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Cette fois-là (5 et fin)

Quand ils sont assis de part et d’autre de la même table, Sonia veut savoir ce qu’Alexandre a fait de son été.
— Vous étiez en vacances, dit-elle.
— Oui, les dernières vacances de ma longue carrière. À présent, je serai toujours en vacances…
— Et qu’en avez-vous fait?
— Je suis parti en Suède.
— Vous cherchiez la fraîcheur?
— Oui, et je voulais surtout connaître l’île de Fårö où Ingmar Bergman a fini ses jours.
— Et où il a tourné, si je me souviens bien, l’un de ses premiers films.
— Vous pensez à Un été avec Monika? Vous connaissez ce film? Oui, c’est l'un des plus beaux. Mais il a été tourné sur l’île d’Ornò. Je l’ai visitée aussi. Et vous, qu’avez-vous fait?
— Je suis restée ici. J’ai travaillé. Je prends mes vacances de préférence en hiver.
— Je vous imagine à Venise ou peut-être à Trieste.
— Suis-je donc si transparente? Et la liste de dates que je vous ai envoyée?
— J’ai beaucoup rêvé dessus sans qu’elle me dise rien. J’essaie à présent de ne plus y penser.
— C’est sans doute plus sage. Vous gagnez en sagesse.
— Un souvenir pourtant m’est revenu en mémoire quand j'étais en Suède. À peine l'ombre d’un souvenir. Je ne sais pas d’où il vient.
— Vous voulez me le dire?
— Il tient en deux images à peine.
— Expliquez-moi.
— Sur la première image, je suis en voiture, sur une route du bord de mer, qui tourne au milieu de rochers rouges. C’est moi qui conduis, il fait très chaud, un soleil éclatant. Et, en contre-haut de la route, on voit un pont romain, sans doute un aqueduc, tandis qu’en contrebas, ce sont des criques où des baigneurs semblent flotter dans l’air.
— Et Pascale?
— Je sais qu’elle est là, tout près de moi, je sens sa présence, mais je ne la vois pas.
— Je comprends. C’est précis. Et la seconde image?
— Cette fois il fait nuit, tout à fait nuit, et nous dînons sur une plage, à la terrasse d’un restaurant, les pieds dans l’eau. Et c’est un restaurant tout à fait modeste, où dînent des familles avec des enfants qui vont tremper leurs pieds, puis qui reviennent apporter quelque chose à la table de leurs parents.
— Et ces deux images font un seul souvenir. Plutôt agréable, non?
— Oui, très doux, comme de la soie, mais qui en même temps m’effraie. Comme s’il était porteur d’un mauvais présage.
— Qu’a-t-il d'inquiétant?
— Peut-être est-ce seulement parce que je ne sais pas où situer la scène, ni quand. Que cela semble se produire ailleurs que dans la vie réelle.
— Vous m’avez dit que tout s’est toujours passé chez vous, seulement chez vous, et cette fois-là, vous vous trouvez ailleurs.
— Exactement. C’est là l’énigme.
— Eh bien, figurez-vous-vous que je m’en suis souvenue aussi. Et c’est même pour cette raison que je voulais vous voir. Pour en parler avec vous.
— Que voulez-vous dire?
— Pascale participait à un congrès de spécialistes qui avait lieu à Aix-en-Provence. Elle y était allée en train et, le samedi, elle vous a appelé pour vous demander si vous ne vouliez pas venir la chercher pour la ramener en voiture. Et vous, bien sûr, vous avez accouru.
— C’est vrai. C’est exact. Maintenant je me souviens. Mais vous, comment le savez-vous?
— Romain participait à une régate, il ne serait de retour à Nice que le lendemain soir, ce qui vous laissait la liberté d’une nuit, d’une nuit entière, cette fois-là. D’abord, elle ne vous l'a pas dit, et vous avez pris l’autoroute, mais ensuite elle vous a demandé de quitter l'autoroute pour aller chercher la route du bord de mer, celle qui traverse le massif de l’Estérel, où les rochers sont rouges.
— Comment le savez-vous?
— Pour la simple raison que Pascale me l’a dit. Qu’elle me l’a raconté. Que, dans les années qui ont suivi, elle y est souvent revenue. Comme s’il avait fallu toujours ajouter des détails, compléter le puzzle, pour éclairer le mystère. C’était entre deux patients parfois, entre deux salles d'examen, quand elle était vêtue de sa blouse blanche qu’elle ne boutonnait jamais assez bas.
— Il y a une vieille chanson anglaise, trop ancienne pour vous, qui parle des nuits de satin. Je n'avais jamais connu et je ne devais jamais plus connaître une nuit semblable. Aussi douce. Aussi rêveuse. Mais, en même temps, le malheur s’approchait de nous, il pesait au-dessus de nos têtes. C’était, vous savez, comme l’aile de l’oiseau noir qui vous frôle vos cheveux. Je ne savais pas alors ce qui était sur le point d’arriver. Je ne pouvais pas l’imaginer.
— Maintenant vous le savez. Vous avez mangé du poisson grillé avec des odeurs de fenouil, vous avez bu du rosé, vous avez entendu de la musique, peut-être cette chanson que vous dites de Procol Harum, encore que Pascale se souvenait plutôt d’une autre de Françoise Hardy. Puis, vous avez dormi dans un petit hôtel qui se trouvait de l’autre côté de la route. Mais à votre réveil, au matin, le monde n'était plus le même.
— Il s'était fracassé.
— À six heures, elle avait été réveillée par un appel de la gendarmerie. Un gendarme lui a demandé si elle était bien la mère de Félix Cardix, et comme elle lui a répondu que oui, il lui a dit que celui-ci avait eu un accident de voiture, quatre heures auparavant, au-dessus de Cap d’Aïl. Qu’il avait été transporté au service des urgences de l’hôpital Pasteur. Qu’il était dans le coma.
— Pendant des semaines, Romain et elle se sont relayés à son chevet. Plusieurs fois, pendant cette période, elle est venue me retrouver. C'était la nuit, quand elle sortait de l’hôpital et qu’elle n’avait pas le courage de retourner chez elle. Qu’elle ne voulait pas dormir, de crainte des cauchemars. Il n’était plus question alors de savoir si Romain savait ou s’il ne savait pas. Bien sûr qu’il savait. Mais ensuite, le même jour où elle m’a dit que Félix était sorti d’affaire, elle m’a dit aussi que notre histoire finissait là. Qu’elle ne reviendrait pas. Que maintenant elle était vieille, que désormais elle serait sage. Comment se peut-il que j’aie oublié cette fois-là qui annonçait la fin?
— Moi aussi, je l’avais oubliée. Ou peut-être voulais-je en garder le souvenir pour moi.

Plus tard, elle le conduit jusqu’à sa chambre noire qui se trouve tout au bout de la soupente. Elle y fait de la lumière. Et les murs en sont couverts de photos de Pascale. Et ce ne sont pas des photos prises à la sauvette. Chaque fois, on reconnaît les fauteuils où tout à l’heure ils étaient assis. Chaque fois, Pascale est venue ici et elle a posé devant le Rolleiflex fixé sur son pied et sous des projecteurs. 

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