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Mademoiselle Camille

Nous n’étions pas les personnages les plus remarquables de notre petit groupe. Ni les plus beaux, ni les plus riches. La place que nous occupions pourtant, parmi les autres, n’était pas négligeable. Camille était la meilleure amie de Joséphine, que tous les garçons convoitaient, et elle était ravissante. Des yeux clairs, un sourire d’une fraîcheur et d’une franchise que l’autre n’avait pas. Quant à moi, j’avais la réputation de connaître plusieurs styles de musique et de pouvoir en parler.
Souvent nous avions l’occasion de nous trouver seuls ensemble. Nous revenions du concert, les autres s’éloignaient devant nous, ils se profilaient sous les lampadaires, et nous rechignions à l’idée d’en finir. De rentrer chez nous. Je proposais à Camille d’aller nous asseoir sur un banc de la Promenade des Anglais. Celle-ci acquiesçait d’un hochement de tête. Et, arrivés là, blottis dans nos manteaux, nous regardions la mer.
Nous parlions peu et, quand nous le faisions, c’était des autres plutôt que de nous.
Les parents de Joséphine possèdent un hôtel sur le boulevard Victor Hugo. L’immeuble était ancien, gonflé et blanc comme une meringue. Les thés dansants organisés au salon étaient célèbres. On y venait de Monaco, Antibes et Cannes. Il arrivait que Joséphine nous y donne rendez-vous. Mais nous n’y demeurions jamais bien longtemps. Nous restions debout à l’entrée, devant la porte à tambour, ou près du bar, à regarder les couples qui dansaient sur des musiques mélancoliques, accompagnées au violon, qui nous faisaient sourire. Puis Josephine descendait de son appartement suivie de deux ou trois autres filles. Leurs jupes étaient trop courtes, leurs sacs trop petits et, ses amies voletant autour d’elle, elle donnait le signal du départ.
Nous allions danser ailleurs, dans des appartements que nous ne connaissions pas mais dont, au dernier moment, Josephine nous soufflait l’adresse et l’étage. Il suffirait de sonner. D’ailleurs nous entendrions la musique et les rires. Ou nous allions au cinéma. L’hiver il y avait le ski. Nous savions que cette période ne durerait pas. Joséphine et plusieurs autres étaient déjà inscrits dans des universités étrangères. Pour ma part, je n’imaginais pas de quitter Nice. Plutôt je me ferais portier de l’hôtel. Le père de Joséphine n'avait pas une grande estime de moi. Quand je lui avais fait part de cette idée, il avait souri en m'assurant qu’il me réservait la place de groom. Pourvu que je ne m'approche pas de sa fille. Et Camille? Elle ne semblait pas décidée. Probablement Paris, mais serait-ce bien pour y poursuivre des études? Ses réponses restaient floues. Visiblement, elle avait son idée, mais dont elle ne tenait pas à nous faire part. Même à moi
Je savais qu’elle vivait seule avec sa mère, dans un petit appartement de la rue Clément-Roassal. Un matin où je devais récupérer un livre que je lui avais prêté, je l’y avais rejointe. Sa mère était partie travailler, Camille était à peine réveillée, pieds nus, elle portait un pyjama, et ses cheveux blonds et bouclés étaient courts comme ceux d’un garçon.
Assis sur son lit, j’écoutais le bruit de l’eau qui coulait dans la baignoire, derrière la porte à peine tirée. Quand elle en est ressortie, le temps qu’elle finisse de s’habiller, nos regards se sont évités et nous n’avons pas échangé trois paroles. Puis nous avons quitté l’appartement sans que je l’aie embrassée. Mais, de ce jour, nous avons dansé plus souvent ensemble.
Je me souviens de ses yeux quand elle regardait la mer près de moi. Puis de cette fois où, sans se tourner, elle a dit :
— J’ai froid.
J’ai levé le bras et sa tête est venue s’appuyer contre mon épaule.

À suivre...


Version complète dans Torquedo (2.2)

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