“Monsieur Debord, comment s’est passée votre journée?”
C'était la première question que me posait Gaïa, aussitôt que le contact visuel était établi entre nous. Et Gaïa attendait que je lui dise alors quelles étaient mes impressions, quelle était mon humeur, mais je devais découvrir bien vite qu’elle n’attendait nullement que je l’informe des événements qui s'étaient déroulés, que je lui révèle aucun détail matériel les concernant, car elle les savait mieux que moi.
Je me sentais surveillé. Je me savais tout à la fois menacé et protégé, et la menace aussi bien que la protection prenaient la forme d’une surveillance dont je percevais les signes, à chaque instant, sans pouvoir deviner de quel côté ils parvenaient jusqu'à moi.
À la fin d’une journée, j’aurais voulu savoir si tel drone qui avait voleté au-dessus de ma tête, si ce regard plus insistant que les autres que j’avais surpris, à tel moment, par-dessus l'épaule d’un passant, si telle brusque bousculade qui s'était produite dans mon dos, d’où soudain des cris de terreur avaient jailli, dans la confusion de laquelle des coups de feu avaient éclaté, et à laquelle j’avais échappé en m’enfuyant par une rue adjacente, en me glissant dans l'entrée d’un immeuble, en gravissant des étages, en sortant sur les toits, si cela chaque fois était à mettre sur le compte de mes mystérieux adversaires ou plutôt sur celui de nos services de renseignements dont le but était de contrer les attaques dont je faisais l'objet, et d'empêcher que je sois tué, ou enlevé, ou contaminé par je ne sais quel virus, ou définitivement privé de mémoire, ou de l’usage de la parole. Et je me dépêchais d'évoquer ces signes, parfois ténus, d’autres fois brutaux comme des attentats terroristes, comme des émeutes populaires, dont je pensais qu’ils avaient pu échapper à son attention, ou qu’elle les interprétait peut-être d'une toute autre manière, sans aucun rapport avec moi, mais à chacune de ces évocations elle ne répondait jamais que par un sourire et un hochement de tête. Bien sûr qu’elle savait, bien sûr qu’elle avait vu, elle tenait chaque fois à me rassurer sur ce point, et surtout elle voulait me convaincre que le combat se poursuivait, qu’on y employait tous les moyens nécessaires, toutes les technologies les plus sophistiquées, qu’on avait bon espoir d’en venir à bout dans les jours qui suivraient, pour qu’enfin on puisse me permettre de rentrer à Paris. Mais chaque fois elle me répétait aussi que, pour autant, elle n'était pas autorisée à éclairer ma lanterne.
Et ce n'était pas non plus qu’elle voulût écourter notre échange. Elle semblait au contraire toute disposée à le prolonger aussi longtemps que je voudrais, si bien que nous en venions à bavarder de choses et d'autres.
Elle voulait que je lui parle de mon métier, des œuvres spoliées sur la trace desquelles j’avais dû me lancer, “comme un Indiana Jones (disait-elle), coiffé de son chapeau, armé de son fouet”, des faussaires, des restaurateurs, des directeurs de musées, des historiens d’art, des collectionneurs que j’avais connus, des personnages inattendus que le hasard avait mis sur ma route.
”Et d’ailleurs, cette bonne Madame Auerbach, vous avez donc fini par prendre le thé dans son salon? Et que dit-elle de son passé? Et que dit-elle de sa fille, la fameuse réalisatrice de cinéma?
— De son passé, elle ne veut rien dire. Sur sa fille, elle dit des choses passionnantes que je vous raconterai un jour, si vous ne les savez déjà.”
Et même, elle insistait pour que je lui parle de mon enfance, et par crainte que l'écran de mon téléphone ne s'éteigne trop vite, qu’elle m’abandonne à la nuit où, en dépit de ma fatigue, j’aurais du mal à trouver le sommeil, j’en venais à évoquer la jeune fille à bicyclette dont les apparitions intermittentes avaient ébloui le tout jeune homme que j'étais, quand je la voyais remonter à grands coups de pédales le boulevard Gambetta, puis qu’il m’arrivait d’apercevoir quelquefois à la piscine du Piol où j’allais m'entraîner, et qui était une piscine à ciel ouvert au sommet de la ville.
Et est-ce à propos de bicyclettes qu’elle en vint, à son tour, à me parler de son enfance?
Gaïa avait grandi, m’expliqua-t-elle, dans la banlieue résidentielle d’une ville du Sud-Ouest de la France.
“Mes parents sont irlandais tous les deux, a-t-elle ajouté, mais j'étais toute petite quand ils ont choisi de s'établir en France. Mon père est ingénieur dans une société américaine de services technologiques, l’une des plus puissantes, et il y occupe un rang qui lui vaut de très confortables salaires. Mais il voyage beaucoup. Tous les lundis matins, il prend l’avion pour Zurich où il passe la semaine. Plusieurs fois par an, il se rend dans la Silicon Valley où se trouve la maison-mère. Dans le quartier que nous habitons, il n’est pas le seul héros de ce genre. Et, le samedi soir, les héros comme lui se retrouvent autour de barbecues, dans le jardin de l’une ou l’autre famille, avec leurs épouses et leurs enfants qui se réjouissent autour d'eux… Mais, voyez-vous, j'ai un peu honte d'évoquer un monde si élitiste, tellement privilégié. J’ai peur que vous me jugiez mal…
— Ne craignez rien, Gaïa. Je n’ai pas ce genre de préjugés. On se doute bien que ces choses-là existent. Alors, quand on rencontre quelqu'un qui les a vraiment connues, qui les connait…
— Bon, alors, puisque vous y tenez, tant pis pour vous, je continue… Imaginez qu’il y a une rivière. Les pavillons s’alignent au bord de la rivière. Et sur la route qui longe la rivière, devant les pavillons, il y a des jardins soigneusement entretenus. D’un côté de la route, il y a les grands arbres qui bordent la rivière, avec leurs feuillages qui bruissent au soleil et, derrière eux, le scintillement de l’eau de la rivière. De l’autre côté de la route, il y a les jardins, avec leurs balançoires et leurs massifs de fleurs, devant les pavillons qui se ressemblent tous, avec les garages qui les flanquent, assez grands chacun pour abriter deux grosses voitures. Et derrière les pavillons, il y a les piscines. Et nous autres enfants circulons en essaims, librement, du matin au soir, tout le long de la route, montés sur nos bicyclettes, certains debout sur les pédales, d’autres un pied sur la selle, comme de vrais acrobates.
— Je comprends. Je vois, et aussi qu’il y a des tennis, au bout de la route, dont les cours sont ouverts jusqu’à la nuit tombée. Et je comprends aussi que, sur la rivière, les dimanches de printemps, on organise des courses d’avirons avec des pavois et des haut-parleurs.
— Voilà! Vous y êtes tout à fait. Tout le monde chez nous est très sportif, encore que nos mères, pour aller d’un endroit à l’autre, conduisent leurs SUV. Et, à un autre moment, il faudra que je vous parle de notre lycée, et de la fanfare du lycée où je jouais du trombone.
— Du trombone, vous dites?
— Du trombone. Je vous assure. Je vous montrerai une photo. Je ne plaisante pas!”
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