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Articles

Affichage des articles associés au libellé Fictions

Meurtre sur un balcon

Ils ne sont pas bavards. Aucun des trois. Chaque soir ou presque, Quentin Lazlo sonne chez les sœurs. C'est à l’heure du thé. Elles le reçoivent dans leur salon. Viviane est psychanalyste et Edwige, sa cadette, est professeure de piano. Les trois sont de vieux tableaux. Viviane a bien connu le maître. Il a été son analyste, puis son contrôleur, et ils sont restés amis jusqu’à sa mort. Elle a été son alliée la plus intransigeante en même temps que la plus inventive, ce qui lui vaut d’être encore invitée aux congrès de l’École par les jeunes qui ont pris la relève. Les deux n’ont pas toujours habité ensemble. Viviane a toujours habité Nice. Ce qui veut dire qu’elle a beaucoup pratiqué les voyages en train, entre Nice et Paris. Surtout la nuit. Elle emporte du travail. Des articles à lire et à annoter, d’autres à écrire. Edwige s’est mariée et elle a vécu à Besançon, avec un mari géomètre. Elle a eu deux enfants, puis, quand son mari est mort, elle est venue habiter avec sa sœur. Edwi...

Où est le Mal?

La pièce où les garçons furent admis était un champ de ruines. Elle était si mal éclairée qu'Achille y était comme une ombre. Il fit asseoir ses visiteurs sur son lit tandis qu’il se tenait debout pour leur parler. D’abord, il fut question d’un jeu qui s’appelait Empty Spitfire . Il dit: — C’est un jeu réputé le plus sombre et le plus difficile. L’univers est celui des dernières années de la guerre où les villes allemandes sont impitoyablement bombardées par l’aviation britannique. Les combats ont lieu dans le ciel. Ils opposent les Spitfire anglais aux Messerschmitt allemands. Le joueur se voit attribuer un Spitfire qu’il pilote à distance. Le but est d’échapper aux tirs des chasseurs allemands pour aller s’écraser sur l’immeuble de Berlin où se cache le Führer. De sacrifier sa vie en mettant ainsi fin à la guerre qui ravage le monde. Alors, le vainqueur obtiendra pour récompense de connaître le Secret, un secret ultime dont on devine qu’il est lié à la mort du Führer. Et donc, j’...

Pour qu'il accepte de dormir

Clara ne semble pas étonnée de la présence d’un second personnage qui se tient à côté de Georges, dans l’encadrement de la porte. Elle hoche la tête, elle dit: “Entrez!” et elle les précède dans un salon où ils se tiendront debout. Elle s’adresse à Georges, elle dit: “Merci d’être venu!” Elle dit aussi: “Je vous attendais. J’étais à la fenêtre. Je vous ai vus arriver tous les deux. Je vous ai reconnu.” Et elle sourit. D’un même mouvement de la tête, les deux garçons regardent la fenêtre comme si la silhouette de Clara pouvait s’y dessiner encore. Elle a un geste de la main pour toucher celle de Georges, mais elle la retire avant de l’avoir fait. Puis elle dit: — Il faut que je vous explique. Il faut que vous compreniez avant d’aller le voir. Achille allait plus mal. Georges, vous le connaissez, vous savez comment il peut être. Mais là, son état a beaucoup empiré. Il ne pouvait plus être question qu’il se rende à son travail. Il ne se lavait plus, il ne dormait plus, il ne se nourrissai...

Un geek et sa mère

Comme ils quittent la rue Ségurane pour aller à La Barque rouge, Georges reçoit sur son portable un message qui dit: “Achille ne va pas bien. Il demande à vous voir. Si vous pouviez venir tout de suite, ce serait bien. Clara.” Il le montre à Olivier. — Qui est Clara? demande Olivier. — C’est la mère d’Achille. Elle a écrit ce message sur le téléphone d’Achille. — Et qui est Achille? Georges explique qu’il a rencontré ce garçon deux ans auparavant, à l’occasion d’un tournoi de jeux vidéo qui se tenait à Épinal. — C'était à une époque où je m'intéressais aux jeux vidéo. Nicolas venait d’ouvrir sa boutique. Comme nous étions amis, je l'aidais à aménager le lieu. Pour me payer, il m’a offert une PlayStation. Sur son conseil, je me suis inscrit pour la première fois à ce qu’on appelait encore une LAN party, et comme une liste des participants avait circulé, où il apparaissait que nous étions deux, Achille et moi, à venir de Nice, nous avons pris contact et nous sommes convenus d...

Rue Ségurane

Les deux garçons traversent la place Masséna et parviennent ainsi sur le quai des États-Unis. Il ne leur reste plus alors qu'à gravir le promontoire de Rauba Capeu pour aller jusqu’au port, avec la mer en contrebas qu’ils ne voient pas, dont la profondeur se noie dans la nuit, mais qu’ils entendent et dont la voix, tendre et violente, ressemble à celle du jeune homme trop gros qui chantait debout, une guitare pendue au cou, les jambes écartées, en balançant les hanches, parfois dans des églises, parfois dans des cours d'écoles, plus souvent devant des silos à grains, pour des ouvriers agricoles vêtus de salopettes et pour des trimardeurs tout juste descendus du train, à l’heure où les nuées des tempêtes s'accumulent dans le ciel, à l'horizon des plaines où déjà le vent froisse les feuilles sèches des champs de maïs, quelque part en Louisiane ou peut-être plus au nord, à Memphis, Tennessee. Puis ils arrivent au bas de la rue Ségurane et le port s'ouvre devant eux. To...

Souvenirs de plage

Ils ont dîné d’un bol de nouilles et d’un bouteille de bière, juchés sur des tabourets, au comptoir d’un restaurant japonais, rue Biscarra. Puis ils ont repris leur marche en direction du port. Et comme ils traversaient le boulevard Dubouchage plongé dans une obscurité presque complète, Georges a dit: — J’adore l'été. Quand j'étais enfant et que c'était l'été, il y avait les dimanches que nous passions à la plage. Nous partions à plusieurs voitures, avec des oncles, des cousins, des amis. Nos parents n’étaient pas de très forts organisateurs. Ces parties de plage étaient décidées la veille, à la va-vite, au téléphone. Mais le téléphone était raccroché sans qu’on ait dit où nous irions. Il était convenu que nous nous retrouverions, le matin, à l'entrée de l’autoroute. Je me souviens de rendez-vous qui avaient lieu tout au haut du boulevard Gorbella. À l’heure dite, nos voitures venaient se ranger l’une derrière l’autre sur le bord du trottoir. Nous autres enfants dev...

Chez la nurse

Georges lui a donné rendez-vous devant les grilles du jardin Alsace-Lorraine. Il a eu le temps d’aller poser son violon chez lui, et maintenant il attend sur le boulevard Victor Hugo. Il ne sait pas pourquoi Georges lui a donné rendez-vous dans cet endroit plutôt qu’au port où est La Barque rouge, quelque part sur le quai Lunel, d’après ce qu’il a dit, et la soirée est claire et douce comme si le jour ne devait pas finir. Il est content d’avoir trouvé cette occasion de sortir. Il ne se voyait pas rester chez lui, dans l’appartement désert, près du violon qui dormait dans sa boîte, à regarder la télévision en mangeant l'assiette de gratin de pâtes avec des chipolatas que sa mère a laissée pour qu'il n'ait plus qu'à la réchauffer. Des enfants jouent encore sous les grands arbres. Les allées dessinent des courbes compliquées. Le ciel est bleu et rose avec des traînées de gris. Il y a des balancements de palmes, des froissements de buissons. Il se souvient de l'époque o...

Nouages

Georges n’est plus un enfant. Il a une petite amie avec laquelle il vit en couple et il a abandonné ses études pour travailler chez un marchand de disques. Olivier l’a rencontré dans un club de jeux vidéos où il venait pour la première fois. Ses camarades de lycée avaient tous la passion de ces jeux tandis qu’Olivier les regardait de loin. Il faut dire qu’il n’avait pas beaucoup de temps à leur consacrer, à cause du violon et de ses entraînements à la piscine. Quand il a poussé la porte du club, il avait en tête qu’il abandonnerait bientôt l’étude du violon et il se disait que sa vie risquerait alors de lui paraître vide. Depuis l’âge de six ans, pour ceux qui le connaissaient, il avait toujours été l’apprenti violoniste. L’étude du violon lui était une excuse pour être par ailleurs un élève médiocre ainsi qu’un jeune homme timide. Et à présent, il avait plutôt envie de devenir un garçon comme les autres. Il venait pour qu’on le conseille, qu’on lui explique. Mais celui qui paraissait ...

Un vendredi de juin

Jérôme et Odile Soulier avaient été assassinés dans un chalet voisin. Olivier les avait toujours connus. Ses parents et eux étaient amis. Les uns et les autres passaient presque tous leurs weekends à La Colmiane. Jérôme Soulier était opticien sur le boulevard de Cessole, tandis que les Mendens (le père et la mère d’Olivier) tenaient une droguerie sur la rue de Lépante. Les quatre étaient bien faits pour se comprendre et s’apprécier. Les Soulier n’avaient pas d’enfant, et les Mendes n’en avaient qu’un, si bien qu’Olivier avait toujours été au centre des attentions du quatuor. Les intrus — selon les traces relevées, ils étaient deux, et sans doute n’avaient-ils d’autre but d’abord que faire main basse sur de l’argent et des bijoux — étaient entrés dans le chalet par la porte de la façade arrière, qui n'était pas verrouillée, et ils avaient trouvé les Soulier, assis sur leur canapé, devant leur poste de télévision. Il devait être onze heures du soir, pas loin de l’heure où ils montera...

Cette fois-là (5 et fin)

Quand ils sont assis de part et d’autre de la même table, Sonia veut savoir ce qu’Alexandre a fait de son été. — Vous étiez en vacances, dit-elle. — Oui, les dernières vacances de ma longue carrière. À présent, je serai toujours en vacances… — Et qu’en avez-vous fait? — Je suis parti en Suède. — Vous cherchiez la fraîcheur? — Oui, et je voulais surtout connaître l’île de Fårö où Ingmar Bergman a fini ses jours. — Et où il a tourné, si je me souviens bien, l’un de ses premiers films. — Vous pensez à Un été avec Monika ? Vous connaissez ce film? Oui, c’est l'un des plus beaux. Mais il a été tourné sur l’île d’Ornò. Je l’ai visitée aussi. Et vous, qu’avez-vous fait? — Je suis restée ici. J’ai travaillé. Je prends mes vacances de préférence en hiver. — Je vous imagine à Venise ou peut-être à Trieste. — Suis-je donc si transparente? Et la liste de dates que je vous ai envoyée? — J’ai beaucoup rêvé dessus sans qu’elle me dise rien. J’essaie à présent de ne plus y penser. — C’est sans dou...

Cette fois-là (4)

Trois jours plus tard, Alexandre reçoit par courrier électronique une liste de dix dates. Sonia y ajoute: “Il se peut que j’en loupe, mais ces dix me paraissent certaines”. Dix, ce n’est pas beaucoup. Et surtout, elles ne lui disent rien. Elles correspondent en effet aux deux années où Pascale fut sa maîtresse, mais impossible d’y ranger des images. Il se souvient qu’en prévision de ses visites, il remplissait son frigidaire. Elle n’avait pas pris le temps de déjeuner pour recevoir ses premiers clients et se libérer ensuite. Il fallait qu’il pût lui proposer, avant qu’elle ne reparte, de quoi se nourrir. Un jour, ils mangent des huîtres en buvant du champagne. Un autre jour, il lui propose des tranches de rosbif avec de la moutarde et du vin rouge. Un autre jour, il lui lit un poème de Baudelaire: “Mon enfant, ma sœur, / Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble…” Il se souvient aussi des changements de lumière. La première fois qu’elle est venue, il a fait mine de tirer les ...

Cette fois-là (3)

— Madame Sonia Delorme? — Oui, c’est moi… — Nous ne nous sommes jamais rencontrés mais je crois que vous connaissez mon nom. Je suis Alexandre Jacopo. — Monsieur Jacopo? Oui, bien sûr. J’ai pensé à vous. Je suis contente de vous voir. Je m’y attendais un peu. — Je voudrais échanger quelques mots avec vous. M’autorisez-vous à vous offrir un verre, à moins que vous ne soyez pressée? — Non, la journée a été longue, mais maintenant je suis tout à fait libre. Où voulez-vous aller? Il l’attendait à l'entrée de l’immeuble, rue du Congrès. Il l’avait attendue longtemps. La pluie avait cessé. Bientôt, il ferait nuit. Elle a dit qu’il lui arrivait de boire un Martini, le soir, en quittant le cabinet, à la terrasse du Liber’Tea. — Vous connaissez? C’est tout près d’ici. Ils sont partis ensemble. Ils marchaient côte à côte. Lui, lourd, les mains dans les poches de son imperméable ouvert. Elle, légère, pas bien grande, vêtue d’un tailleur, avec un poncho noir glissé sous les anses de son sac. L...

Cette fois-là (2)

Alexandre avait conscience de ne pas mener une vie très saine ni très raisonnable. Il avait renoncé à faire la cuisine. Le soir, il dînait dans un petit restaurant asiatique, tout près de chez lui, au haut de l’avenue Borriglione. À cette heure, beaucoup de Niçois qui travaillaient en ville prenaient le tramway pour regagner les quartiers nord. Ils habitaient dans des cités construites sur les collines qui regardaient la mer, que la blancheur de leurs façades faisait se perdre dans les nuages, avec ici et là des allures de fantômes. Mais depuis quelques années, les pannes d’électricité devenaient plus fréquentes, et les tramways restaient en panne, surtout pendant les périodes de fortes pluies, si bien que des foules se pressaient à pied à l’assaut des faubourgs. Alexandre regardait ces êtres défiler devant lui, se bousculer, se disputer ou rire, au contraire, de se voir l’un l’autre, les cheveux et le visage dégoulinants de pluie, quand il s’agissait de personnes plus jeunes, avides d...

Cette fois-là (1)

Quand Alexandre Jacopo apprit la mort de Pascale Cardix, il y avait quinze ans qu’il ne l’avait pas revue. Hormis une fois à l’occasion d’un vernissage, dans une galerie d’art, sur le quai Lunel, et une autre fois à Paris, à la sortie d’un cinéma du boulevard de Clichy, sans qu’ils se soient parlé. Et en quinze ans, beaucoup de choses avaient changé: il avait vieilli, bien sûr, et surtout le réchauffement climatique avait rendu la planète beaucoup moins habitable. Aux longues périodes de sècheresse succédaient des mois entiers de pluies diluviennes, durant lesquels en plein midi il ne faisait pas tout à fait jour. Il continuerait d’écrire des livres, il garderait le privilège d’écrire des livres et de les publier, mais il savait que le contact avec les étudiants lui manquerait. Il prenait plaisir à diriger des thèses, et cette année-là serait la dernière où il pourrait le faire. Son étudiante favorite s’appelait Hélène Loriot. Depuis quatre ans, elle menait un travail sur Soeren Kierke...