La boutique du bouquiniste, je crois que je l’ai découverte très vite, sans doute le deuxième jour. C'était un antre minuscule prolongé par un sous-sol auquel on accédait par un escalier en bois. Le maigre espace était rempli partout, jusqu'aux plafonds, de livres d’occasion, rangés, empilés, oubliés dans le plus grand désordre. Il fallait se faufiler entre les piles. Sur les étagères, ils s’alignaient en plusieurs couches. Rechercher parmi eux un titre précis, ou qui pouvait seulement convenir à vos goûts littéraires, relevait de la gageure, mais il arrivait néanmoins que le hasard fît bien les choses.
Le vieux libraire était en outre un homme charmant qui était capable de s’exprimer et même de lire dans plusieurs langues. Il était petit et maigre, le visage pâle, toujours vêtu d’une superposition de gilets tricotés et d’un pantalon trop large.
Il avait instauré dans son commerce un principe de prix unique tout à fait remarquable. Ses livres étaient tous vendus au même prix de trois euros, ce qui pouvait paraître un peu cher pour certains d’entre eux, quand il s’agissait de romans policiers, en même temps que ridiculement bas quand il s’agissait, par exemple, de The History of the Decline and Fall of the Roman Empire d’Edward Gibbon, en un seul volume augmenté d’un important appareil critique, que je possède encore.
Vous choisissiez un livre, il vous tendait la main, dans cette main vous glissiez trois euros et aussitôt il les faisait disparaître dans sa poche. Et si, au lieu d’un livre, vous prétendiez en acheter dix, alors il vous fallait lui donner trente euros, pas un de moins.
À cette règle, il en avait ajouté une seconde, tout aussi immuable et précise. Si vous lui rapportiez un livre, que vous aviez acheté chez lui ou ailleurs, il vous le reprenait sans discuter au prix unique d’un euro, à la seule condition que vous en achetiez un autre qui vous coûterait, cette fois, deux euros.
J’ai commencé, je crois, par un Agatha Christie, je ne sais plus lequel. Je l’ai lu dans la nuit puis, le lendemain, je le lui ai rapporté et j’en ai choisi un autre. Il pouvait s’agir alors d’un Charles Dickens, peut-être The Old Curiosity Shop, ou d’un John le Carré, peut-être The Spy Who Came in from the Cold. Mais, jusque là, nous ne faisions que nous observer, l'un l’autre, avec prudence, tandis qu’un dialogue trouva à se nouer quand j’en fus à feuilleter The Lost de Daniel Mendelsohn.
J'étais debout devant les étagères dont je l’avais tiré, j’en lisais la quatrième de couverture. Il s’est approché. Il a dit en français, presque à mon oreille, d’une voix sourde: “Un ouvrage plein de mérite…” Le choix des mots me surprenait. J’ai dû hocher la tête. Dans le même français où j’ai cru deviner un accent italien — il s'appelait Gentili, ou Sabiani, ou Calasso —, il a ajouté: “Mais vous le connaissez peut-être?”
En effet, je l’avais lu, il n’y avait pas si longtemps, dans sa traduction française, et, bien sûr, j’en avais été fortement impressionné.
Je lui ai dit combien cette œuvre m’avait bouleversé, et un instant je me suis attendu à ce qu’il me parle de lui, qu’il évoque sa propre histoire, et sans doute a-t-il été tenté de le faire, mais il a pris un autre chemin. Il m’a parlé d’une voisine, qui avait été déportée quand elle était enfant, et qui avait été seule, de toute sa famille, à revenir des camps.
“Personne ne se remet jamais, voyez-vous, d’une pareille expérience.” Où avait-il donc appris un français de cette trempe? Puis il a ajouté: “Mais encore que vous êtes jeune, vous êtes un vrai lecteur, et je n’ai sans doute pas besoin de vous l’apprendre.”
Puis, je ne sais pas comment il s’est débrouillé pour me poser la question. Il a voulu savoir si je portais un intérêt personnel à cette terrible histoire. Je lui ai répondu que non, mais que je travaillais pour une compagnie d’assurance spécialisée dans le commerce des œuvres d'art. Que nous avions à enquêter sur l’origine des œuvres qui étaient mises en vente. Que nous nous employions à vérifier en particulier si elles n'avaient pas été spoliées aux Juifs pendant la guerre. Il y en avait tellement dans ce cas, dont nous avions perdu la trace, qui avaient été mises à l’abri pendant des décennies et qui réapparaissaient un beau jour sur le marché, suite à un héritage!
“Je doute, m'a-t-il répondu, que personne dans la famille de cette dame ait jamais rien possédé de ce genre. Je crois avoir compris qu’ils vivaient en Pologne, je ne sais pas où précisément. Elle refuse d’en parler. Mais je suis persuadé aussi qu’elle sait beaucoup de choses.”
Il me rendait curieux. S’il n’avait pas été bouquiniste à Amsterdam, dans le quartier de la gare, mais antiquaire sous les galeries du Palais Royal, le costume aurait été différent, mais pas forcément la voix ni les manières. J’ai dit: “Et cette dame, elle vit seule?”
Il m’a répondu: “Elle a une fille qui est réalisatrice de cinéma et qui, paraît-il, est célèbre. Elle vient quelquefois, je la vois. Nous prenons le thé ensemble, le soir, avec sa mère. Nous mangeons des gâteaux traditionnels, fabriqués maison. Elle est petite et mince, avec des yeux très clairs, un beau sourire. Toujours habillée de rien, comme une étudiante. Elle reste une semaine ou deux. Elle l’emmène chez le médecin, elle lui achète des vêtements, elle remplit son frigidaire, elle l'aide à changer ses lunettes, puis elle repart pour de nouveaux tournages.
— Et vous savez son nom?
— Auerbach. Klara Auerbach. Le même nom que sa mère. Vous la connaissez?”
Comment aurais-je pu ne pas la connaître?
Commentaires
Enregistrer un commentaire