Elle venait le rencontrer chez lui une fois par mois, et le rendez-vous avait été pris pour qu’ils discutent d’un long développement dont elle lui avait envoyé le texte. Elle avait intitulé ce chapitre “Les fiançailles rompues”. Elle y mettait en parallèle les reculades matrimoniales du philosophe danois et celles de Franz Kafka. Et aussitôt qu’ils s’étaient installés dans leurs fauteuils habituels, où le rituel voulait qu’ils prennent le thé, il lui avait dit tout le bien qu’il pensait de ce travail, clair, précis, richement documenté, à quoi elle avait répondu: “J’avais craint que vous me reprochiez de trop m’intéresser à la vie de l’auteur.” Et lui: “Bien sûr, certains de mes collègues y trouveraient à redire. Nous devons y songer quant à savoir qui nous inviterons pour participer à votre jury. D’ailleurs, le moment est venu, mais c’est là mon affaire, et quant à moi, je pense que cette digression a toute sa place avec le reste.”
La jeune femme était ravie. Alexandre Jacopo de son côté gardait un air grave. Il lui adressa quelques remarques de détail concernant sa bibliographie. Elle en prit bonne note et comme, après cela, elle rangeait son carnet et se levait pour partir et comme il se levait aussi, il ajouta: “Je peux vous l’avouer, votre chapitre m’a touché plus particulièrement peut-être parce que je venais d’apprendre le décès d’une vieille amie”. Il avait parlé d’une voix à peine audible, en regardant ailleurs, comme s’il avait cherché le téléphone qu’elle aurait pu oublier sur la table. La jeune femme, en revanche, le fixait avec attention. La confidence de son professeur était inattendue. Pour la première fois, celui-ci montrait une faiblesse. Le rapport entre eux était inversé. Elle n’était pas sûre de s’en réjouir. Elle a hésité puis elle a dit: “Pardon, Monsieur, mais vous voulez parler d’une ancienne maîtresse?” Alors, il a tourné les yeux vers elle et le sourire de l’un répondait à celui de l’autre.
— Oui, vous avez raison, autant le dire.
— J’en suis désolée. Vous devez être triste.
— Oui, très triste, et en même temps troublé.
— Votre liaison était finie?
— Depuis bien des années. Mais il y a une question qui tourne dans ma tête. C’est une question impossible, qui dit et qui répète: “Combien de fois?” J’essaie de me convaincre que cette question n’a pas de sens, que je ne pourrai jamais y répondre, il n’en reste pas moins que je voudrais savoir.”
De nouveau l’étudiante a hésité, mais son professeur lui souriait en même temps qu’il avait des larmes dans les yeux. Alors, elle a fait appel à tout son courage, à tout son aplomb, et elle a dit:
— Vous voulez parler du nombre de fois où vous avez fait l’amour?
— En effet, du nombre de fois où elle est venue ici.
— Parce qu’elle venait ici?
— Oui, elle était mariée, et nous ne nous sommes jamais retrouvés qu’ici. Elle venait quand elle voulait, quand elle pouvait. Et elle restait une heure, quelquefois davantage. Mais je ne saurais dire combien de fois cela s’est produit, je n’ai gardé aucune trace matérielle de ses visites, et maintenant je voudrais savoir les dates de chacune, et cette question insiste. Elle trouble mon sommeil. C’est sans doute stupide.
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