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Articles

Le piano de Philip Glass

C’est l’après-midi. Un compositeur est chez lui, devant son piano, et il travaille à composer de la musique en attendant la visite d’une femme avec laquelle il a une liaison. Elle est mariée, lui ne l’est pas. Cela se passe dans une grande ville européenne mais pourrait se passer aussi bien à New York, à certaines conditions. Le compositeur, c’est Philip Glass. On ne peut pas s’empêcher de penser aussi à Leonard Bernstein mais on s’en tiendra à Philip Glass. Plutôt qu’un compositeur de musique, il pourrait s’agir d’un écrivain. On ne peut pas s’empêcher de penser à Philip Roth, mais on s’en tiendra à Philip Glass. La musique qu’on entend est celle de Philip Glass, ou fait penser à celle de Philip Glass. C’est une musique minimaliste et répétitive, hésitante, en cours d’invention et sur laquelle le compositeur travaille de façon quelque peu distraite, souvent d’une seule main, à cause de la femme qu’il attend. On est dans le studio avec lui, pas loin de son piano. Il ne nous voit pas pa...

Dans les gorges de Daluis

Rêve que nous sommes vieux et que nous avons deux maisons: une dans une haute vallée de l'arrière-pays, l'autre au bord de la mer. À Beaulieu, nous tenons le petit cinéma qui est l'équivalent du Nuart Theatre tenu par George. Pas vraiment des maisons mais de petits logements qui nous suffisent, le bonheur étant de passer de l'un à l'autre dans la même journée. Nous sommes chez nous à la montagne et puis dans l'après-midi nous descendons à Beaulieu pour projeter un film dont le titre a été annoncé par affiches. Je m'étais endormi en revoyant sur mon iPad (dans mon lit) Masculin féminin de Jean-Luc Godard (1966) et le bonheur que m'a procuré ce film s'est retrouvé dans le rêve. Quand nous descendons à Beaulieu, c’est presque toujours pour projeter un film déjà ancien qui s'adresse à un petit public de cinéphiles (quelques étudiants et davantage de vieux comme nous), et nous ne nous remontons pas à la montagne dans la nuit, après la projection, ce ...

Sur Instagram

Puis, un jour, Nina s’est décidée à faire, elle aussi, des photos dans la rue, mais ce ne fût d’abord que d’un seul personnage, un vieil excentrique que tout le monde, à Nice, avait rencontré au moins une fois, avait remarqué au moins une fois pour sa tenue vestimentaire et le caddie qu’il poussait, mais que Nina fut la première à prendre en photo, la première du moins dont les photos qu’elle avait faites de lui finirent par être publiées sur Instagram. Il s’appelait Octave, ou se faisait appeler Octave, ou se fit ce jour-là appeler Octave. Octave, personne ne savait rien de lui, sinon ce qu’il montrait aux yeux de tous, et Nina n’en sut pas davantage. Quand elle me montra la demi-douzaine de photos qu’elle avait faites de lui, et après qu’elle m’eut assuré qu’elle avait obtenu de lui son autorisation, et d’ailleurs sur les photos on voyait qu’il posait, avec un grand sourire, et comme je les trouvais très belles, je lui ai demandé si elle les lui avait envoyées, si elle connaissait so...

Le Chant du rossignol

La maison cesse d'être accueillante pour Pierre, il ne s’y reconnaît plus. Il se sent incapable de la transformer en résidence d’artistes et il se sent incapable de la vendre. Puis la torsion s'opère. Il se dit que, pour l'aménager, il faudrait qu’il ait des compétences en matière de décoration, de stylisme, d’architecture d’intérieur, et qu’il n’en a aucune, que ce n’est pas là son domaine, c'était le domaine de Raymond Butler et sans doute est-ce aussi celui de Silvio Dechent, mais ce n’est pas le sien. Le sien, c’est la musique. Il se souvient enfin de sa vieille passion dont il a eu la chance de pouvoir faire un métier, encore que ce métier a été pour lui très peu satisfaisant, non pas qu’il ait eu à se plaindre de ses élèves, ceux-ci l’aimaient bien et il les aimait bien aussi, mais les programmes officiels ne lui laissaient le temps ni la force de rien approfondir, ni pour ce qu’il enseignait à ses élèves, ni pour son propre compte. Avec Raymond Butler, il écoutai...

Lanterna magica

Au cours du même après-midi, il arrivait que nous visionnions non pas un film mais deux et parfois trois. George était assis à côté de moi, dans l’obscurité de la petite salle du Nuart Theatre où nous étions les seuls spectateurs, et comme nous arrivions à la fin d’un film, il me disait: — Tu es pressé? J’ai reçu Monika , je l’ai programmé pour demain soir, mais comme je ne l’ai pas revu et que j’ai promis d’en faire une présentation… Et ainsi, après avoir revu Les Forbans de la nuit , de Jules Dassin, nous revoyions Monika d’Ingmar Bergman et peut-être encore après Agent trouble de Jean-Pierre Mocky. De quoi brouiller les cartes, nous mettre la tête à l’envers. Mais je ne m’en plaignais pas. Les livres que j’ai lus avaient une place dans ma bibliothèque. Je pouvais les toucher. Ils avaient une couverture dont ils ne débordaient pas. Je les avais achetés, un à un, au fil des ans, je les avais rapportés chez moi, je les avais lus ou je ne les avais pas lus, ou je n’avais fait que les ...

Procrastination

Mais Pierre ne réalise pas son projet — qui était d’ailleurs celui de Raymond Butler plutôt que le sien. Un projet que Raymond Butler lui avait légué en même temps que la maison. “Elle est à toi, lui a-t-il écrit, tu peux la vendre, mais tu peux aussi en faire une résidence d’artistes. Et dans ce cas, si c’est ton choix, Sylvio pourra t’aider à effectuer les démarches nécessaires pour obtenir un agrément ministériel et les subsides qui vont avec.” Et Pierre s’est résolu à cette idée, il s’y est rangé, en même temps que, dès le premier jour, il a su qu’il ne passerait pas à la réalisation. Qu’il en était incapable. Que c'était impossible. Ce qu’on appelle, je crois, de la procrastination. Encore que je n'aime pas ce mot un peu trop long et difficile à prononcer. Pierre avait un problème avec la maison. Tant qu’elle était celle de son ami et ancien amant Raymond Butler, c’est-à-dire tant que Raymond Butler était vivant, et même si celui-ci n’y passait que quelques jours par an, i...

Le violon de Jonas

Erika est une jeune violoniste norvégienne. Un soir, elle donne un concert dans une petite ville du Hardangerfjord, dans le comté de Vestland. C’est le printemps, la nuit est claire, étoilée. La manière d’Erika consiste à ajouter la musique de son violon aux sons de la nature qu’elle a enregistrés, ceux des troupeaux de rennes, des ruisseaux, de la pluie et du vent dans les arbres. Après le concert, elle retourne à la caravane qui lui sert de loge. On frappe à sa porte. Un admirateur se présente, sa casquette à la main. C’est un vieux monsieur prénommé Jonas. Il la félicite pour sa prestation, il lui dit combien il aime sa musique et qu’il a fait un long voyage pour l’entendre. Puis, avec sa permission, il lui raconte l’histoire suivante. Quand il était jeune, il a étudié le violon au conservatoire de sa ville en Ukraine où il habite encore. Puis il a abandonné l'étude du violon mais il a gardé son instrument. Il lui arrivait d’en jouer, mais il ne le faisait plus d'après les p...