Il y a dans la ville des quartiers peu recommandables, où domine le bizarre. Longtemps je les ai évités. Depuis trois ans, je ne les évite plus. Je suis devenu une silhouette habituelle de ces rues. Je parle de trois années. Un autre chiffre conviendrait aussi bien. Il me semble que mes explorations ont toujours lieu à la fin de l’automne, une fois la nuit tombée. Il m’arrive bien sûr de vivre d’autres moments qui se déroulent ailleurs, dans un autre monde. Ceux que je passe à explorer les rues fardées de lumières se situent hors du temps. Ils forment un labyrinthe dans lequel les lieux, les personnages, les circonstances ne se succèdent pas mais se croisent et se répètent.
Je dois relater d’abord un épisode de ma vie qui s'est produit il y a longtemps, dans le vrai monde, celui où maintenant j'écris. Ma profession voulait que je voyage beaucoup. J’avais été envoyé à Amsterdam où je devais expertiser un tableau pour le compte de la société d’assurance qui m’employait alors. J’avais fait le voyage en train. Comme je me trouvais dans le hall d’arrivée, mon téléphone a vibré, et j’ai vu apparaître le visage du directeur de notre compagnie.
Il m’a dit: “Nous venons d'être alertés par les services de renseignement. Il semble que vous soyez menacé. Je n’en sais pas davantage. On vous demande de ne pas quitter le hall de cette gare avant qu'un nouveau message vous y autorise. Dans l’attente, vous ne devez pas utiliser vos cartes de crédit ni chercher à vous servir de votre téléphone. Soyez patient!”
Je ne suis pas d’un naturel inquiet. Je l'étais moins encore à ce moment de ma vie. J’ai pensé à une erreur, à un quiproquo qui serait bientôt levé. Et j’ai attendu.
C'était un matin. Le hall de la gare était grouillant de monde. On entendait des annonces faites aux haut-parleurs. Je ne comprenais pas la langue. J’ai acheté le dernier numéro du Times, j’avais apporté celui de Diapason, et je suis allé les lire à la terrasse d’une cafétéria, devant les quais de départ, avec des panneaux lumineux au-dessus de nos têtes.
J’ai dû attendre une heure, peut-être deux, puis mon téléphone a vibré de nouveau, et cette fois c’est un visage de femme qui est apparu sur l’écran.
Elle m’a dit: “Monsieur Gontran Debord, je crains de devoir vous annoncer que la menace se précise. Croyez bien que nous la traitons avec tous les moyens nécessaires. Je ne suis pas autorisée à en évoquer la nature, mais nous devons la prendre au sérieux. Pour ce qui vous concerne, les précautions sont simples. D'abord, vous ne devez pas tenter de revenir à Paris par le train. Pas maintenant. Ensuite, vous ne devez pas chercher à loger ailleurs qu’à l'hôtel Excelsior où vous êtes attendu. Quand vous sortirez de la gare, vous en verrez la façade et l’enseigne. Traversez la place, présentez-vous à la réception en déclinant votre nom d’emprunt. Nous avons choisi celui de Sylvain Icare. Enfin, j’ai choisi pour vous celui de Sylvain Icare. Il fallait faire vite. J’espère qu’il vous convient. Une chambre vous est réservée. Posez votre valise, faites un brin de toilette, dormez si vous pouvez. Ensuite, au stade où nous en sommes, rien ne s’oppose à ce que vous alliez vous promener, à condition que ce soit à pied ou en tramway. Votre téléphone est maintenant neutralisé. Nous sommes seuls à pouvoir l’utiliser comme je fais maintenant. Un code vous sera communiqué pour vous permettre de nous appeler en cas d’urgence. Ce sera le seul usage que vous pourrez en faire. Je vous confirme que vous ne devez pas utiliser vos cartes de crédit. Il va de soi que vous ne chercherez pas à contacter le propriétaire du tableau. N’allez pas regarder du côté de chez lui. Nous savons que vous avez son adresse, mais vous n'arriveriez pas jusqu'à sa porte. Pour le reste, il vous suffira de patienter. Avez-vous une question?
— Je comprends que l’attente peut durer plusieurs jours, ai-je dit. Et il ne me reste plus guère d’argent liquide. J’allais en retirer.
— Au plus tôt, nous vous indiquerons une banque où il vous suffira de vous présenter. Vous n’aurez pas à vous plaindre de la somme qui vous attend. Voyez-vous autre chose?”
J’ai répondu que non.
“Ah, j’oubliais! a-t-elle dit encore. Y a-t-il quelqu'un, à Paris ou ailleurs, que nous devions prévenir de votre départ, j’allais dire de votre absence?”
Je n’ai pas eu à beaucoup réfléchir. Il n’y avait personne. Alors elle m’a souri et l'écran s’est éteint. C'était une très jeune femme, aux cheveux roux et aux yeux verts. Je m'étonnais de sa jeunesse. Presque une enfant.
Dans quelle mesure mon actuelle propension à me promener la nuit, dans des quartiers interlopes, est-elle une conséquence de ce lointain épisode? Je ne peux pas l’affirmer. Je n’en ai pas la preuve. Mais je ne peux pas non plus me défaire du sentiment que celui-ci a marqué une étape. Qu’il a provoqué dans ma vie une rupture dont d'abord je n’ai pas eu conscience. Quelque chose s’est alors insinué en moi, qui a agi secrètement, au fil du temps, un peu comme un virus.
Si je m’en tiens à la peu fiable “apparence des choses”, cet épisode n’a pas eu de suite. Je ne suis demeuré dans cette ville qu’une quinzaine de jours — quatorze pour être précis. Après quoi, j’ai été autorisé à rentrer à Paris, et je n’ai plus jamais entendu parler de l’Excelsior, ni du propriétaire du tableau, un certain Leon Chomsky que je n’avais pas rencontré. Et pendant onze ans, il n’a pas été question non plus du tableau lui-même, pour l’authentification duquel la société d’assurance m’avait envoyé là-bas et que je n’avais vu qu’en photo.
Son titre s’imposait. Chomsky, dans ses courriers, le désignait sous celui de Marie Madeleine. Mais personne n’avait pu évaluer son degré d’authenticité, de manière à convaincre la communauté savante.
Était-il bien de la main de Giorgione, ainsi que deux premiers experts l’avaient affirmé, sans qu’on puisse leur accorder une confiance aveugle, car l’un et l’autre avaient été payés par le propriétaire de l’œuvre, et la réputation de l’un et de l’autre n'était pas sans tache. Et personne ne savait non plus ce que ce prétendu chef-d'œuvre, sorti de nulle part, était devenu depuis lors.
Il a fallu qu’il figure, onze ans plus tard, au catalogue d’une grande exposition consacrée au maître vénitien par le Musée national du Victoria, à Melbourne.
On se souvient que le directeur de ce musée passait pour un spécialiste de haut vol. Il était jeune, il était grand, il était beau, surtout il était ambitieux. Et la découverte de cette œuvre majeure dont personne, jusque-là, n’avait soupçonné l’existence, marquait une étape décisive dans sa carrière. Toute la presse en a parlé. On l’a interviewé devant les caméras, dans toutes les langues. La présence de la Marie Madeleine dans cette exposition valait pour preuve de son authenticité. Elle en affirmait la valeur et elle garantissait à l’œuvre d’atteindre un prix astronomique quand elle serait mis aux enchères dans une salle de vente. Ce qui ne devait pas tarder. Mais on sait à présent que celle-ci appartenait alors à un oligarque russe qui prétendait l'avoir acheté à Chomsky avant que l’exposition fût ouverte au public, et des photos prises d’hélicoptère ont montré le directeur du musée en compagnie de l’oligarque russe, sur la terrasse d’une villa de Capri, devant une piscine à débordement.
J’avais fait le voyage d’Australie pour voir le tableau. Je voulais en avoir le cœur net. Je m'étais fait déjà une première opinion au vu de la photo, et ce que j’ai vu à Melbourne a confirmé mon sentiment. Il s'agissait d’un faux. Mais j’avais un binôme. La compagnie avait dépêché avec moi un expert venu de Hong-Kong qui, quant à lui, jugea son attribution tout à fait crédible. Et je n’insistai pas. Je m'étais déjà détaché de la question. Je continuais de faire mon métier aussi bien que possible, avec toute la compétence que des années de recherches m’avait fait acquérir, mais mon intérêt artistique s'était porté ailleurs. Giorgione et Le Titien ne me passionnaient plus, ni aucun autre peintre de la Renaissance italienne. Mais un détail néanmoins continuait d’occuper mon esprit.
Lors de mon séjour à Amsterdam, quand je logeais à l'hôtel Excelsior, un crime mystérieux avait été commis, dont la presse s'était fait l'écho. Le cadavre d’un vieil homme avait été découvert par des joggers, dans un parc. La victime avait été étranglée avec un fil d’acier. Son cou avait été entaillé jusqu’à l’os. Sa tête ne tenait plus qu’à peine sur le corps. Comme celle d’une marionnette abandonnée après le spectacle. On ne savait pas qui il était. On cherchait à l’identifier. Et, deux jours plus tard, j’avais été autorisé à rentrer à Paris.
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