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Articles

Retour de concert

Quand on lit un roman, notre attention est requise par l’histoire, on veut en connaître la fin. Mais quand la lecture est finie, que du temps est passé, ce qu’il en reste dans le souvenir se réduit à des images. On aime le roman, dans le souvenir au moins, pour ce qu’on y voit, et qui se voit comme dans l’encadrement d'une fenêtre; dans le train de La Bête humaine , c’est la fenêtre qui laisse entrevoir, à l’intérieur d’un compartiment éclairé dans la nuit, une scène de crime; dans tous les cas, des images floues, aux contours imprécis, auxquelles nous aurions du mal à ajouter un titre, à l’intérieur desquelles les personnages ne sont pas arrêtés mais se déplacent, glissent en silence, mus par quelque mécanisme dont les ressorts nous échappent. Surprenant l’intérieur d’un appartement, un soir d’automne, comme nous passions sous ses fenêtres en rentrant du concert et qu’il commençait à pleuvoir. Soir humide d’octobre, quand la saison des concerts a commencé et qu’on est un dimanche....

Le contrôleur

Quand le contrôleur est monté dans l’autobus, nous n’étions plus que cinq ou six passagers et déjà il faisait nuit. Depuis longtemps nous avions quitté les embouteillages du centre ville. L’autobus filait en cahotant dans les rues étroites de la cité Las Planas qui coiffe la colline. De grands immeubles blancs du haut desquels, en été, on voit la mer. Mais nous approchions de Noēl, l’obscurité s’insinuait partout depuis quatre heures de l’après-midi, et notre autobus était si vieux qu’aux cahots de la route on craignait qu’il se disloque, si bien que le contrôleur devait s’accrocher des deux mains aux rampes de nickel pour ne pas perdre l’équilibre. Pourtant il vint vers moi. Son regard s’était fixé sur moi aussitôt qu’il était monté à bord. Peut-être me reconnaissait-il. Peut-être des portraits de moi étaient-ils affichés dans les commissariats de police comme ceux des criminels. Je fus pris d’un doute. Il fallait que je me sois endormi. Je m’empressai d’exhiber mon ticket mais il me...

Le club des amateurs de pluie

Dans nos quartiers, près des gares, à l’entrée des hôpitaux, sous les bretelles d’autoroutes, les seules nuits où on trouve le sommeil sont celles où il pleut. Un café reste ouvert et éclairé où nous sommes quelques-uns à regarder la pluie qui balaye la rue. Nous nous racontons des histoires. Nous évoquons d’autres lieux et certaines circonstances de nos vies. Il nous arrive de douter nous-mêmes si nous n’inventons pas. Puis, à la première accalmie, une femme quitte le groupe pour rejoindre d’un pas rapide son immeuble. Elle nous fait des signes de la main en allant sous la pluie, et on sait qu’elle aura quelques heures de bon sommeil avant de reprendre son service à l’hôpital ou ailleurs. Et on sait qu’elle aura des rêves qu’elle racontera le lendemain, au café du coin de la rue où nous nous retrouvons et qui reste ouvert jusque tard dans la nuit. Quand vous avez quitté le groupe, quand enfin vous dormez dans votre lit, vous savez que le café du coin de la rue reste ouvert et éclairé,...

L’infirmière du couvent

Il est vieux et le dernier habitant d’un immeuble étroit et haut de cinq étages, isolé derrière une gare de triage, à l’écart de la ville. Il y occupe à lui seul un appartement assez grand pour une famille mais encombré de livres au point qu’il lui est difficile d’y circuler. Tous des romans d’aventure aux couvertures peintes: images grossières, vivement colorées, de scènes d’attaques et d’enlèvements, de masques, de luttes, de diligences, de poursuites en voiture, de baisers, d'assassinats au poignard, de coups de feu échangés, de tortures terribles, d’aveux, de terrasse du casino de Monte-Carlo éclairée dans la nuit, avec le bruit de la roulette qu’on devine en arrière-plan, la voix du croupier, de robes du soir, de fume-cigarette, de James Bond, de Fantômas, du docteur Fu Manchu, de Rouletabille, d’Arsène Lupin, de Sherlock Holmes, du chien des Baskerville hurlant sur la lande, de Lovecraft, de barques glissant dans l’obscurité d’un port entre les coques des hauts navires amarré...

Intermittences

L’intérêt que l’on prend à ces choses est difficile à expliquer. L’un habite un appartement où il finit par ne plus occuper que la chambre et la cuisine qui donnent sur une cour. Surtout l’été. Il ferme les volets de toutes les autres pièces pour ménager une pénombre poussiéreuse et il se réfugie côté cour. Côté rue, une grande pièce où sont rangés ses livres. Meublée, en outre, de fauteuils couverts de draps blancs et d’une table en bois massif qui lui servait de bureau, mais où il n’entre plus désormais que pour choisir des livres qu’il va lire côté cour. Quantité de livres s’empilent sur la table où ils forment un champ de ruines. Et, les volets tirés, il lui faut faire de la lumière pour choisir parmi les livres, même en plein jour. Côté cour, en revanche, les fenêtres restent ouvertes nuit et jour, afin qu’y pénètre la clarté des étoiles et qu’y résonne la musique qui se joue parfois chez d’autres habitants qu’il identifie mal, dont l’un se penche parfois pour étendre du linge, fu...

L’enquête

Il s’installe dans une ville qu’il ne connaît pas, où il n’était jamais venu, pour écrire un livre qui sera un portrait (description) de cette ville: un ouvrage de commande, où l’on trouvera les récits des rencontres qu’il fera avec certains habitants, dans certains lieux, le tout augmenté de transcriptions d’interviews. Il habite cette ville une année durant, loge dans un appartement qui est la propriété de son éditeur, dont celui-ci a hérité sans l’avoir jamais occupé, explique-t-il, où il lui est arrivé de rendre visite à ses parents (les parfums confinés dans le recul et la demie obscurité de leur chambre, un miroir au-dessus de la cheminée, sur la tablette, des peignes et des brosses, quelques objets de culte), mais où il n’a jamais dormi et où il n’est pas retourné depuis le décès de son père, voici longtemps. L’éditeur lui donne la clé et dit: “Tu verras, tu ne manqueras pas de place pour installer ton matériel”. Un appartement beaucoup trop vaste pour les besoins d’un journali...

Un revenant

Nous sortions peu de cet appartement. L’été surtout, à cause de la chaleur qui écrasait les rues, à cause des bruits de violences qui s’entendaient sous nos fenêtres. La nuit, je quittais mon lit, je parcourais le couloir, je passais des portes dans une obscurité presque complète. Je me croyais dans une forêt. J’y faisais des rencontres. Une rivière, un pont, un moulin, des animaux, de fiers chevaliers, des fantômes. Avec le temps, je compris qu’eux aussi, de leur côté, me regardaient comme un fantôme. Tel chevalier se signait à ma vue. Je compris qu’il me prenait pour un ermite ayant perdu la raison et qui errait sans but. Je buvais l’eau de la rivière et mouillais mes cheveux, qui étaient longs à présent, qui pendaient sur mes épaules. Assis au pied d’un arbre, je mangeais des noisettes en causant avec un lapin ou un écureuil. Un couple de colombes parfois me faisait une visite. Priais-je encore? Il me semble que je répétais indéfiniment la même phrase très courte, je ne sais plus la...