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lundi 29 avril 2024

De la Petite Madeleine

En psychanalyse, il y a le moment où tu racontes un rêve puis l’autre moment où, sur l’invitation du psychanalyste, tu te livres à des associations. Chaque élément du rêve donne lieu à une chaîne d’associations. Le récit du rêve peut tenir en quelques mots, les associations auxquelles il donne lieu sont potentiellement infinies. Et ces associations, tu ne les inventes pas, tu les découvres dans la mesure où elles étaient contenues dans le rêve. Si le rêve t'a frappé, t’a ému sans que tu saches d’abord pourquoi, c’est parce qu’il contenait cela aussi, et sans doute bien d’autres choses encore. Et c’est de la même manière que j'écris la plupart de mes textes auxquels j’ajoute le libellé d’Apparitions, en particulier celui intitulé Affaire de style, écrit la nuit dernière.  

J’en parlais hier avec Michel au téléphone, en déambulant entre les étaux du marché de la Libération, devant la gare du Sud, et Michel m’a fait remarquer que Proust ne dit pas autre chose dans le fameux passage de la Petite Madeleine trempée dans une tasse de thé où il indique: "Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.”

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lundi 8 avril 2024

Stardust Memories

C’est aujourd'hui mon 73e anniversaire. Je le fêterai en me rendant sur la tombe de ma femme, au cimetière de Caucade, où je souhaite la rejoindre quand mon tour sera venu. Que puis-je espérer? De vivre le plus longtemps possible, ou de connaître une mort prompte et bienveillante, qui me trouve debout, au soleil?

J’ai écouté hier, sur France-Culture, une émission consacrée à l’artiste Judith Scott, que je ne connaissais pas, à la suite de quoi j'ai fait des recherches la concernant, au hasard desquelles j’ai rencontré le terme de “cocons” pour qualifier ses œuvres, et je me dis que Nice-Nord est, lui aussi, un cocon.

On a souligné à juste titre que F. Kafka n’avait pas lui-même détruit les écrits dont il a prétendu que son ami Max Brod devrait les détruire après sa mort. Au contraire, il semble les avoir conservés avec beaucoup de soin. Ainsi, que ses écrits ne fussent pas essentiellement destinés aux autres n'empêchait pas qu’ils remplissent une fonction personnelle. Celle de lui fournir un habitat, un abri. Un terrier. Je crois comprendre qu’il regardait chacun (au moins ceux dont il composait son journal) comme un témoignage, comme un vestige, c’est-à-dire plutôt comme un objet dont il n’avait pas à se demander s’il fût parfait dans sa forme, s’il n’eût pas été mieux, composé autrement, mais dont l’important était qu'il fût là, qu’il marquât sa place parmi les autres. Un objet ramassé, collecté en quelque sorte, même si c’était lui qui l’avait produit et pas un autre.

À partir d’avril 1987, Judith Scott est enfin placée sous la tutelle de Joyce, sa sœur jumelle, qui lui permet de fréquenter le Creative Growth Art Centre d’Oakland, oú elle commence bientôt après à produire ses œuvres. Et je vois indiquer qu'alors, elle ne manque pas de chaparder des objets parmi ceux qui l’entourent pour les y ajouter, pour les y enfouir muettement. Et il est facile de voir dans ce geste un trait caractéristique de l’art contemporain, dans quoi j’inclus le Journal de Kafka aussi bien que les premiers collages des cubistes parisiens.

Un trait majeur de l’art contemporain consiste à donner place dans l'œuvre à des objets collectés, c’est-à-dire (dans la terminologie du Tripode lacanien) à du Réel.

Quand mes enfants partagent avec moi la photo d’une pizza qu’ils mangent à Montmartre ou en Ligurie, je leur réponds de m’en envoyer une part en Pièce Jointe. La photo se situe à un niveau de réalité intermédiaire entre l’objet lui-même et son évocation langagière. J’ajoute à Nice-Nord des photos, parce que le dispositif numérique le permet. Si je pouvais y ajouter des parts de pizza, je le ferais aussi.

Dans le tramway, je vois des personnes qui me paraissent fort âgées, des dames surtout qui se lèvent de leur siège pour me laisser leur place. Je ne refuse pas toujours.

Nice-Nord est fait d’un enchevêtrement de fils. Quels secrets cache-t-il à l’intérieur?

Caucade: J’aime ce quartier qui semble s’effilocher en direction de l’aéroport, en retrait de la mer qui apparaît au bout des rues transversales.

Lorsque j'étais enfant, dans les premières années que nous habitions à Nice, ma mère a fait des travaux de couture à domicile. Elle avait sa machine Singer dans notre cuisine. Elle piquait des jupes plissées sur la commande d’une maison de confection dont l’atelier principal se trouvait rue Victor Juge. Je la dérangeais le moins possible pour qu’elle puisse terminer son travail et le livrer au jour et à l’heure dites. Je l’attendais à la porte de l’atelier où nous avions couru. Elle en ressortait avec son salaire à la main, dont elle était contente. Un jour, à notre retour par l'avenue Clémenceau, nous avons été pris sous une averse. Nous nous sommes abrités tous les deux sous un porche.

Tandis qu’elle piquait ses jupes, je restais assis sous le rabat de la machine qui formait une cabane, et je ramassais les bouts de fils qui tombaient à ses pieds.

Quand on fait une photo, on ne sait jamais si elle sera bonne. On la fait et on verra ensuite. 

Je suis contrarié par le peu de toilettes publiques qu'on rencontre à Nice. Ce manque limite mes promenades, alors que nous sommes aujourd'hui sous un soleil parfait.

Les élèves du lycée des Eucalyptus en sortent en T-shirt avec leurs sacs sur le dos, tandis que je porte encore mon bonnet, un pull et un K-Way.

Revu, la nuit dernière, Stardust Memories de Woody Allen. Le plan fixe, tellement émouvant, oú il ne fait que superposer deux réels empruntés: le visage de Charlotte Rampling et une chanson de Louis Armstrong





lundi 25 mars 2024

Rodolphe: L'Innocent

Celui qui dort dans les hangars s'appelle Marcus. Il est l'Antécédent de celui que nous appelons Rodolphe, ce qui veut dire que Rodolphe est un Répliquant de Marcus, qui lui-même est une Répliquant de Daniel.
Les Répliquants de nouvelle génération sont des êtres vivants conçus à partir de la segmentation et de la recomposition en laboratoire de plusieurs codes génétiques, animaux ou humains. La plupart ont une vie très brève. Ils ne sont pas viables. Ils n'ont pas le temps de sortir du laboratoire que déjà ils s'autodétruisent. Et faut-il les en plaindre? Car ils sont tous des monstres et, parmi ces monstres, il en est d'autres, hélas, qui se prêtent aux missions auxquelles on les destine. Les plus risquées, les plus violentes, les plus contraires à la morale.
On les appelle aussi des Doubles, mais ce terme prête à confusion, car un Répliquant n'est pas le Double d'un seul Antécédent, c'est un être composite. Les caractéristiques dont il hérite de plusieurs Antécédents s'additionnent, se combinent et se recouvrent l'une l'autre. Et puis s'effacent.
D'après ce que j'ai pu comprendre (mais les informations qu'on veut bien nous fournir sont tellement fragmentaires), un Répliquant ne garde aucun souvenir de ses Antécédents, ni des expériences qu'il a pu vivre dans la peau de ces derniers: des prétendus exploits que l'autre a accomplis, des souffrances qu'il a endurées, ni des atrocités qu'il a pu commettre. Je veux dire: aucun souvenir conscient. Mais cela n'interdit pas de penser qu'il en reste marqué, et que des réminiscence peuvent se faire jour à l'improviste, notamment dans ses rêves. Alors, le plus souvent, il les chasse. Il est fait pour les chasser. Mais quelques-unes peut-être ressurgissent malgré lui. Elles se recomposent au fil des nuits, comme des puzzles, elles les impressionnent plus profondément et s'offrent à lui comme des énigmes. Qui sait? Qui peut le dire?
Marcus se souvient-il de Daniel? C'est la question que je me pose quand je suis près de lui. Et il y en a une autre: se souvient-il aussi des actes que Rodolphe, son propre Répliquant, nuit après nuit, commet à sa place, en s'extrayant de sa forme, en s'élevant vers le ciel, en fusant au milieu des étoiles, en traversant les galaxies? En a-t-il une idée? La réponse, de nouveau, serait à chercher du côté de ses rêves, et je ne suis pas chargé de m'occuper de ses rêves. Pourtant je ne peux pas m'empêcher de me poser la question, quand je le vois si fort et fragile, si seul au monde, si perdu, si dépourvu de tout.
Marcus est une figure de l'innocence. Le soir, des gamins du quartier se rassemblent devant les hangars. Ils font jouer leurs musiques, ils se livrent à des danses acrobatiques, ils chahutent, ils se bousculent, ils fument des pétards. Ils ont appris à jeter des pièces de monnaie au pied des murs. Et Marcus est parmi eux comme un des leurs. Il rit avec eux. Il prend garde à ce que les jeunes filles soient bien traitées. Il aide les plus faibles à trouver leur place. Comme une vigie attentive. Comme un grand frère.

mardi 5 décembre 2023

Prodiges indiens

Nous sommes en Inde. Le rêve évoque une grande ville, située au bord de la mer, au sud du continent, et il évoque une île située à quelques centaines de kilomètres de là, plus à l’est. Dans les échanges que nous avons eus à propos du projet, nous avons pris l’habitude de leur donner des noms. D’abord, elles en changeaient sans cesse. Puis, avec le temps, la ville a fini par s’appeler Murmur, et l’île, par s’appeler Silent. Peut-être changeront-elles encore de noms. Peut-être parviendrons-nous à les situer sur la carte, dans la réalité géographique des choses, mais cela n’est pas certain. Nous parlerons donc de Murmur et Silent.
Nous sommes à Murmur, un matin. Un homme est couché dans une chambre d’hôtel. Il fait grand jour et la rue est déjà bruyante. La chambre est vaste, meublée de bois sombre, avec un grand ventilateur qui tourne au plafond. Une fenêtre est restée ouverte. L’homme était trop ivre pour la fermer quand il est rentré se coucher, après avoir bu un dernier verre de whisky sur le balcon, en fumant une dernière cigarette. Si bien que le bruit et la chaleur envahissent la chambre. Puis le téléphone sonne, pas un portable, celui de la chambre, un gros combiné noir posé sur la table de chevet. L’homme se réveille, allonge un bras et il décroche. Il identifie la personne qui lui parle et aussitôt il s’assied. On voit alors qu’il n’est pas jeune, une soixantaine bien sonnée, de type anglo-saxon. Il cligne des yeux à cause de la lumière. Sa bouche est pâteuse. Il dit: 
— Bonjour Maïa. Comment m’as-tu trouvé? 
— Bonjour Andrew. Je n’ai pas le numéro de ton portable, je veux dire le nouveau, depuis que tu en as changé. Mais tu es devenu célèbre. Les dates de ton séminaire sont publiées dans les journaux. D’ailleurs elles ne changent guère, une année après l’autre. Avec cela, j’ai des raisons de savoir quel est ton hôtel favori. Mais peut-être n’es-tu pas seul? 
— Je suis seul, Maïa. Et toi, où es-tu? À Silent?
— Oui, toujours sur l’île. Et toujours avec Tom. Et Tom est malade.
— Plus que d’habitude?
— Oui, plus que d’habitude. Une complication respiratoire. Il a un besoin urgent d’un médicament, et ce médicament est terriblement cher.
— Et tu veux que je paye. Quel est ton prix, dis-moi? Je veux dire quel est le prix de ce médicament?
— Deux mille dollars. Mais je ne veux rien. Andrew, ne le prends pas sur ce ton, s’il te plaît. Nous n’avons pas le temps de nous disputer. Il se trouve seulement que je n’ai pas deux mille dollars.
— Je comprends. Excuse-moi. Je paierai.
— Il ne suffira pas, cette fois, que tu paies. J’ai commandé la préparation à un médecin qui se trouve à Murmur. Il m’a dit qu’elle serait prête, sans faute, à deux heures cet après-midi. À trois heures et quart un avion s’envole de l’aéroport de Murmur pour atterrir sur l’île une heure quinze ou une heure trente plus tard. Cela dépendra des vents. Je voudrais que tu ailles chercher cette potion chez le médecin, puis que tu montes dans un taxi et que tu l'apportes à l’avion. Le pilote est prévenu. Il t’attendra sur la piste.
— Tu le connais?
— Oui, je le connais. C’est un ami. C’est mon ami.
— Ok. Je comprends.
— Non, tu ne comprends pas, Andrew. Je ne veux pas te raconter d’histoires. Je ne sais même pas si ce médicament est réellement indispensable. Je ne te dis pas que Tom mourra s’il ne reçoit pas une première injection de ce produit avant ce soir. Et je ne dis pas non plus que tout ira bien s’il la reçoit. Je n’en sais rien. Je dis juste qu’il est malade et que j’ai peur. Stephen n’est pas son père, tu comprends. Je ne vais pas lui demander de payer deux mille dollars pour un médicament dont on me dit qu'il est nécessaire pour soigner ton fils. Et le mien. Pour une fois, sois gentil, fais en sorte que je n’aie pas besoin de te supplier, ni même de t’expliquer. Note l’adresse. Fais-le, s'il te plaît.
Andrew attrape du papier et un crayon. Il note le nom du médecin et l’adresse de son cabinet. Il dit:
— Excuse-moi encore, je me réveillais. Tu as bien fait de m'appeler. Tu as dit trois heures et quart à l’aéroport? C’est entendu. J’y serai.
Une heure plus tard, Andrew s’est habillé, il est passé sous la douche et il a pris un petit déjeuner complet devant la fenêtre toujours ouverte, dans la même chambre inondée de soleil. 
Il rappelle Maïa. Celle-ci lui explique que le docteur Narendra Singh a son cabinet dans le quartier le plus ancien et le plus peuplé de la ville. Celui où les rues sont les plus étroites et les plus enchevêtrées. Un quartier dans lequel les taxis ne s’aventurent pas. Et elle ajoute:
— Tu te fais conduire jusqu’à l’entrée du jardin botanique. Ensuite, il faudra que tu continues à pied.
Elle lui indique l’itinéraire compliqué qu’il devra suivre. Andrew le note dans un carnet en même temps qu’il proteste:
— Mais enfin, avec Google Maps, cela devrait suffire. Je suis allé partout avec Google Maps, même à Tokyo, et je ne me suis jamais perdu.
— Oui, mais là-bas Google Maps ne s’y reconnaît plus. Les ruelles sont trop serrées. Si tu te fies à Google Maps, tu risques de te perdre. Si tu ne t’y fies pas aussi, d’ailleurs… Et je ne veux pas que tu te perdes, Andrew. Je veux que tu arrives au but. Un jour, avec moi, tu es arrivé au but, tu te souviens? C’était il y a six ans. J’étais encore très jeune. J’avais trente ans à peine.
— Tu étais d’une beauté remarquable, et tu ne me lâchais pas des yeux. Je vous parlais de François Truffaut et d’Alfred Hitchcock. Mon cours était tiré au cordeau. Je l’avais inauguré à l’université d’Austin (Texas) six mois auparavant, devant une cinquantaine d’étudiants ultra-connectés, cachés derrière les écrans de leurs ordinateurs portables et qui n’arrêtaient pas de prendre des notes. Je craignais à chaque instant que l’un d’entre eux ne lève la main pour corriger une erreur que j’aurais commise, concernant un titre, une date. Mais non, j’étais arrivé au bout du cours sans la moindre objection. Et voilà qu’à Murmur, vous n’étiez plus que douze, assis sur des coussins. Tu portais des bracelets aux chevilles et des bagues aux orteils.
— Bon, j’avoue que je m’étais assez bien débrouillée. Aujourd’hui, je suis tellement surprise et heureuse de parler de cela avec toi, comme on fait là, maintenant. Tu veux me dire pourquoi c’est la première fois que nous en parlons ainsi? Je voulais un enfant. J’avais décidé qu’il serait de toi. Pas parce que tu étais le plus célèbre, ni d’ailleurs le plus intelligent, mais parce que tu croyais en ce que tu disais. Tu parlais de Truffaut et Hitchcock comme s’ils avaient été de tes amis et tu voulais nous les faire aimer aussi. En plus, tu ne montrais pas le moindre mépris pour le cinéma indien le plus populaire. Tu en parlais avec sérieux. Nous avons fait l’amour trois nuits et trois jours d’affilée, pas quatre ni deux, dans ce luxueux hôtel où je t’imagine encore. Tu as été doux et délicat. Respectueux. Et aujourd’hui, tu payes. Est-ce si grave, dis-moi, que tu payes ce que tu payes pour ce que nous avons fait ensemble, au point que tu ne puisses pas en reparler avec moi et que tu ne puisses jamais voir cet enfant?
— Ma femme était malade, Maïa.
— C’est ce que j’ai cru comprendre. Tu ne m’en as rien dit alors, tu n’avais pas assez confiance en moi pour m’en parler, mais d’autres personnes me l’ont fait savoir. Et maintenant, c’est fini. Laisse-la partir, Andrew, laisse faire le temps. Tout est bien. Ta femme a été malade, maintenant elle ne l’est plus. Elle repose. J’ai un nouveau compagnon. Nous pouvons être amis.
— Ma femme était malade, Maïa, et maintenant elle est morte. Et je suis terriblement seul. Mais je voudrais que nous en revenions au programme de cet après-midi.

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jeudi 30 novembre 2023

Torquedo

Lorsque Eugène arrive à Torquedo, c’est pour voir certains tableaux. Il sait lesquels, il sait où ils sont exposés, il connaît les heures d’ouvertures des musées et les lieux voisins où ils se trouvent dans le cœur de la ville. Mais, dès le premier soir, à l’hôtel, l’angoisse le prend au dépourvu. Soudain, c’est comme s’il se trouvait prisonnier d’une cage de verre qui se balançait dans le vide. Il dira: “Je craignais de sauter par la fenêtre, d’un instant à l’autre, sans avoir pour autant la moindre intention de le faire. J’avais peur.”
Il passe ainsi une nuit de tourments, une nuit de tempête où il s’accroche au bastingage, mais où le bois du bastingage lui glisse entre les mains. Il se réfugie au fond de son lit. Il dort un peu. Au matin, l’angoisse ne l’a pas quitté. Elle est comme un rat tapis au fond de sa chambre, qui le guette de ses petits yeux pointus, prêt à lui dévorer le foie.
Il doit lutter pour survivre. Le duel aveugle dure ainsi trois jours et trois nuits, puis Eugène parvient à obtenir un rendez-vous chez un psychiatre. Celui-ci paraît inquiet de ce qu’il entend. Il évoque la possibilité d’une cure de sommeil. En fin de compte, il prescrit une médication sévère et recommande à Eugène de ne pas reprendre aussitôt l’avion pour rentrer chez lui.
— Revenez me voir dans cinq jours, déclare-t-il, ce sera plus prudent, et nous déciderons ensemble.
Hélas, quand Eugène revient à son cabinet, cinq jours plus tard, il ne va pas mieux. Il explique au médecin qu’il supporte mal les médicaments que celui-ci lui a prescrits. Ils le font transpirer et trembler, il a la bouche sèche. Le médecin le dirige alors vers un confrère, un certain François Garden qui a été son professeur à la faculté de médecine, et qui exerce principalement au titre de psychanalyste. Il veut connaître son avis.
Eugène n’a qu’une vague idée de ce qu’est la psychanalyse, mais il obéit à la recommandation. Il ferait n’importe quoi pour aller mieux. Et, par chance, dès la première séance chez le docteur Garden, quelque chose se dénoue. Il se sent rassuré. Il dira: “Je n’étais pas guéri, mais je pouvais de nouveau respirer. Je pouvais imaginer de réserver une table au restaurant pour le repas du soir.”
Le docteur Garden, plutôt âgé, parle peu, ou pas du tout. Il garde les volets tirés et se cache derrière son bureau où, comme dans un commissariat de police, une lampe à abat-jour est toujours allumée, éclairant la rame de papier sur laquelle il ne prend pas de note, ou un seul mots parfois, qu’il se dépêche ensuite de raturer. Il exclut d'entrée de jeu les médicaments, mais demande à Eugène de revenir dès le lendemain, et désormais ce sera deux fois par semaine.
Eugène ne manquera aucun des rendez-vous, et chaque fois il ressortira de ces séances avec le sentiment de découvrir en lui-même une personne un peu différente du tyran qui le tourmentait depuis l’enfance et auquel il croyait s’être habitué; quelqu’un de pas beaucoup plus heureux, ni de beaucoup plus fort, mais comme une version simplifiée de lui-même. Un autre Eugène, capable de mieux accepter les hasards de la vie. D’accepter sa tristesse. De la goûter même, en quelque sorte. De se promener la nuit dans des quartiers inconnus. D’écouter de la musique debout à l’entrée d’un porche où un flûtiste a installé son pupitre.
Eugène est maintenant devenu un analysant du docteur Garden, ce qui a pour première conséquence de l’attacher à cette ville où il n’était jamais venu, dont il comprend mal la langue, encore qu’on n’y parle pas une seule langue mais plusieurs, où il n’a aucune attache, une ville qui n’était rien pour lui qu’une capitale touristique où sont conservées certaines œuvres parmi les plus importantes de la peinture du XVIe siècle européen, en particulier une Pietà de Veronese qu’il tenait à voir grandeur nature, dans un musée aux plafonds hauts, que les touristes à ce moment de l’année ont déserté et où les pas résonnent sur les planchers vernis; une ville qui devient ainsi, contre toute attente, son principal lieu d’habitation pour les mois et les années à venir.

> Chap. 2 / 18

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lundi 27 novembre 2023

Rêve de la cellule du PCF

Il fait nuit, la campagne a été inondée par les pluies. Sur une butte, une petite maison cubique aux fenêtres éclairées. Je gravis la butte, la pluie recommence à tomber, et je pénètre dans la maison. Une réunion du PCF s’y tient. Elle a commencé. Je m’installe dans un coin et j’écoute les propos qui s’échangent. C’est un petit homme qui les anime. Il se tient debout devant les autres qui sont assis, comme à l’école. Il ne parle pas de politique, je ne comprends pas de quoi il est question. Le petit homme ne s’adresse pas à moi, il m’ignore. mais sans que mon nom soit jamais prononcé, c’est de moi qu’il s’agit. Le petit homme plaisante, mais ses propos tendent tous à monter les autres contre moi. Je comprends que je vais me trouver bientôt exclu de cette cellule dont je suis le membre le plus ancien et le plus vieux, pas forcément le plus actif. Je me dis alors que j’en ai assez entendu, et je me lève pour partir. Personne ne semble s’en soucier. Mais lorsque je parviens à la porte, derrière eux, je me retourne et je vois que le petit homme glisse en riant un mot plus perfide encore que les autres, dirigé contre moi. Alors, je prends la parole, par-dessus les têtes de tout le groupe, et je lui dis: “N’as-tu pas honte de parler ainsi? Qu’as-tu à me reprocher? Si tu as un reproche à me faire, adresse-toi à moi, les yeux dans les yeux. Tu montes les autres contre moi, sans me nommer. Tu te comportes comme un imbécile. C’est toi qui n’as pas ta place ici. Tu irais mieux chez les trotskystes, qui sont les spécialistes du mensonge. Tu n’es pas un vrai communiste. Un vrai communiste est franc et sincère. Tu n’es ni franc ni sincère. Tu vois, j’allais partir pour ne plus revenir. Mais maintenant, c’est décidé, je reviendrai la semaine prochaine et toutes les autres semaines encore. Tu ne m’excluras pas de cette maison qui est la mienne. Maintenant, il est tard et je vais m’en aller, parce que je suis fatigué. Mais crois bien que vous me reverrez la semaine prochaine.” Et tandis que je m’adresse au petit homme qui reste bouche bée, je sens que la plupart des autres se sont retournés en ma faveur. J’entends qu’ils murmurent: “Il a raison!” Alors, j’ajoute: “Mais bon, les eaux sont encore montées. Je suis vieux et, dans toute cette obscurité, j’ai peur de tomber et de me noyer.” Et à ces mots, tout à coup, deux camarades se lèvent et disent: “Mais oui, attends-nous! Nous avons ici notre barque. Nous allons te raccompagner.”

Je conclus ce récit en déclarant à mon psychanalyste que ce rêve m’a paru très beau, qu’il m’a apporté beaucoup de bonheur. Celui-ci me sourit en retour et me demande de dire ce que j’ai à l’esprit, que je puisse associer à ce rêve. Alors je souris aussi, et sans réfléchir, je lui réponds que cela n’a sans doute aucun rapport mais que, lorsque j’étais très jeune, je lisais un petit livre de Louis Althusser intitulé Lénine et la philosophie. Et qu’au tout début de ce livre, l’auteur racontait que Lénine avait passé une partie de son exil à Capri, et que là-bas il s’était lié d’amitié avec les pêcheurs. Il ajoutait que les pêcheurs aimaient son rire, à quoi il reconnaissaient qu’il était bien “de leur race et de leur camp”. Et soudain, en disant ces derniers mots, ma voix se met à trembler et je pleure.

 (Mardi 6 juin 2023)

vendredi 24 novembre 2023

Pierre Lanteri

Pierre Lanteri apparaît accompagné par un capitaine de gendarmerie. Arrivé à l’hôtel de ville, il demande à voir monsieur le maire. On doit aller quérir celui-ci aussitôt, quitte à fermer la mairie, le temps qu’il faudra pour le trouver, et la secrétaire accourt à la scierie qui est à la sortie du village, sur la route du col, et d’où, bientôt après, l’édile redescend le cou nu, la chemise trempée de sueur, en courant presque, sous une petite pluie d’octobre qui sent le champignon et le cierge, à vous glacer les os.

Les deux hommes restent enfermés, seul à seul, un peu moins d’une heure, à la suite de quoi il est annoncé que Pierre Lanteri aura accès aux livres de comptes, aux registres d’archives, qu’il logera dans l’ancien cabinet médical, où lui sera dressé un lit et où on lui fera apporter ses repas, sauf ceux, bien sûr, qu’il souhaitera aller prendre à l’auberge.

Il demeure tout l’hiver. Le soir, dans la grande salle à manger de l’auberge, il regarde jouer aux cartes et au billard sans jamais jouer lui-même ni se mêler aux conversations. Il fume des cigares et ne boit pas de moindres quantités de vin que les autres habitués. Puis, pour regagner le cabinet médical, il doit traverser la place sur le pavé de laquelle la neige s’est couverte d’une croûte de glace. Une paire de vieux nigauds se cachent alors dans l’encoignure d’une porte pour l’épier. Ils se bourrent les côtes en pouffant de rire, convaincus qu’il finira par faire une glissade et se retrouver le cul par-dessus tête. Mais le bonhomme va sans hâte. Parfois il s’arrête au milieu de la place et, faisant mine d’ignorer la présence de ceux qui gloussent dans son dos, il pisse abondamment, la tête renversée vers le ciel.

On dit aussi qu’il se lie avec le curé. Les deux hommes auraient passé de longs après-midi ensemble sans beaucoup se parler. Pierre Lanteri s’intéressait aux fresques qui ornaient les murs d’une chapelle de la paroisse. Elles dataient du Moyen Âge et les représentations qu’elles donnaient de certaines stations du chemin de Croix paraissaient maladroites à l’excès, comme si l’artiste n’avait pas lu le texte de l’évangile, dont il confondait les personnages, intervertissant leurs rôles de manière grotesque ou peut-être provocatrice, ou comme s’il ne l’avait pas compris. Un effet de l’ivrognerie assez répandue dans la corporation des fresquistes? Ce n’était pas impossible. Mais Lanteri n’était pas convaincu par l’idée. Il penchait plutôt pour un message crypté, de caractère hérétique. Et il tâchait d’expliquer ses soupçons au prêtre. Mais celui-ci, de son côté, n’avait d’autre passion que la psychanalyse, discipline qu’il étudiait dans le texte allemand de Sigmund Freud. Et il ne répondait pas à celui qui l’interrogeait, se contentant de hocher la tête. Parfois, comme l’autre insistait, il le regardait d’un œil glauque puis repiquait le nez dans sa lecture.

jeudi 23 novembre 2023

Jeunes amants

Elle est autrichienne et lui français et ils voyagent en Italie. Ils se confondent, tant que dure l’été, à la foule des touristes. Puis l’été se termine et ils continuent de se déplacer d’une ville à l’autre, avec obstination, comme si, plutôt que d’admirer les vestiges du passé, ils avaient à cœur d’égarer quelque improbable poursuivant.

Un matin ils descendent du train, on les voit apparaître sur le quai d’une gare, les bras encombrés de valises et de cartons à chapeaux. Le nom de la ville importe peu. Elle est ancienne mais de moindre prestige. Ils y louent une chambre. Deux jours se passent avant que la jeune femme évoque le nom d’un médecin. C’était un ami de son père, il a quitté Salzbourg avant que la guerre n’éclate, il demeurerait ici. Elle se souvient du son de sa voix, qu’il s’adressait à elle comme si elle eût été une grande personne. Pas grand, le regard clair derrière des lunettes cerclées, épaisses comme des loupes.

Son ami l’encourage à lui faire une visite. Elle hésite ou feint d’hésiter, car, après coup, il est permis de se demander si ce voyage n’a jamais eu d’autre but pour elle que de retrouver cet homme. Et le nom du personnage figure bien dans l’annuaire du téléphone, mais plutôt que médecin on voit indiqué qu’il est psychanalyste.

Les voyageurs se serrent à l’étroit dans une cabine téléphonique. Ils se gênent. La mine de leur crayon casse, alors ils déchirent la page où figurent le nom et l’adresse qu’ils cherchaient. Ils sortent de la cabine, traversent le café et filent dans la rue d’un pas raide et rapide, en évitant de se frôler, que leurs regards se rencontrent. Puis, quand ils sont assez loin pour ne plus craindre qu’une main se pose sur leur épaule (le manteau ouvert qui les désigne, la coiffure défaite et qu’ils sont essoufflés), ils réduisent leur allure et de nouveau paraissent semblables à tant de couples de jeunes mariés à leurs voyages de noces.

Jour après jour, ils s’approchent davantage du lieu où le docteur habite. Un après-midi enfin ils découvrent la place, celle-ci ornée de platanes, fermée au sommet de sa pente par une rangée de maisons flanquant une chapelle à la façade lisse. Ils se gardent d’avancer.

Irina Reger est le nom de la jeune femme. Elle fixe le scénario. Le lendemain à la même heure, ils reviendront ensemble. Ils s’avanceront jusqu’au seuil de la place où ils se tiennent à présent. Ils se diront au revoir, il la laissera partir, traverser cette place dans la clarté d’automne nimbant sa silhouette. Il la verra alors comme marcher sur l’eau. Et le jeune homme accepte.

Elle lève une main gantée et sonne, la porte s’ouvre presque aussitôt. Une première visite qui dure jusqu’à la nuit tombée. Après quoi elle revient vers le jeune homme qui l’attendait, elle pose un baiser sur sa joue. Où iront-ils dîner? Déjà elle l’entraîne. Ils ont pris l’habitude d’une trattoria où l’on sert de la soupe de haricots dans des bols et dont ils ne repartent pas sans que René ait fini sa carafe de vin rouge.

D’autres visites s’en suivront, bien sûr, jusqu’au jour où il sera admis qu’Irina est devenue une patiente du docteur Paul Atzbacher, ce qui signifie qu’à peine entrée chez lui elle ôte son chapeau et s’allonge sur son divan pour lui livrer ses pensées les plus intimes, dans lesquelles il est facile (et comme inévitable) d’imaginer que la personne de son amant (elle le nomme à présent son amant plutôt que de son fiancé), les relations qu’elle entretient avec lui, occupent une place importante. Il n’est pas de projets qu’ils puissent avoir conçus ensemble, au premier rang desquels celui de se marier, qui ne soient désormais suspendus au silence de cet homme – un personnage que le malheureux garçon n’a jamais vu ni ne verra jamais mais qu’il se figure inévitablement penché sur celle qu’il aime, le visage grave, comme on verrait un chirurgien, ou peut-être un dentiste, tandis qu’elle lui confie tel souvenir d’enfance: la couleur d’une robe choisie pour le goûter. “C’était l’été de quelle année, oui, dans notre maison de Mittersill….”