Georg Duncan m’a raconté ceci: J’ai passé une année en Ligurie. J’avais trouvé à louer une masure restaurée, située à trois ou quatre kilomètres d’un petit port de pêcheurs où il y avait un cinéma. J’avais loué cette maison dans l’espoir qu’une femme viendrait m’y retrouver pour l’habiter avec moi. J'étais jeune, très amoureux de cette femme qui n'était pas libre, nous avons échangé des lettres, je crois qu’elle a hésité mais elle n’est pas venue. Elle était plus âgée que moi. Je m'étais mis dans l'idée d’écrire un roman qui aurait raconté notre histoire comme j'avais cru la vivre, comme je me l'étais racontée à moi-même pendant les quelques mois qu’avait duré notre liaison. J’y travaillais avec assiduité, plusieurs heures par jour et même la nuit. Je vivais de pas grand-chose, en sandales, pantalon de toile et chemise ouverte, la nuque brûlée par le soleil de l'été. Je m’imaginais dans la peau d’un voyageur romantique. Je descendais au port chaque matin pour acheter le peu qu’il me fallait pour me nourrir et que j’emportais dans un filet à provisions; je buvais un café à l’unique terrasse ouverte sur le quai, je m'exerçais à converser dans la langue du pays avec les personnes qui s’y rencontraient: des pêcheurs, le patron du café, le boulanger chez qui j’achetais de la torta verde et des parts de pizzas, des gens aimables que mon accent faisait rire, avant de reprendre le chemin qui me conduisait chez moi.
La masure que j’habitais était étroite plutôt comme un grenier mais à l'étage, il y avait une terrasse qui ouvrait sur les collines couvertes d'oliviers qui s'étendaient jusqu’à la mer. J’aurais pu y passer des journées entières mais le paysage était si beau qu’il m'empêchait d'écrire; devant lui, je serais resté debout à le regarder ou à faire du yoga, mais je préférais redescendre bien vite dans le réduit obscur que je m'étais aménagé, où je remplissais des pages. Puis, je faisais une seconde promenade à la tombée de la nuit, et c'était alors que je songeais au cinéma.
Jusque là, le cinéma n’avait pas occupé une grande place dans ma vie. J’avais vu des films, bien sûr, comme tous les gamins de mon âge, dans l’obscurité des salles d’Eastbourne où j’ai grandi, mais c'était l’occasion surtout d’embrasser nos petites camarades et de caresser leurs jambes dans l’obscurité. Je n’y avais pas attaché plus d’importance qu’à des traquenards amoureux ou des spectacles de cirque. Et mon impression n'était pas très différente quand je suis arrivé.
L’Excelsior était un petit bâtiment blanc comme une meringue, construit en arrondis, qui ressemblait à une église. On s’attendait à y assister, passé la porte, à des miracles ou à des tours de prestidigitation. On se disait qu’il était venu avec le cirque, sorti d’un camion de la caravane en même temps que les chevaux et les cages des fauves, puis que le cirque était parti et qu'il était resté là dans l’attente que reviennent les touristes ou que son propriétaire (peut-être le pharmacien de la ville voisine) se lasse d’y perdre des sous, qu’il en éteigne les lumières, qu’il en obstrue la porte avec des planches, jusqu’à ce qu’un autre inconnu le rachète pour en faire autre chose.
En somme, j'étais heureux. Un point important: je ne descendais pas au port, le soir, sans songer au cinéma. Je me disais, Allons voir ce qui s’y donne, car sa programmation était imprévisible; elle consistait le plus souvent dans de vieux films dont l’autobus de la route côtière avait apporté le matin même les bobines; et parfois, dans le hall éclairé, devant l’ouvreuse qui me souriait derrière sa vitre, quand l’affiche me plaisait, j’achetais un ticket et j'entrais dans la salle, tandis que d’autres fois je ressortais aussitôt pour aller voir la mer. Et le plus curieux est que le cinéma, non pas seulement ce petit cinéma de village que le hasard de la vie avait mis sur ma route mais l’art cinématographique tout entier, tel qui nous venait de Hollywood, mais aussi de Cinecitta, de Paris et d’ailleurs, s’est alors installé dans mon imaginaire, me marquant à jamais, et qu’il avait accompli ce prodige aussi bien grâce aux films que je voyais, assis dans la salle où, le plus souvent, nous n'étions que cinq ou six spectateurs, que grâce aux autres dont je n’avais fait que regarder l’affiche avant de quitter le hall pour me promener devant la mer, dans la nuit, le long du quai où clapotaient les barques des pêcheurs.
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