J’avais l'habitude de me servir d’outils numériques pour me repérer dans l’espace des villes et pour me faire comprendre. En plus de quoi, je prenais quantité de photos qui attestaient de manière précise de mes lectures et des endroits où je passais. Enfin, j'utilisais le dictaphone pour enregistrer les personnes que j'interrogeais sur la provenance des œuvres, sur les conditions matérielles dans lesquelles ils les avaient acquises, et pour ajouter à leurs propos les commentaires qui me paraissaient utiles. Grâce à quoi, au moment de rédiger mes rapports, je disposais de tout le matériel nécessaire, et je pouvais me permettre de fignoler, d’organiser mes paragraphes, de soigner le style. Je faisais en sorte de ménager le suspens, donnant ainsi au compte-rendu de mes enquêtes le tour amusant d’aventures policières. L’avocat du cabinet, à qui je devais les remettre, les qualifiait de “vrais romans”. Mais, à Amsterdam, il n’en fut pas ainsi.
Mon téléphone avait été neutralisé à distance par les services de renseignement censés me protéger. Je me voyais privé de ces ressources. Aussi, par prudence, pendant les quatorze jours que j'ai passés là-bas, j’ai gardé l’hôtel Excelsior comme unique repère.
Quand je repense à cette période, je m’étonne d’avoir été si peu curieux d’explorer la ville que je connaissais mal. Il m’aurait suffi d’acheter un plan du tramway pour circuler partout. Mais je n’y ai pas songé.
Je n’ai pas visité un seul musée, ni même la maison d’Anne Frank. Je ne suis pas allé jusqu’au port. Je n’ai pas été me perdre dans ces rues où des femmes très dévêtues s'exposent derrière des vitrines. Je n’ai même pas acheté un gramme de cannabis.
Je crois me souvenir que je marchais beaucoup, en m’éloignant du côté des faubourgs, qui étaient semblables à ceux des autres villes européennes où j’avais eu l’occasion de me rendre. Je me risquais sur des avenues sans charme, bordées par de hauts immeubles ou par des chantiers dans les excavations desquels les bulldozers ressemblaient à des dinosaures, je revenais par des rocades d’autoroutes entrecoupées de ponts, si bien qu’il m’arrivait de douter si j'étais bien à Amsterdam plutôt qu’à Bruxelles, à Oslo, à Prague, ou même à Paris.
Toutes ces villes, hors leurs centres historiques, aujourd'hui se ressemblent.
Le matin, j’allais passer un long moment dans le hall de la gare où je trouvais à acheter des journaux français que je lisais en détail, devant des cafés-crème, jusqu'au point de piquer du nez sur leurs pages, au milieu de la foule.
Il faut dire que, la nuit, je dormais mal. L’unique fenêtre de ma chambre donnait sur l’immense carrefour. J'étais envahi par les bruits de la circulation, et ceux-ci ne cessaient pas jusque tard dans la nuit. Et ils étaient remplacés alors par des fracas épars, par des cris soudain, des échos de rixes entre bandes rivales, des coups de feu, des courses poursuites, des appels au secours. Ou même, on aurait cru parfois que des tanks répondaient aux assauts de groupes terroristes. Avec cela, des rayons lumineux qui traversaient le ciel venaient se projeter sur le plafond et les murs de ma chambre. Et comment aurais-je pu ne pas me souvenir alors que j'étais menacé? Comment aurais-je pu ne pas me demander si ma sécurité personnelle ne faisait pas l’enjeu de ces combats?
Dans la journée, au cours de mes promenades, il arrivait qu'un regard plus insistant que d’autres, ou qu’un drone qui voletait au-dessus de ma tête, me fasse douter si je n'étais pas suivi. Mais il y avait tellement d'autres façons d'interpréter ces faits, que je préférais celles qui ne me plaçaient pas au centre du monde. Bien que vivant seul, je ne me suis jamais pris pour le centre du monde. Et puis, il y avait toujours un moment où je pouvais interroger Gaïa.
Nos rendez-vous n'étaient pas réguliers, mais je crois qu’il ne s’est pas passé un jour sans que nous ayons un assez long entretien.
Je dinais invariablement dans un petit restaurant asiatique, puis, à mon retour, il était tard, j'avais la tête qui tournait d’avoir bu trop de bières. Je tenais à peine debout. Je marchais de guingois. Je me disais que, décidément, elle m’avait oublié. Je refermais derrière moi la porte de ma chambre, je vidais mes poches, je commençais à me dévêtir, je passais sous la douche. Et comme j’avais posé mon téléphone sur ma table de chevet, soudain je l’entendais vibrer. L’écran s’allumait et c'était son visage, avec toujours le même sourire adolescent.
C'était elle qui m’avait appelé le premier jour, ainsi que tous les jours qui avaient suivi, et ce soir-là encore.
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