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Le Pays sans nom

Après mon retour d'Amsterdam, ma vie a changé. J’ai quitté la compagnie d'assurance pour laquelle je travaillais depuis une dizaine d’années et j’ai repris mon activité d'expert indépendant. J'étais en relation avec Monsieur Yoo Hyun-mee, basé à Séoul, qui avait fait fortune dans la fabrication des semi-conducteurs, et qui était aussi collectionneur. Ses goûts étaient éclectiques, il pouvait se le permettre, mais il souhaitait acquérir certaines œuvres significatives de la Renaissance italienne, et il m’a proposé de devenir son conseiller en la matière, et son négociateur, ce qui m'assurait un revenu suffisant et qui m'offrait maintes occasions de voyager encore.
Au même moment, j’ai choisi de quitter Paris pour m’installer à Nice. Je n’avais aucune attache dans cette ville, aucun passé, mais j’avais le désir de commencer une autre vie, sans trop savoir ce qui me séparait désormais de l’ancienne. Et, sans savoir non plus ce qui m’attirait si fort dans d’autres domaines de l’art, que j’avais peu pratiqués jusqu’alors, j’ai commencé à y tracer mon chemin.
J’ai parlé de mon goût pour Le Grand Meaulnes. J’ai dit la sorte d’illumination qu’avait provoquée chez moi le rapprochement suggéré par mon ami, entre l’univers du Grand Meaulnes et les nouvelles et romans de Kafka. Je me suis lancé, à partir de ce moment, sur les traces du beau jeune homme. Pour autant, je ne comptais pas le faire de manière érudite. Pendant de longues années, je m'étais assez fendu d’érudition à propos des peintres de Venise. Cette fois, l’angle serait différent, il s’agissait d'autre chose. Ce qui m'intéressait, ce n'était pas la genèse de l’œuvre, sujet sur lequel d’innombrables articles avaient été publiés, mais plutôt son devenir. Où s’en allait l’adolescent devenu un homme, père d’une petite fille dont la mère était morte sans qu’Augustin la revoie, puis qu’il devait enlever des bras du narrateur, qui lui avait servi de père en même temps que de mère en l’absence de son ami?

J’avais pénétré dans le monde du roman, si bien que je pouvais m’y transférer en un claquement de doigts. Je pouvais le parcourir, l’explorer, le prolonger, me repérer dans son espace imaginaire: un lieu qui se dédouble, composé du village de Saint-Agathe où se trouvait l'école et, à quelque distance de là, perdu dans la campagne, le Pays sans nom où, une nuit, se donnait la fête au cours de laquelle Augustin Meaulnes et Yvonne de Galais devaient se rencontrer, comme deux figures de tarot, comme deux créatures célestes lancées à toute vitesse parmi les galaxies, pour enfin se retrouver et se figer en présence l’un de l’autre, en cet instant et en ce lieu précis, comme si l’un et l’autre, depuis toujours, avaient été destinés à celà. Et, de la même manière, il me semblait que je pouvais parcourir le pays que Gaïa avait évoqué pour moi, une nuit, à Amsterdam, dans la lumière glauque de nos échanges téléphoniques: un pays qui avait lui aussi ses extensions, ses galeries vermiculaires dans lesquelles je m'en allais fouir, le museau en avant, toujours plus loin, comme une taupe dans son terrier.

“Quand m’avez-vous dit que votre père vous emmenait marcher dans la montagne?
— Je ne me souviens pas de vous l'avoir dit, mais oui, c’est vrai! Je ne sais pas combien de fois c’est arrivé. Il faudrait que je cherche dans mes photos et que je note les dates.
“Mon père n'était pas souvent à la maison, vous l’aurez compris, et quand il y était, il ne parlait pas beaucoup. Il lui arrivait même de travailler encore sur son ordinateur. Ma mère ne protestait pas. Je ne l’ai jamais entendu protester contre lui. Le reste du temps, nous n’avions affaire qu’à elle, ma sœur et moi. Lui ne s’occupait de rien, ni de nos devoirs, ni de notre nourriture, ni de l'école, ni de nos vêtements, ni de nos petits amis. Et puis, un jour, il me disait: ‘Gaïa, pas le weekend prochain mais le suivant, je t’emmène marcher.’ Et il ne me disait pas où nous irions avant que nous soyons partis. Ma sœur était plus jeune que moi de sept ans. J'étais seule alors à partir avec lui. Maintenant, je sais que c’est son tour, elle me le dit dans ses courriers, et elle paraît en être aussi heureuse que je l'étais. Dans la voiture seulement, il me disait où nous allions. Et j'étais censée alors repérer le lieu sur la carte, et lui indiquer notre itinéraire, carrefour après carrefour, comme si j’avais été son copilote sur le rallye de Monte-Carlo.
“C'étaient chaque fois des courses longues et périlleuses. Des cols que nous devions franchir, des nuitées que nous passions dans des refuges, quelquefois dans des bergeries abandonnées. Et je marchais derrière lui. Il était grand et maigre, je gardais encore les rondeurs de l’enfance. Et, en nous voyant partir, ma mère disait: ‘Vous faites une belle équipe! On croirait Don Quichotte et Sancho Pança!’ Il m’apprenait le pas. Lent, régulier. Il m’apprenait le souffle. À m'accroupir derrière un buisson quand j’en avais besoin. Et qu'il fallait se taire. Presque sans rien dire, il m'apprenait à regarder le ciel, les nuages qui couraient, puis qu’on voyait s’accumuler derrière les crêtes où ils dessinaient des silhouettes changeantes de monstres démesurés, à prévoir l’orage qui risquait d’éclater au milieu de l’après-midi, et comment alors nous devrions nous protéger de la foudre. Il m’apprenait les noms des plantes qui fleurissaient sur le bord des ruisseaux, ceux des insectes, ceux, la nuit, des étoiles au-dessus de nos têtes. Il nous est arrivé d'être trempés par la pluie et de passer la nuit à l’abri d’un rocher, en grelottant de froid. Il n’était pas question alors de mon avenir, de mes résultats scolaires, des remarques désobligeantes que faisaient sur moi certains de mes professeurs, parce que mes cheveux étaient trop courts, que mes sweaters étaient trop larges, que je m’amusais de préférence avec les garçons, que je jouais aux billes avec eux, en m’asseyant par terre, les jambes écartées. Il voulait juste que nous soyons ensemble. Que nous ressentions ensemble la même fatigue, le même soleil qui nous brûlait la nuque. Il voulait que j’apprenne à me servir d’une boussole. Nous partions avec du pain, du saucisson, des noisettes et des mandarines. Il arrivait qu'on voie des loups s'approcher des feux que nous avions allumés et sur lesquels nous faisions griller des châtaignes comme, le dimanche matin, à la porte d’une église.”

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