Les intrus — selon les traces relevées, ils étaient deux, et sans doute n’avaient-ils d’autre but d’abord que faire main basse sur de l’argent et des bijoux — étaient entrés dans le chalet par la porte de la façade arrière, qui n'était pas verrouillée, et ils avaient trouvé les Soulier, assis sur leur canapé, devant leur poste de télévision. Il devait être onze heures du soir, pas loin de l’heure où ils monteraient à l'étage où était leur chambre pour se dévêtir et se coucher, quand les brigands les avaient menacés de leur arme. Après cela, on avait trouvé la maison dévastée, les meubles brisés comme à coups de hache, et les corps des deux propriétaires tués par balles dans l'entrée, à trois pas de la porte, ce qui donnait à penser que les assaillants étaient sur le point de repartir quand Odile Soulier les avait poursuivis. Elle passe devant son mari pour les invectiver, pour exiger qu’ils leur rendent ce qu’ils leur ont pris, pour les injurier sans doute, et c’est alors que ceux-ci les abattent, elle d’abord et lui ensuite. Qu’avait-elle pu leur dire, pour leur faire honte de leur méfait, et les mettre ainsi en fureur? Maintenant ils sont morts, ils baignent dans leur sang, et les assassins se sont enfuis.
Tels sont les faits. Le reste, les détails tenaient au secret de l'enquête. Les journaux parlent de deux intrus mais d’une seule arme de poing, et dix minutes plus tard, leur voiture est flashée par la caméra de surveillance qui est placée au carrefour. Et moins d’une semaine plus tard, le couple est interpellé dans un squat qu’ils occupent à Saorge, une vieille baraque délabrée hantée par les chats, où la jeune femme avait ses habitudes, parmi une petite communauté de hippies, et où l’homme, bien connu de la police, était venu se réfugier après sa sortie de prison.
Rien de très mystérieux dans tout cela, mis à part qu’on ne savait pas ce qu’ils avaient trouvé dans la maison et avec quoi ils étaient repartis. Un butin d’assez de valeur, il fallait croire, pour qu’Odile Soulier les poursuive dans l’entrée au moment où ils allaient franchir la porte.
Le chalet des Soulier est un peu à l’écart, sur la route de Valdeblore, et les voisins n’avaient rien entendu mis à part ce que font entendre, à onze heures du soir, les postes de télévision, mais bien sûr les Mendes avaient été interrogés, et comme les Souliers étaient leurs amis, on leur avait demandé s’ils voulaient bien jeter un coup d’œil à l’intérieur de la maison, question de signaler certains objets peut-être qu’ils connaissaient et qui avaient disparu. Et c’est alors que Françoise Mendes avait parlé des bijoux que possédait Odile: un bracelet et deux bagues qu’elle tenait de sa mère et qui ne la quittaient jamais, qu’elle portait même à la campagne. On ne les avait pas retrouvés sur elle ni sur sa table de chevet. Et d’avoir vu la maison dévastée après le double assassinat de leurs amis, cela avait pas mal secoué les Mendes, si bien qu’ils étaient restés plusieurs semaines sans retourner à La Colmiane. Le drame s’était produit un samedi soir, début avril, et on en était maintenant aux derniers jours de juin.
Le vendredi, les Mendes s'échappaient du magasin aussitôt qu’ils pouvaient, et ils attendaient qu’Olivier soit revenu de sa leçon de violon pour l’emmener avec eux à la montagne. Au lycée Masséna, Olivier bénéficiait d’un horaire aménagé parce qu’il étudiait le violon, et le vendredi, en fin d’après-midi, il prenait une leçon chez son professeur qui habitait au bas de l’avenue Borriglione. Et ce vendredi-là marquerait une date importante dans la vie du jeune homme, puisque ce serait celui où il arrêterait l’étude du violon. Il en avait décidé ainsi depuis plusieurs mois, et ses parents avaient d’abord protesté puis ils avaient fini par en admettre l’idée, non sans tristesse, et à présent il n’y avait plus que son professeur à ne pas le savoir.
Olivier avait toujours vu en lui un adversaire. Il avait commencé l'étude du violon quand il avait six ans, avec une dame qui avait sa maison tout au haut de l’avenue Saint-Philippe. Elle s’appelait Madame Dalbert, et il avait beaucoup aimé aller chez elle pour faire de la musique. Il n’y avait pas d’autobus pour se rendre là-bas, et d’abord sa mère l’avait accompagné en voiture, mais il n’avait pas dix ans quand il avait obtenu de s’y rendre tout seul, à pied, ce qui faisait une longue promenade jusqu'au sommet de la colline, le long d’une avenue peu fréquentée et bordée d’eucalyptus. Les soirs d'hiver, quand il revenait de sa leçon, il faisait déjà nuit mais il n’avait pas peur, ou peur juste assez pour lui faire songer aux romans d'aventures qu’il lisait et parmi lesquels il préférait L’Île au trésor.
Il avait connu avec elle huit années de bonheur, au bout desquelles elle lui avait fait valoir que le moment était venu pour lui d’entrer au conservatoire, et en effet il y avait été admis, et désormais il avait pour professeur Monsieur Mazière qui était le premier violon solo de l’orchestre de l'Opéra. Et d’abord, il s'était imaginé qu’à côté du conservatoire, il pourrait continuer de prendre des leçons particulières avec Madame Dalbert, mais Monsieur Mazière ne lui avait pas laissé le choix. Et ainsi, depuis trois ans, il avait rendez-vous avec lui deux fois par semaine, une fois au conservatoire de Cimiez, l’autre, le vendredi soir, dans sa maison de l’avenue Borriglione.
Il régnait au conservatoire de Cimiez une atmosphère brouillonne et pleine de gaieté. Les locaux étaient aménagés dans une imposante demeure datant de la fin du siècle précédent et qui, de l’extérieur, au milieu de son jardin planté de palmiers, ressemblait à une grosse meringue, tandis qu’à l’intérieur rien n’était adapté à sa fonction. Les plafonds étaient trop hauts, les escaliers étaient trop larges, les portes fermaient mal, et surtout les salles de cours n'étaient pas insonorisées. Si bien qu’on prétendait exercer son oreille et ses doigts dans une joyeuse cacophonie qui avait, pour les élèves, l’avantage d’autoriser les pires approximations. Et puis, on s’y retrouvait aussi entre filles et garçons. Et dans ce contexte les manières empesées de Monsieur Mazière lui donnaient l’air un peu ridicule d’un automate, tandis que, quand on était chez lui, dans sa maison particulière de l’avenue Borriglione, elles ne faisaient plus rire.
La maison était au fond d’un jardin. Il fallait passer la grille, le jardin était sombre et quand au bout de l'allée toute droite vous arriviez à la porte, vous étiez accueilli par une bonne qui vous conduisait au salon de musique. Là, il y avait des meubles de style provençal, un miroir au-dessus d'une cheminée, un piano pour les éventuels accompagnateurs et un pupitre tout raide qui semblait vous attendre pour vous crucifier ou vous soumettre à la question. Un délai de trois ou quatre minutes vous était alors accordé, que vous mettiez à profit en sortant les partitions de votre cartable, en les posant sur le pupitre, chacune ouverte à la bonne page, en accordant votre violon, en passant de la colophane sur les crins de votre archet, peut-être en répétant quelque trait difficile où il y avait des accords, des changements de positions acrobatiques pour la main gauche, glissant du plus grave au plus aigu, jusqu'à ce qu’enfin, comme un automate sorti de son décor, apparaisse le professeur de musique.
Monsieur Mazière était un homme petit, très mince, qui se tenait bien droit, toujours vêtu d’un costume impeccable, porté sur un polo invariablement gris, fermé au cou, et avec à la main un gros crayon taillé aux deux bouts, un rouge et un bleu. Il parlait peu, comme s’il avait dû économiser sa voix, il relevait chaque erreur en frappant du bout de son crayon l’endroit de la partition où elle avait été commise. Il n'était jamais satisfait. Son exigence était proportionnée au prix de ses leçons. Il ne riait jamais. Il avait de toute évidence une haute idée de sa valeur. Et chaque fois, en sortant de chez lui, Olivier se demandait comment il avait pu supporter une pareille épreuve.
Il avait enduré ce régime vexatoire pendant trois ans. Il n’avait pas tardé à comprendre que la partie était perdue, qu’il ne serait jamais le violoniste qu’il avait rêvé de devenir lorsqu’il était enfant, mais de là à l’avouer à ses parents, c'était une autre affaire, et plus encore qu’à ses parents, à Madame Dalbert. Il continuait d’aller la voir deux ou trois fois par an, et dans ces occasions il lui apportait des boîtes de chocolat mais il venait sans son violon, car alors elle aurait voulu qu’il lui joue quelque chose, et il n’aurait pas pu le faire sans qu’elle s'aperçoive qu’il jouait beaucoup moins bien à présent que lorsqu'il avait quatorze ans et qu’il était son élève, et cela l’aurait déçue.
Et donc ce vendredi, il avait décidé de prendre sa leçon comme les autres fois, puis qu’au moment de partir il lui annoncerait qu’après les vacances d'été, il ne reviendrait pas. Et quand il l’avait fait, Monsieur Mézière s'était montré surpris et fâché, comme Olivier s’y était attendu. Il lui avait répondu que ce n’était pas là une décision à prendre à la légère, que ses parents avaient fait d’importants sacrifices pour lui, qu’il comptait bien les avoir au téléphone, qu’on en reparlerait à la rentrée. Devant quoi, Olivier avait souri, comme il savait sourire, d’un air timide en même temps que moqueur, il avait dit “Au revoir, Monsieur Mazière”, et il était parti.
Pour autant, il savait que ce ne serait pas facile du tout, de poser son violon dans sa chambre pour ne jamais le rouvrir, ou pour ne plus le faire qu’en amateur, un amateur qui se montrerait chaque fois plus incertain, plus malhabile, comme monté debout dans une barque qui prend l’eau. La maison ce soir-là serait vide, il aurait deux longs jours à passer dans cette solitude. Aussi, pour ce premier soir au moins, avait-il prévu de sortir avec un camarade.
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