiers ouverts sur la table de la salle à manger qui nous servait de bureau. Nous avions eu très chaud, depuis le matin, le ciel était incandescent, nous avions beaucoup transpiré, et c’est au tout dernier moment que nous avons songé au bal qui, chaque année, au soir du 15 août, se donnait au village.

Nous sommes descendus à pied, par un chemin de pierre que je connaissais par cœur. Mais alors, il s’est mis à pleuvoir, de grosses gouttes tièdes qui nous ont réjouis, vers lesquelles nous levions nos visages pour qu’elles les mouillent. Et c’est ainsi que nous sommes arrivés sur la place, plantée de marronniers, où un chapiteau avait été dressé, et où déjà nous entendions la musique de l’orchestre. Puis la musique s’est arrêtée. Et, quand nous sommes entrés sous le chapiteau, nous avons été surpris de constater qu’il ne s’y trouvait qu’une vingtaine de personnes.
Nous arrivions trop tôt, la fête n’était pas commencée. Les musiciens sur l’estrade essayaient leurs instruments. Ils vérifiaient les partitions, les assuraient sur les pupitres avec des pinces à linge, réglaient les micros et échangeaient des plaisanteries. Les organisateurs s’activaient autour de la longue table couverte d’une nappe en papier blanc. Ils finissaient d’y disposer les pans-bagnats, les plaques de pissaladière et de pizza destinés au public. Il y avait là de quoi nourrir un régiment. Sans compter les bouteilles de pastis et de vins de différentes couleurs. Si le comité des fêtes parvenait à écouler toutes ces marchandises, les frais seraient couverts, mais on pouvait en douter car l’averse redoublait. Le tonnerre grondait et une pluie abondante inondait la place. Les gouttes clapotaient lourdement sur la toile du chapiteau. À l’entrée, la tente était retroussée comme une robe ouverte sur l’obscurité rayée de pluie aux luisances ces serpentines. Pourtant les habitants du village tenaient à leur festin, et dans l’heure qui a suivi plusieurs dizaines d’entre eux sont arrivés par groupes.
Les plus vieux portaient des parapluies, les plus jeunes étaient trempés et s’en amusaient comme d’un jeu ou d’un combat pour rire qui les aurait opposés aux dieux cachés du ciel. Édouard et moi ne connaissions personne, tandis que les autres semblaient se connaître tous. Ils formaient un clan auquel nous n’appartenions pas et qui nous ignorait. Lui et moi, depuis notre arrivée, n’avions pas échangé trois paroles. J’étais, pour ma part, fasciné par le spectacle qu’offrait cette assemblée, tandis que mon ami semblait s’y ennuyer un peu. Nous avons mangé debout, avec appétit, de ces mets dont la saveur s’accordait avec le parfum de l’orage, et bu du vin rouge un peu piquant dans des gobelets en carton. Nous n’avions pas l’intention de danser.
Maintenant, nous fumions des cigarettes et rôdant partout, comme de mauvais garçons. Puis, à l’occasion d’un croisement de nos orbites respectives, Édouard m’a glissé qu’il préférait remonter au cabanon. Et je l’aurais suivi, mais le trio est arrivé au moment où je m’apprêtais à partir; et, aussitôt qu’ils ont été là, il ne pouvait plus être question que je m’en aille.

C’était une femme accompagnée de deux hommes. Elle était plus grande qu'eux, mince et souple, elle portait une tunique blanche, légère et très courte, et des bottines.
Le rouge à lèvres soulignait son rire large, d’une franchise désarmante. Tous les regards se tournaient vers elle. On croyait un sémaphore au milieu de la tempête. Ce trio semblait ne connaître personne mais, à la différence de nous, ils ne passaient pas inaperçus. Ils n’auraient pas été vêtus différemment ni ne se seraient tenus autrement dans une boîte de nuit de Saint-Tropez, encore que la musique aurait été différente. Peut-être pas meilleure.
Pendant une heure peut-être, la jeune femme a dansé les valses, les tangos, les paso dobles avec, tour à tour, chacun des deux hommes qui, eux, ne dansèrent qu’avec elle.
Lequel était son amant; lequel, leur ami? Je scrutais leurs attitudes, le moindre de leurs gestes, sans pouvoir le deviner. Puis Édouard est parti.
L’eau commençait à traverser le plafond de toile. Elle formait une gouttière qui bientôt s’est transformée en cascade. Les musiciens pouvaient craindre pour leurs instruments. Les deux guitaristes, le claveciniste et l'accordéoniste ont remballé leurs matériels. Il ne restait sur l’estrade que le batteur et le saxophoniste qui étaient passés de la musette au jazz.
Les familles une à une repartaient dans la nuit. La belle inconnue fut la dernière à danser. À la fin, elle s’approcha de l’estrade pour saluer le saxophoniste. Celui-ci s’inclina et lui prit la main pour la baiser. Ils échangèrent quelques mots en souriant comme des personnes qui se connaissent. Puis, elle se retourna et tendit la main à l’un de ses compagnons, et celui-ci lui remit des clés. Je devinais que c’était celles de la voiture avec laquelle ils allaient repartir. Je fus tenté de les suivre, mais ils l’auraient remarqué. Je les laissai aller.
Je repris le chemin qui s’élevait parmi les oliviers. La pluie avait cessé. La lune est réapparue, je crois, timide, un peu dépenaillée. Les étoiles se sont mises à tourbillonner au fond du ciel. Je savais que quelque chose commençait. Que je reverrais cette femme.


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mardi 28 novembre 2023

L'élève malgracieuse

Je comprenais mal pourquoi cette femme m’emmenait son enfant. La fillette ne montrait aucune aptitude pour le piano, ni même aucun goût, et la mère ne paraissait pas riche. Elle parlait de son mari, le père de cette enfant, qui était ingénieur dans une usine située sur l'estuaire de la Gironde, à Blaye, près de Bordeaux, où ils avaient une maison, blanche, luxueuse, avec des domestiques, où elles ne tarderaient pas à aller le rejoindre; mais, dans ce qu’elle disait (ce n’était pas un récit, juste des paroles décousues, un propos dont je m’efforçais tant bien que mal de réunir les morceaux), impossible de comprendre pourquoi et comment elles les avaient quittés, la maison et lui, et ce qu’elles faisaient ici. Elle me payait une leçon après l’autre, avec des pièces de monnaie et des billets chiffonnés qu’elle sortait d’une petite bourse brodée de perles, en même temps qu’elle me remerciait et qu’elle félicitait l’enfant, avec des sourires grimaçants, pour les progrès qu’elle faisait, qui (selon elle) satisferaient son père. Et j’étais toujours tenté de lui dire qu’il fallait arrêter là, qu’elle pouvait garder son argent, qu’il valait mieux ne plus revenir, qu’en réalité l’enfant ne progressait pas du tout, que celle-ci n’avait aucune disposition pour le piano, aucun goût pour la musique, aucune oreille, que je regrettais de la voir engager avec moi des dépenses inutiles, mais je m’abstenais de le faire, songeant que ces leçons représentaient peut-être le seul luxe dans leur vie, et comme le seul espoir de satisfaire ce père qu’on ne voyait pas, qui était resté là-bas et qu’on irait bientôt rejoindre, si du moins la mère ne se trompait pas, si elle avait une juste perception de la situation dans laquelle elles se trouvaient, l’enfant et elle, si ce père existait vraiment. Car l’histoire ne tenait pas debout. Pourquoi, si la famille disposait là-bas d’une si belle maison, habitaient-elles ici, dans ce quartier de Pigalle où j’habitais moi-même, Cité Véron, un petit appartement où je donnais mes leçons de piano, où je recevais mes élèves et où il me semblait qu’elles venaient en voisines?
Pendant que l’enfant jouait mal du piano, qu’elle ne progressait pas du tout, qu’elle me tapait sur les nerfs, la mère nous tournait le dos et regardait par la fenêtre. Elle ne cessait pas de parler. De bredouiller. D’une voix douce, monotone, s’adressant à la vitre, à la rue et au ciel gris derrière la vitre. Parfois, sans se retourner, elle disait:
— Ne m’écoutez pas. Ne tenez aucun compte de ce que je dis. Je suis désolée, je suis un vrai moulin à paroles, une pipelette (ici, un petit rire), mais maintenant c’est juré, je me tais.
Et elle ne cessait d’évoquer Blaye, l’estuaire de la Gironde et les lourds navires qui glissaient au loin, sous les nuages gris, faisant retentir leurs trompes et leurs sirènes enrouées, dont le bruit semblait remonter du fond de la mer.

Le soir, quand celle-ci m’appelait, je racontais à Viviane le rituel immuable et triste de ces leçons. Je disais:
— Elle prétend que là-bas, l’été dure longtemps, que les soirées sont longues, que la villa possède une terrasse où viennent dîner les cadres de l’usine accompagnés de leurs épouses, ce qui exige de sa part de longs préparatifs, le choix minutieux du menu et des fournisseurs, celui d’une robe, d’une coiffure, l’arrangement des bouquets de fleurs, un plan de table compliqué, des tâches qu’elle accomplit d’une manière qui fait l’admiration de tous et la fierté de son mari.
— Comment est-elle habillée, s’enquérait Viviane?
— Mal, comme une femme pauvre et sans goût, toujours le même manteau.
— Comme une femme mal aimée, tu veux dire. Quel âge a-t-elle?
— Celui d’être la mère d’une fillette de huit ans. Sans grâce.
— Et elle ne te regarde pas? Elle ne cherche pas à te séduire, à obtenir de toi aucun secours?
— Elle regarde par la fenêtre. Elle parle à la fenêtre. Comme l’autre, tu te souviens, parlait aux murs. Comme si elle ne voulait pas nous voir pour être toute à son idée.
— Ou comme si, plutôt, elle ne voulait pas être vue. Et il ne t’arrive pas de la rencontrer en-dehors de chez toi, dans la rue, dans le quartier? Elle se prostitue, peut-être.

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lundi 27 novembre 2023

La vie d’artiste

J’étais devant Parade de cirque de Georges Seurat. Nous avions été invités à donner trois concerts aux États-Unis (Detroit, Cleveland, Pittsburgh) et, avant de regagner la France, je m’étais échappé du groupe pour aller voir le tableau qui est conservé au Metropolitan Museum of Art de New York. C'était la première fois que je me trouvais en sa présence, debout devant lui, et cette rencontre revêtait pour moi une importance particulière. Depuis bien des années, j'en gardais une reproduction glissée dans la boîte de mon violon comme d'autres violonistes gardent à cette place des photos de leur femme et leurs enfants. Je n'étais pas marié, je n'avais pas d'enfants, mais je reconnaissais, dans l'atmosphère douce et mystérieuse qui nimbe les personnages, dans le silence de l'œuvre, le feeling qui a présidé au choix de mon métier de musicien. 

C’était un soir d’automne, il faisait déjà nuit, et pour la première fois, je me voyais admis à la classe d’orchestre du conservatoire de Nice. J'avais alors douze ans. J'étais à la fois le plus jeune et le plus inexpérimenté des participants, ce qui signifie que la gageure consistait pour moi à ne pas commettre de fausse note que le chef puisse entendre. J'étais placé au dernier rang des seconds violons, et je prenais soin de ne me signaler en aucune façon, de faire le moins de bruit possible. Mon archet ne touchait pas les cordes, je tâchais tout au plus de tirer et pousser en même temps que les autres. Je me souviens que les cuivres et les bois jouaient la partie principale, ce qui m'a fait quelquefois penser que la partition que nous travaillions alors était celle de la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, mais je n'en suis pas certain. Il faut dire que nous n'enchaînions pas plus de cinq ou six mesures sans que le chef nous interrompe, et immanquablement ses claquements de baguette, ses éclats de voix, ses indications s'adressaient aux chefs de pupitres. Du rang où j'étais, je ne pouvais pas les voir mais je remarquais qu'ils n'hésitaient pas à lui répondre, et que ces réponses avaient le pouvoir de provoquer de part et d'autre des éclats de rire. 

J'avais commencé l'étude du violon à l'âge de sept avec une dame qui donnait des leçons particulières, puis j'avais été admis au conservatoire quatre ans plus tard. Mon professeur, qui était premier violon à l'opéra, jugeait mes aptitudes excellentes; mes parents étaient fiers de le savoir, et ils ne cachaient pas l'espoir qu'ils nourrissaient pour mon avenir. En réalité, mes dons n'avaient rien d'exceptionnel et j'en étais conscient. Jamais je ne me suis imaginé capable de faire une carrière de soliste. Je mesurais, en outre, l'incalculable quantité de travail qu'implique une telle ambition, et j'étais d'un naturel plutôt rêveur. Mais jusqu'à présent, je m'étais toujours trouvé seul, mon violon à la main, devant mes partitions, tandis que, ce soir-là, je me voyais admis à l'intérieur d'un groupe d'instrumentistes dont les compétences dépassaient de beaucoup les miennes, invité à les écouter, à les suivre, à les accompagner bien plutôt qu'à faire preuve de mon propre talent. Et soudain, dans ce groupe, je me suis senti heureux.

Ce qui est certain, c'est que nous jouions alors de la musique française. Celle-ci était trop souvent arrêtée, répétée, disséquée, commentée pour dessiner des phrases, mais je n'en étais que plus sensible à la sonorité des instruments. La musique que j'entendais, et dont je me souviens, était à coup sûr fort éloignée de celle imaginée par le compositeur, mais j'y trouvais un charme qu'aucune autre n'a jamais surpassée dans mon esprit. Un charme rêveur comme je l'étais moi-même, plein d'une simplicité quasi enfantine, marqué d'une tendre nostalgie. Pour une raison difficile à expliquer, elle me fit songer à une fête foraine dont le moment s'achève, dont les lumières s'éteignent, dont la musique, ou ce qu'il reste de musique, est entendu de loin. Et je m'y sentis si bien transporté, si à mon aise, que je décidai sur le champ que pourrais devenir, moi aussi, un musicien d'orchestre. Or, c'est ce charme exact que je devais retrouver, trois ans plus tard, dans le tableau de Georges Seurat découvert par hasard. Entre temps, j'avais beaucoup travaillé mon violon, si bien que mon professeur jugea opportun de me présenter au concours d'entrée du conservatoire national supérieur de Lyon. Quatre ou cinq de mes condisciples se présentaient chaque année à ce concours. La plupart jouissaient, parmi notre petite communauté, d'une réputation bien supérieure à la mienne, mais bien peu étaient reçus, tandis que je le fus du premier coup. Dès lors, mon destin était tracé. Je mènerai la vie d'artiste. Et voilà que je retrouvais à présent, dans sa forme originale, le tableau dont j'avais fait secrètement mon emblème.

Il était moins grand que je ne me l'étais représenté, à peine un mètre et demi sur un mètre. Mais je reconnaissais la figure androgyne dressée au beau milieu d'une baraque foraine que quelques lampions à peine éclairent dans la nuit. Sa mince silhouette partage la largeur en deux parties égales. Toute de noir vêtue, elle semble nous regarder. Son visage est-il couvert d'un voile? On hésite à le dire. Il serait inexplicable. Mais sa face apparaît comme une lune pleine dont on cherche en vain à discerner les traits. Elle est juchée sur une petite estrade, et domine ainsi les badauds dont les têtes et les épaules dessinent une frise amusante tout au bas du tableau. Elle porte un capuchon pointu, une veste longue serrée à la taille et des collants qui lui arrivent aux genoux. Elle est munie d'un trombone dont elle ne semble pas jouer, encore qu'elle en garde l'embouchure aux lèvres, mais si elle en a joué, l'instant d'avant, elle le tient à présent abaissée devant elle et devant son public.

Trois autres musiciens apparaissent au second plan, à gauche de la figure principale selon notre point de vue. Eux aussi regardent droit devant, figés, avec des airs absents, comme s'ils ne voyaient rien. Deux petits et un grand. Ils portent des costumes sombres et des chapeaux melons qui donnent à leur allure un caractère funèbre. Une autre figure contrebalance cet effet, celle d'un bel homme bombant le torse, aux cheveux roux et la moustache en guidon, qui se pavane, l'œil sévère, une badine sous le bras, à droite de la scène, au niveau du public, dans un cadre rectangulaire de clarté verdâtre. Il se tient devant nous dans un profil parfait, et son regard passe largement au-dessus d'un enfant vêtu lui aussi avec soin, qui montre un large nœud de cravate bleu, une houppette dressée sur le front et qui lève vers lui un regard intrigué et qui peut être son fils.

> Chap. 2 / 4

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samedi 25 novembre 2023

L’infirmière du couvent

Il est vieux et le dernier habitant d’un immeuble étroit et haut de cinq étages, isolé derrière une gare de triage, à l’écart de la ville. Il y occupe à lui seul un appartement assez grand pour une famille mais encombré de livres au point qu’il lui est difficile d’y circuler. Tous des romans d’aventure aux couvertures peintes: images grossières, vivement colorées, de scènes d’attaques et d’enlèvements, de masques, de luttes, de diligences, de poursuites en voiture, de baisers, d'assassinats au poignard, de coups de feu échangés, de tortures terribles, d’aveux, de terrasse du casino de Monte-Carlo éclairée dans la nuit, avec le bruit de la roulette qu’on devine en arrière-plan, la voix du croupier, de robes du soir, de fume-cigarette, de James Bond, de Fantômas, du docteur Fu Manchu, de Rouletabille, d’Arsène Lupin, de Sherlock Holmes, du chien des Baskerville hurlant sur la lande, de Lovecraft, de barques glissant dans l’obscurité d’un port entre les coques des hauts navires amarrés. De Maigret et sa pipe. Des livres de poche, des fascicules et des journaux de tous formats, imprimés sur du mauvais papier, dont beaucoup se déchirent, menacent de se défaire et que, dans ce cas, les mains expertes du vieux bouquiniste glissent dans des enveloppes transparentes, et dont, à leurs titres, on voit qu’ils sont écrits dans différentes langues européennes, et même en russe, en arabe, en chinois, en japonais, en hindi.

Comment se passent ses journées? En se dirigeant vers la ville le long de la voie ferrée, il rencontre le premier bistrot à quelques centaines de mètres de son immeuble. Il s’y rend à pied chaque jour pour déjeuner, puis il revient comme il est allé, et il y retourne le soir encore. Mais le soir, aucun repas n’y est servi, alors il boit quelques verres au comptoir en attendant la fermeture au milieu des autres, sans trop se mêler à leurs conversations, puis il se sépare du petit groupe devant la porte, sous l’enseigne qui s’éteint, et il rentre chez lui. Il dîne d’une poêlée de légumes, ou d’une boîte de conserve, parfois seulement de café et de pain. Près du bistrot, un bureau de poste où il retire et dépose les paquets de livres qu’il achète ou qu’il vend par correspondance. Jamais rien de très volumineux, et ce n’est pas tous les jours. Et une épicerie qui lui fournit les denrées indispensables pour ses repas en solitaire. Trois ou quatre fois par an, un voyage en train vers une foire où s’échangent des livres, de vieux disques vinyle et des timbres. Elle se tient en Bourgogne, sur la place d’un marché couvert, ou alors en extérieur, sur la place de la mairie ou de la cathédrale, avec des bâches qui abritent les étals du soleil ou de la pluie selon les saisons, une seule de ces villes étant assez lointaine pour qu’il doive y dormir une nuit, dans un hôtel près de la gare, et c’est à peu près tout. Et puis, un soir de mai...

Il retourne chez lui dans l’odeur de pluie et la nuit qui descend, et de loin il aperçoit une grosse automobile stationnée au pied de son immeuble, il reconnaît une Cadillac, et il distingue les silhouettes de deux hommes debout, tournés vers lui, qui l’attendent, et tout de suite il a peur. Ses jambes se mettent à trembler, il se dit qu’il va mourir et que peut-être il devra souffrir avant de mourir, il a lu cela dans les livres qu’il lit, qu’il achète et qu’il revend, si bien qu’il songe à s’enfuir, à s’en retourner vers le bistrot, à courir aussi vite qu’il peut et appeler au secours, mais il sait que ce serait inutile, la place où se trouve le bistrot est maintenant déserte et d’ailleurs il n’aurait pas le temps de l’atteindre, à peine ferait-il mine de rebrousser chemin que les deux hommes monteraient dans la voiture et que celle-ci démarrerait en trombe, cinglerait vers lui, les phares allumés dans la nuit violette, alors il se dit qu’au contraire il doit garder son calme. 

Il continue d’avancer au même rythme, en essayant de ne pas trop regarder les hommes dont les silhouettes grossissent dans le paysage nocturne et désolé de ce faubourg, tout deux en chemises blanches, le col ouvert et les manches retroussées, une veste jetée pour l’un sur l’avant bras, pour l’autre sur l’épaule. Ils fument des cigarettes et ils sourient, et le vieux bouquiniste essaie de sourire lui aussi, au fur et à mesure qu’il s’approche. Il les voit mieux maintenant, il entend les propos qu’ils échangent en un anglais d’Amérique qu’il ne comprend pas. Il reconnaît même la marque des cigarettes qu'ils fument. Des Lucky Strike. L’un, tourné vers lui, parle en premier. Avec un fort accent, il dit: “Vous êtes monsieur Venturi? Bruno Venturi, le bouquiniste?” Et comme celui-ci acquiesce d’un hochement de tête, le même visiteur ajoute: “Nous venons de loin, nous avons pris l’avion (là, il écarte les bras pour imiter les ailes). Nous ne pensions pas arriver si tard mais nous sommes à la recherche d’un livre. Si vous voulez bien, nous monterons avec vous.” Et le bouquiniste sourit encore, du sourire triste et enfantin d'un vieil homme qui a peur. Et il montre son trousseau de clés, il le lève bien haut comme une clochette qu’il fait sonner. Et ils montent l´un derrière l´autre dans l´escalier qui tourne. Lentement. Pesamment. Et il ouvre la porte.

Ils sont maintenant chez le bouquiniste, debout tous les trois au milieu des étagères qui montent jusqu’au plafond. Le second visiteur annonce que le petit livre qu'ils recherchent est paru en italien, en 1964. Il s'intitule L'infermiera del convento et est signé Octave Morin.
— Avez-vous ce livre ? Ne perdons pas de temps. Nous pensons que oui, et il nous le faut.
Le bouquiniste hésite, il feint d’ignorer la menace contenue dans le propos, il se pince une lèvre entre le pouce et l’index, puis il dit: 
— Vous savez, beaucoup de ces modestes publications sont répertoriées sur des catalogues numériques que je peux consulter, mais d'autres ne le sont pas. L'auteur m'est inconnu, probablement un pseudonyme. Je l'ai peut-être lu, il est peut-être ici, perdu parmi les autres. Ce titre me dit quelque chose. Comme un rêve que j'aurais fait. Avez-vous une idée de ce qui s'y raconte?
Alors, le premier visiteur (il est plus grand, plus fort, avec un visage plus débonnaire) tire à lui une chaise et s'assied, les genoux écartés. Il raconte précautionneusement, en choisissant ses mots, tandis que les deux autres restent debout devant lui et écoutent. 
 — D’après ce que j'ai compris, nous sommes à Rome, en 1943, dans la confusion et la violence qui précèdent la capitulation de Pietro Badoglio et l’arrivée de nos troupes. Un officier allemand, mortellement blessé, est recueilli dans un couvent. Une infirmière le soigne. Elle prétend être suisse, protestante, membre volontaire de la Croix-Rouge suédoise, mais devons-nous la croire? Dans son délire, l’officier raconte qu’il a confié à un prêtre un carnet où se trouvent indiqués des noms, des dates, des sommes d’argent, des circonstances précises, pour qu’il le cache dans le tabernacle d’une chapelle. Mais que, depuis, il a appris que ce prêtre était mort, probablement exécuté par un réseau de partisans communistes. L’officier veut donc récupérer le carnet qui lui servira de sauf-conduit pour s'enfuir d'ici et retourner à Hambourg où sa famille l’attend. Mais Hambourg est alors sous les bombes et que reste-t-il de sa famille? L’infirmière ne doute pas qu’avec ou sans ce carnet dans la poche de sa vareuse, l’officier mourra bientôt de ses blessures qu'elle soigne avec du linge mouillé. Elle est jeune et belle. Libre. Intrigante. Ambitieuse. La nuit elle se penche vers lui pour éponger son front. Éhontément, elle use de ses charmes pour convaincre l’officier de lui livrer le nom de la chapelle dans laquelle le carnet est caché, en promettant de le lui rapporter aussitôt et de s’enfuir avec lui. Et, dans son délire, l’officier confond l’infirmière avec une cousine (ou sa sœur?) dont il était amoureux. Il l’appelle par son nom: “Magdalena!” Dans le même délire, il livre son secret et aussitôt il meurt. Puis, Rome est libérée, et il faudra un an et demi encore pour que la guerre se termine. Enfin, un épilogue montre la même créature en 1955. Elle conduit une voiture décapotable dans les rues de la Ville éternelle. Il fait soleil. Elle porte des lunettes noires et un long foulard rouge comme sa voiture. Elle se rend au Vatican. La voici maintenant qui marche à grands pas, des pas aussi grands que permet l’étroitesse de sa jupe, en martelant le sol de ses hauts talons, dans des couloirs où les portes s'ouvrent à deux battants devant elle. Jusqu'à celle d'un bureau où un prélat, qui paraît de haut rang, se lève de sa chaise et vient à sa rencontre pour lui baiser la main. Il dit: “Contessa, à quoi devons-nous le plaisir de vous voir?” Et l’histoire se termine là.

La nuit se passera ainsi... Les visiteurs sont assis sur des chaises inconfortables et ils lisent ce qui leur tombe sous la main. Quelquefois, ce sont des bandes dessinées qui les font rire comme des enfants, d'autres fois ils sont graves, d'autres fois encore ils somnolent et la cigarette qu'ils fument roule sur le sol. Pendant ce temps, le bouquiniste poursuit ses recherches. Il disparaît de longs moments dans d'autres pièces. On le voit grimper en haut d’une échelle, on le voit ramper à plat ventre pour fouiller dans les rayons les plus bas, où la poussière le fait éternuer, puis, en s’époussetant, il revient consulter son ordinateur hors d'âge. À un moment, très tard, il ose enfin une question: 
— Savez-vous pour quelle raison ce livre est important? 
C'est toujours le même visiteur qui répond, celui qui a raconté l’histoire de l’infirmière. L’autre pendant ce temps regarde, écoute et semble attendre le moment d'entrer en action avec des tenailles, une scie à métaux, une perceuse électrique, pour le faire parler.
— Nous l’ignorons. Nos experts de l’Agence, eux, le savent. Notre rôle consiste à le ramener à tout prix. C’est notre job, voyez-vous? Ne m’en demandez pas davantage.
Le bouquiniste feint toujours d’ignorer la menace. Il poursuit son idée et dit:
— Nous devons imaginer que le carnet existe bel et bien, et que le livre que vous cherchez mentionne le nom de la chapelle où il a été déposé… (Ici, un silence. Le bouquiniste réfléchit, il hésite. Son interlocuteur ne l’aide pas.) Une chapelle où peut-être, après tant d’années, il se trouve encore... 
Le visiteur acquiesce, et c’est lui à présent qui enchaîne. Il dit: 
— Et le personnage de cette infirmière libertine, faut-il croire qu’il ait existé? Si ce n’est pas le cas, s’il n’existe aucune infirmière libertine qui soit devenue contessa en vendant le carnet à certaines autorités vaticanes qui se seraient compromises dans des actes de collaboration, alors, oui, le carnet peut se trouver toujours à sa place dans le tabernacle, et du coup notre mission prendrait un sens, puisqu’il s’agirait, grâce à vous, de le récupérer.
Venturi ne répond pas. Il s'éloigne. Il fait trois pas dans le couloir puis il revient. La tête baissée, il marmonne:
— Rome compte des dizaines, voire des centaines d'églises et de chapelles désaffectées. On n'y dit plus la messe, elles sont fermées. Et si le calepin a été déposé dans le tabernacle de l'une d'entre elles, alors, oui, il peut y être encore.

À un moment de la nuit, ils ouvrent des boîtes de conserve et une bouteille de vin. Ils mangent des maquereaux et des sardines sur des tranches de pain. Le bouquiniste ajoute à ce régal un bocal de cornichons. Plus tard encore, il fera cuire des œufs et du jambon dans une poêle. L'infirmière du couvent semble oubliée. Se peut-il qu’elle soit réellement oubliée? Qu’au matin, les deux Américains repartent sans elle? Le bouquiniste ne le croit pas, et comme il ne veut pas mourir, alors il continue de raisonner. Tant qu’il raisonnera et qu’il fera raisonner ses bourreaux, il restera en vie. Il dit:
— Ou peut-être devons-nous prendre les choses à l’envers, peut-être pouvons-nous imaginer que votre Agence possède déjà le livre, que vos experts l’ont déjà lu, qu’ils en savent la valeur, qu’ils n’ont plus rien à apprendre de lui, pas la moindre information, mais qu’ils veulent à tout prix éviter que la partie adverse, à son tour, s’en empare, ce qui signifierait qu'il faut à tout prix localiser et détruire les autres exemplaires qui sont susceptibles de dormir sur les étagères de vieux bouquinistes comme moi. Et qui dit que, d’après leurs calculs, le mien ne soit pas le dernier?
Le visiteur le regarde, plisse les yeux et sourit: “On m'avait dit que les bouquinistes français étaient tous des ivrognes…”
Venturi lui répond: “On ne vous a pas menti. Surtout les italo-français qui vivent, comme moi, près de la frontière belge… Mais le vin rouge n’empêche pas de raisonner.”
Le visiteur acquiesce: “Votre hypothèse me paraît la plus probable. Il faut que nos analystes aient eu le livre entre les mains pour évaluer l'importance des informations qu'il contient, et nous envoyer ici, auprès de vous…”
Venturi l’interrompt: “De quand date la dernière visite d'un pape aux États-Unis?”
Le visage de son interlocuteur s’illumine. Il dit: “Je revois des images à la télévision. Elles sont déjà anciennes. Vous voulez dire qu’une prochaine visite serait prévue? Qu’elle serait en préparation? Et que nous aurions pour mission, en quelque sorte, de déblayer le terrain?”
Cette fois, son comparse se réveille. Il dit: “Je crois qu’il ne fait de mystère pour personne que la plus haute administration vaticane est infiltrée par la Mafia. Peut-être, sans le savoir, sommes-nous engagés, mon camarade et moi, à défendre le Saint Siège et, à travers lui, la Présence réelle…”  

À l'aube le bouquiniste extrait le fascicule d'une pile, il l'époussette et le remet au visiteur. L'Américain y jette un coup d'œil. L'illustration de couverture montre l'officier allemand couché dans son lit. Il souffre, agonise, tandis que l'infirmière outrageusement sexy fait mine de panser une blessure béante au haut de sa cuisse. L'Américain dit: “Vous n'imaginez pas comme vous me simplifiez le travail.”
Le bouquiniste répond: “Je crois deviner.”
Et le visiteur ajoute: “Bon, eh bien, avant que nous partions, ce livre a un prix.”  
Sa veste est restée suspendue au dossier d'une chaise. Il en retire, d'une poche intérieure, une grosse enveloppe qu'il remet au bouquiniste. Celui-ci la garde dans ses mains sans oser l'ouvrir. Le visiteur explique: “Vous trouverez là un billet d'avion pour Key-West. Un aller simple. Un studio y est réservé à votre nom, avec un petit balcon sur le port de pêche. Les apéritifs, à la tombée du jour, sont délicieux. Vous n'aurez pas à vous soucier du loyer. L'appartement nous appartient. En outre, l'Agence vous a ouvert un compte bancaire suffisant pour vous fournir en boîtes de conserve le reste de vos jours, et quelquefois en langoustes. Le vin rouge de là-bas vous décevra sans doute mais, avec un peu d’entraînement, vous saurez vous rabattre sur la bière et le bourbon... Ne tardez pas ! Si nous vous avons trouvé, les autres ne manqueront pas de vous trouver aussi. Ils nous suivront de près. Et ils ne vous feront pas de cadeau. Ce ne sera pas comme avec nous.”

Le bouquiniste baisse la tête, il est ému et remercie. Déjà les visiteurs sont partis. Le vieil homme se tient à la fenêtre. Il fume une cigarette. L’air des nuits de printemps est délicieux pour tout le monde. Même au milieu des pires difficultés. Surtout au milieu des pires difficultés. Il les voit, en bas de l’immeuble, qui montent dans la voiture, celle-ci démarre, mais à peine a-t-elle parcouru une centaine de mètres, qu’elle s'arrête et fait demi-tour. Alors, le bouquiniste descend à leur rencontre. Il ne saurait dire quel espoir ou quelle crainte le pousse à descendre si vite les cinq étages sans ascenseur de l’immeuble désert, mais il descend. Le visiteur est sorti de la voiture. Il attend le bouquiniste devant la portière grande ouverte. Il dit: “Avouez, Venturi, vous ne comptez pas partir?” Et Venturi répond: “Je ne parle pas anglais. Tous mes livres sont ici.” Le visiteur hoche la tête. Il ne s’attendait pas à une autre réponse. Il dit: “Alors, prenez ceci.” Il ouvre la main et lui montre une petite boîte en fer. À l'intérieur, une capsule de cyanure. Il dit encore: “S’ils viennent, ne tardez pas, ce serait inutile.” Le bouquiniste prend la boîte, remercie et remonte chez lui. Trois mois plus tard, on le trouve assis, le front posé sur son bureau. Il est mort. Derrière lui, les livres ont été pris dans un maelström. Mais Venturi semble ignorer ce désordre, et l'autopsie montrera qu'il n'a eu à souffrir d'aucune violence hors celle, rapide, du poison qu’il s’est lui-même administré.

(Janvier 2020)

mercredi 22 novembre 2023

Villa Bellevue

Je voulais revenir à Nice. J’imaginais d’abord quelque chose près de la mer. Je me voyais me promener le long des plages, chaque matin, au soleil ou sous une pluie transparente et fraîche, comme on en connaît ici. Partant du Negresco, j’aurais marché jusqu’au port et, en revenant, je me serais arrêté pour déjeuner près du Cours Saleya. La pluie aurait alors cessé. Le soleil serait reparu essuyé, luisant comme un sou neuf. Je pensais que je n’étais pas trop pauvre. Que l’exercice matinal suivi d’un pichet de vin rouge et d’une soupe au pistou chez Acchiardo pourraient me consoler de la solitude et de l’ennui inhérents à la vieillesse.
J’avais demandé à une agence de faire des recherches. Elle m’envoyait des dossiers numériques avec des photos. Mais les semaines passaient et je ne trouvais rien qui me convienne. Trop petit, trop kitch, trop cher. Jusqu’au jour où, au téléphone, une jeune femme m’a parlé d’un deux-pièces rue des Boers. C’était la première fois que j’avais affaire à elle. Elle était amusante, un peu moqueuse et semblait certaine que ce deux-pièces était fait pour moi. Bien sûr, convenait-elle, il se trouvait dans un tout autre quartier que celui que j’avais indiqué dans mes vœux, mais avec le tramway je serais rendu en quelques minutes sur la place Masséna. Et je disposerais en outre d’une terrasse exposée au sud et d’une place de parking souterrain.
— Quand vous voudrez sortir votre voiture du garage, me dit-elle, vous pourrez aller faire des promenades dans la montagne, ou même en Italie. Et, en plus, si je vous convaincs, je toucherai une commission.
Je ne me souvenais plus très bien où se trouvait la rue des Boers. Y étais-je jamais passé? Je savais qu’elle était voisine de l’ancienne faculté des sciences. Je l’ai cherchée sur le plan de la ville, j’ai pu en suivre le tracé. J’ai vu qu’elle débouchait, au nord, sur le boulevard Gorbella, près des tennis. Et alors je me suis souvenu d’Hélène. Celle-ci devait avoir seize ou dix-sept ans quand nous nous sommes connus, et moi trois de plus. Elle habitait une jolie villa de l’avenue Bellevue où j’allais la chercher, ma raquette sous le bras. Elle me demandait de l’attendre à l’entrée. Elle descendait en pull et courte jupe blanche, avec un gros sac qu’elle me donnait aussitôt à porter, et nous nous en allions côte à côte, en bavardant comme de vieux camarades ou comme des cousins grandis ensemble.
Ensuite j’ai été occupé. J’avais certains ajouts et réglages à terminer pour le Parc Clichy-Batignolles, et une fois le deux-pièces acheté, j’y ai fait effectuer des travaux de peinture et de décoration. Enfin, mon appartement parisien était vaste, je l’occupais depuis plus de quinze ans, il me servait de studio et, outre mon matériel d’enregistrement et de mixage, j’y avais accumulé des livres et toutes sortes d’objets, parmi lesquels j’ai dû faire du tri pour savoir lesquels je déménagerais à Nice et desquels il faudrait que je me débarrasse. Enfin il est arrivé, un après-midi de printemps, que je remonte du boulevard Gambetta avec un cactus que je venais d’acheter chez Bonsaï Center pour ma terrasse, et comme je gravissais l’avenue Bellevue, dans la courbe qu’elle dessine et qui semble l’enlever à la ville, je me suis arrêté devant la maison.
Je me suis souvenu de l’histoire, et j’ai pensé qu’il ne serait pas sans intérêt que je la raconte.
Je ne suis pas certain d’en venir à bout, mais je peux essayer. Hélène Agassi m’a pris pour témoin. Elle m’a choisi. Ce rôle implique-t-il que je raconte aujourd’hui ce que je sais, qu’après tout ce temps j’essaie de mieux comprendre et de faire comprendre le drame qui a eu lieu tout près de moi, qui a touché la femme que j’ai le plus aimée, et qui impliquait au moins une personnalité importante, favorablement connue par le public niçois?
Je ne suis pas certain qu’il soit nécessaire ni seulement utile de remuer ces vieux chiffons, mais le sort, maintenant que je suis vieux, ne m’attribue pas d’autre rôle, et je ne dors guère, la nuit. Hélène Agassi me manque. Autant meubler mes insomnies. En tirer quelque chose.

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Mademoiselle Camille

Nous n’étions pas les personnages les plus remarquables de notre petit groupe. Ni les plus beaux, ni les plus riches. La place que nous occupions pourtant, parmi les autres, n’était pas négligeable. Camille était la meilleure amie de Joséphine, que tous les garçons convoitaient, et elle était ravissante. Des yeux clairs, un sourire d’une fraîcheur et d’une franchise que l’autre n’avait pas. Quant à moi, j’avais la réputation de connaître plusieurs styles de musique et de pouvoir en parler.
Souvent nous avions l’occasion de nous trouver seuls ensemble. Nous revenions du concert, les autres s’éloignaient devant nous, ils se profilaient sous les lampadaires, et nous rechignions à l’idée d’en finir. De rentrer chez nous. Je proposais à Camille d’aller nous asseoir sur un banc de la Promenade des Anglais. Celle-ci acquiesçait d’un hochement de tête. Et, arrivés là, blottis dans nos manteaux, nous regardions la mer.
Nous parlions peu et, quand nous le faisions, c’était des autres plutôt que de nous.
Les parents de Joséphine possèdent un hôtel sur le boulevard Victor Hugo. L’immeuble était ancien, gonflé et blanc comme une meringue. Les thés dansants organisés au salon étaient célèbres. On y venait de Monaco, Antibes et Cannes. Il arrivait que Joséphine nous y donne rendez-vous. Mais nous n’y demeurions jamais bien longtemps. Nous restions debout à l’entrée, devant la porte à tambour, ou près du bar, à regarder les couples qui dansaient sur des musiques mélancoliques, accompagnées au violon, qui nous faisaient sourire. Puis Josephine descendait de son appartement suivie de deux ou trois autres filles. Leurs jupes étaient trop courtes, leurs sacs trop petits et, ses amies voletant autour d’elle, elle donnait le signal du départ.
Nous allions danser ailleurs, dans des appartements que nous ne connaissions pas mais dont, au dernier moment, Josephine nous soufflait l’adresse et l’étage. Il suffirait de sonner. D’ailleurs nous entendrions la musique et les rires. Ou nous allions au cinéma. L’hiver il y avait le ski. Nous savions que cette période ne durerait pas. Joséphine et plusieurs autres étaient déjà inscrits dans des universités étrangères. Pour ma part, je n’imaginais pas de quitter Nice. Plutôt je me ferais portier de l’hôtel. Le père de Joséphine n'avait pas une grande estime de moi. Quand je lui avais fait part de cette idée, il avait souri en m'assurant qu’il me réservait la place de groom. Pourvu que je ne m'approche pas de sa fille. Et Camille? Elle ne semblait pas décidée. Probablement Paris, mais serait-ce bien pour y poursuivre des études? Ses réponses restaient floues. Visiblement, elle avait son idée, mais dont elle ne tenait pas à nous faire part. Même à moi
Je savais qu’elle vivait seule avec sa mère, dans un petit appartement de la rue Clément-Roassal. Un matin où je devais récupérer un livre que je lui avais prêté, je l’y avais rejointe. Sa mère était partie travailler, Camille était à peine réveillée, pieds nus, elle portait un pyjama, et ses cheveux blonds et bouclés étaient courts comme ceux d’un garçon.
Assis sur son lit, j’écoutais le bruit de l’eau qui coulait dans la baignoire, derrière la porte à peine tirée. Quand elle en est ressortie, le temps qu’elle finisse de s’habiller, nos regards se sont évités et nous n’avons pas échangé trois paroles. Puis nous avons quitté l’appartement sans que je l’aie embrassée. Mais, de ce jour, nous avons dansé plus souvent ensemble.
Je me souviens de ses yeux quand elle regardait la mer près de moi. Puis de cette fois où, sans se tourner, elle a dit :
— J’ai froid.
J’ai levé le bras et sa tête est venue s’appuyer contre mon épaule.

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