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Affichage des articles associés au libellé Fictions

Une clarinettiste

Il y avait une période de l’année où Laurent Dupuis me donnait rendez-vous, le soir, au bar de l’hôtel Westminster, sur la Promenade des Anglais. Souvent, quand nous avions ces rendez-vous, j’avais passé l’après-midi dans la partie sud de la ville, à travailler à la bibliothèque Dubouchage ou dans certains cafés où j’avais mes habitudes, et ensuite, quand nous avions quitté le Westminster, et après que nous nous soyons attardés un long moment encore sur la Promenade des Anglais, à marcher dans la nuit, en devisant côte à côte, il fallait que je retourne chez moi, tout à fait à l’opposé de la ville. Je tournais le dos à la mer pour gravir les avenues qui s'éloignent du centre en direction des quartiers nord, ce qui revenait à traverser la ville de part en part. Je m’en allais en tramway par l’avenue Jean Médecin, puis par l’avenue Malaussena, puis par l’avenue Borriglione, enfin je m’engageais à pied dans l’avenue Cyrille Besset qui tourne et qui s'élève dans la nuit, comme si e...

La rencontre de Trieste

Les visages, les lieux, les circonstances que vous avez oubliés ne sont pas perdus. Il arrive qu’un jour ils vous reviennent en mémoire. Ils le font à l’improviste, et la place qu’ils prennent alors peut être bien plus grande que celle qu’ils ont occupée dans le passé de votre vie; et d’ailleurs ils peuvent vous paraître insolites en ce qu’ils ne vous concernent pas au premier chef, mais qu’ils se rattachent à des personnes que vous avez à peine connues, à des histoires qu’on vous a racontées, à des lectures que vous avez faites, à des silhouettes aperçues de loin, celle d’une jeune fille à bicyclette qui remontait le boulevard Gambetta pour aller nager à la piscine du Piol, à des airs de musique. Et comme, avec l’âge, il ne vous arrive plus rien de bien passionnant, ce sont eux désormais qui vous tiennent éveillé. Ils nourrissent votre attention et vous servent d’objets d’étude. Ainsi, avec l’âge, je suis devenu le collectionneur de mes propres souvenirs. Je m’efforce de les attraper ...

Chine ancienne

Les jours étaient si clairs que je me laissais surprendre par la soudaineté des soirs, et par l’abondance des pluies qui pouvaient s’abattre alors devant mon balcon. Le bleu le plus tendre continuait d’apparaître entre les nuages gris et roses. Du nombre de livres que j’avais sortis de ma bibliothèque, que j’avais feuilletés et empilés ça et là, dans l’espace étroit comme celui d’une cabane, je gardais une impression de voyages. Mon balcon se transportait en Chine ancienne. Je me souvenais d’une autre montagne que j’avais habitée lorsque j’étais très jeune, et du torrent qui grondait au pied du rocher hirsute où je me tenais debout, en équilibre. Il y a les longs moments où le Vieillard se tient debout, sur son rocher hirsute, les bras croisés, avec le torrent qui gronde en contrebas. Le soir surtout, et la nuit aussi bien. Il faudrait qu’il se penche pour voir l’eau qui court aux tréfonds de la montagne, dans l’obscurité mêlée de racines et de lianes, et dont la voix résonne, mais il ...

Dans les gorges du Daluis

Nous n’étions jamais allés là-bas, nous ne nous étions jamais approchés de cet endroit, nous n’avions même jamais traversé l’Atlantique, et d’ailleurs Fut Manchu (c’était le nom que je lui avais attribué) n’avait pas dit que nous y avions été, il avait seulement dit qu’il nous y avait vus, ce qui incluait que ce puisse être en rêve, par l’imagination. Et si ces images étaient évidemment mensongères (des leurres, des attrape-nigaud, des miroirs aux alouettes), il n’en restait pas moins qu’elles avaient fait sur moi une forte impression, qu’elles m’avaient paru étrangement familières, comme si, plutôt que lui, c’était moi qui les avais rêvées. D’une certaine façon, j’avais cru nous y reconnaître, Louise et moi. Je n’en revenais pas. J’en restais bouche bée. Et, dans les jours qui ont suivi, je n’ai cessé d’y penser, de les revoir. Il fallait qu’à un moment ou un autre de notre existence commune, nous les ayons rencontrées, ces images (ces photos), mais où et quand? Impossible de le savoi...

Voyage au Mexique

Un autre jour il m’a dit: Je vous ai vu au Mexique avec votre femme. Vous aviez un appareil photo entre les mains, un Rolleiflex je crois, vous faisiez du tourisme et là, vous étiez devant la pyramide de Kukulkan que vous essayiez de faire entrer dans la photo. Cela vous dit quelque chose? MOI: Nous ne sommes jamais allés là-bas. Vous êtes sûr que c’était nous? LUI: L’image disait que c’était vous. MOI: Quel âge avions-nous? LUI: Oh, vous étiez jeunes, la quarantaine peut-être. MOI: Quand nous avions quarante ans, nos enfants étaient petits, ils voyageaient avec nous. Jamais nous n’avons voyagé sans eux. Ou peut-être deux ou trois fois à Paris, et une fois à Londres. Pas davantage. Ils n’étaient pas sur la photo? LUI: Non, il n’y avait que vous sur la photo, et aucun autre touriste. Vous sortez d’une forêt où volent des perroquets ou des oiseaux de ce genre, et soudain, dans une clairière, la pyramide apparaît devant vous. Et votre femme se tient dans votre dos, tandis que vous vous ap...

Dialogue avec un fantôme

J'étais assis sur un banc de la Promenade des Anglais, devant la mer. C'était au début d’un bel après-midi d’octobre. J'étais descendu d’Estenc, le matin, pour un rendez-vous chez le dentiste. J'étais passé chez moi pour arroser mes plantes, j’avais déjeuné d'une pizza derrière la gare du Sud et maintenant j’attendais l’heure de mon rendez-vous en me chauffant au soleil. Et je ne sais pas où j’en étais de mes réflexions quand il est venu s’asseoir à côté de moi. Je ne l’ai pas vu arriver et je ne me suis pas tourné vers lui, mais le Stetson me cachait le soleil. D’abord il n’a rien dit et, en attendant qu’il ouvre la bouche, je m'étonnais de ne ressentir aucune frayeur. Presque aucune surprise. Je trouvais la situation plutôt cocasse. Pour peu, j’aurais pouffé de rire. Qu'avais-je à faire de me tourner vers lui? Il était plus grand que moi. Son ombre devait me dépasser de quinze bons centimètres. Alors, j’ai dit: "Cette fois, vous n'êtes pas armé.” ...

Les cavaliers de l'Apocalypse

J’ai voulu tout savoir sur l’affaire. Je n’ai pas eu à beaucoup chercher. Le public s’était passionné pour ce drame atroce et mystérieux, la presse lui avait fourni matière à nourrir sa curiosité, et dès les premiers jours la sœur du principal suspect s'était fait connaître. Elle déclarait être porteuse d’un témoignage de première importance. Elle s’appelait Marie-Odile Gaspard, elle habitait Grenoble et elle affirmait qu’au cours des derniers mois, son frère lui avait écrit d’innombrables lettres qui étaient autant de messages de détresse, dans lesquelles il lui faisait savoir qu’il était aux abois en même temps qu’il se sentait menacé. D’où venaient ces menaces? De quelle nature étaient-elles? Selon elle, tout avait commencé trois ans auparavant quand une employée de pharmacie avait mal lu une ordonnance qu’il avait rédigée. La patiente concernée était une vieille dame atteinte de la maladie d'Alzheimer. L’erreur avait fait repartir son infirmière avec un médicament recommand...

Abîme des oiseaux

Les moustiques nous assaillaient mais mon studio est trop petit pour que je puisse y recevoir six ou sept personnes (à un certain moment de la soirée, j’ai compté que nous étions dix) sans laisser ouverte la baie vitrée sur mon balcon. Aussi passions-nous sans cesse de l'intérieur à l’extérieur, et de l’extérieur à l’intérieur, en transportant nos verres, nos cigarettes et des assiettes remplies des spécialités de différents pays que chacun avait apportées, et les moustiques ne manquaient pas d’en faire autant. Évidemment, nous n’avions allumé aucune lampe sur le balcon, raison pour laquelle il était presque impossible de savoir ce que contenaient les assiettes avant d’y avoir goûté, mais il avait bien fallu éclairer le coin cuisine au fond de la même pièce qui me sert aussi de bibliothèque, de chambre et de bureau. Et bien sûr, il y avait la musique. Pour cette soirée, j’avais préparé sur mon téléphone une playlist toute spéciale, sur laquelle il avait de jolies choses, si bien qu...

Les 2 maisons

Souvent l’après-midi nous prenions la voiture pour aller à Colmars-les-Alpes. Tous les quatre. Mes marcheurs avaient marché le matin, puis nous avions fait la sieste et c’était maintenant l’heure d’une promenade en voiture. Et moi, je conduisais. J’adorais conduire avec eux dans la voiture. Parfois, nous passions par le col de la Cayolle pour redescendre vers Barcelonnette, d’autre fois nous passions par le col des Champs pour redescendre vers Colmars. Nous avions le choix. Mais je veux parler de Colmars à cause d’un rêve que j’ai fait dans la nuit qui a suivi mon retour à Nice. Dans la première partie du parcours, nous nous élevions vers le ciel. Le paysage au sommet du col (2045 mètres d’altitude) était celui de pâturages immenses, à l’herbe rase, balayés par le vent. Des rochers blancs comme des ossements perçaient l’épaisseur de la terre, à moins qu’ils n’aient roulé des sommets alentour et qu’ils soient restés plantés là comme les témoins muets des anciens cataclysmes. Louise voul...

S’endormir

Les policiers m’ont écouté sans marquer trop de surprise. J’avais craint qu’ils me prennent pour un fou. Je m’étais donc réveillé à Albenga, après une nuit passée au deuxième étage d’un hôtel moderne, à la façade blanche, dressée sur le front de mer. Et après une douche froide et m’être vêtu de propre, j’avais marché dans l’ombre des rues étroites au-dessus desquelles le ciel était bleu, comme sorti d'une lessive. J’avais bu un cappuccino et mangé un croissant à la confiture à la terrasse du Caffè Testa, via delle Medaglie d’Oro, après quoi je m’étais renseigné auprès du patron qui m’avait indiqué où se trouvait le poste de police, et là j’avais pu raconter mon histoire de l’homme au pistolet mitrailleur que j’avais rencontré la veille, sous un tunnel de la route de Pieve di Tecco. Je m’étais exprimé dans le peu d’italien que je possède, les policiers m’avaient écouté avec attention, les sourcils froncés, puis, après s’être consultés du coin de l’œil, ils étaient allés chercher un ...

Summertime

Je suis venu au printemps. C’est Zoé qui m’a accueilli, c’est elle que j’avais eue au téléphone. J’avais su par Jeanette qu’Émile était mort et que, depuis son décès, Eulalie avait pris du recul. Que désormais elle laissait les rênes de l’auberge à leur fille. Eulalie continuait d’entretenir le jardin potager et de faire la cuisine, mais elle ne se montrait plus guère aux clients. Elle n’avait jamais été très bavarde, mais jusque là, le soir, après la vaisselle, elle avait l’habitude de venir fumer une cigarette et boire un verre de vin au milieu des convives, et c’était le moment où ceux-ci parlaient de leurs voyages. Le dîner les avait réunis autour de la table commune. Ils formaient un groupe hétéroclite, ils ne parlaient pas tous la même langue, il y avait là des cyclistes maigres comme des clous, des familles entières arrivées à bord de SUV immatriculés en Suède ou au Canada, et c’était le moment où ils échangeaient des souvenirs de voyages. Et Eulalie écoutait sans rien dire. Mai...

My Sweet Lord

Eulalie arrive à Estenc à l’été 1993. Elle est espagnole, elle a vingt-cinq ans, des piercings, des dreadlocks, des tatouages, de grosses chaussures aux pieds sous une tunique indienne qui lui arrive à mi-cuisses, et elle a beaucoup voyagé. Pourquoi et comment se retrouve-t-elle, cet été-là, dans ce hameau perdu de l’arrière-pays niçois? Je l’ignore. Je ne lui ai jamais posé la question. Et nous n’étions pas à Estenc pour assister à l’événement. Mais la scène de son arrivée est une histoire qui se répète, le soir, après dîner, autour de la table commune, aussitôt qu’elle a le dos tourné, qu’elle fait semblant de ne pas entendre. Quelqu’un dit: Vous connaissez l’histoire? Et il raconte. La description de la scène tient en quelques mots, mais on se plaît à l’imaginer. On l’imagine souvent aussitôt qu’on l’a entendue. Elle fait partie de la mythologie du lieu, de sa légende. Donc, il fait très chaud. Elle arrive seule, dans la tenue que j’ai dit, au tout début d’un après-midi brûlant. El...

Estenc (2)

Partir pour un séjour à la montagne avec un projet de livre, c’est à mon âge ce qui peut vous arriver de mieux, surtout si ce séjour doit se dérouler dans un hameau que vous connaissez bien, où, par le passé, vous avez eu vos habitudes et où vous savez que vous pourrez renouer avec elles dès les premiers jours, peut-être même déjà dans les premières minutes, quand vous aurez posé votre sac à dos dans une ferme-auberge où vous aurez réservé votre gîte, comme si vous ne l’aviez jamais quittée, comme si aucun événement dramatique, aucun deuil, n’avait coupé votre vie en deux, surtout quand vous avez choisi pour partir les premières semaines de l’automne où la montagne est la plus belle, et cela même si, en fait de livre, votre projet se réduit aux dimensions d’une nouvelle, ou pas même d’une œuvre d’invention mais de l’évocation de souvenirs personnels concernant le cinéma, des souvenirs (des émotions, des rêves) centrés plus particulièrement sur l’œuvre de celui qui, parmi les réalisateu...

Alain Delon est mort (encore une fois)

LUI - Tous les cafés du port ne sont pas sur les quais. LE TÉMOIN - Tous n’ont pas leur devanture face à la mer. ELLE - Certains ne sont pas exposés au plein soleil qui inonde le quai. LUI - Dans chaque port, il faut qu'il y en ait qui semblent se cacher dans les rues adjacentes, qui profitent de l'ombre. LE TÉMOIN - Sans doute ceux-ci ne bénéficient-ils pas d'une clientèle aussi nombreuse que les autres. ELLE - Au mieux, deux ou trois tables métalliques sorties sur le trottoir, où prendre l'apéritif. LUI - Il est rare que les touristes aient envie de pousser la porte vitrée, étroite, avec un rideau de perles qui pend derrière et qu’il faut écarter. Pourtant on y est bien accueilli. ELLE - À midi, on peut s’y faire servir des plats simples, préparés à la poêle. LUI - Qui sentent l’ail, le poisson et l’anisette. LE TÉMOIN - Les âmes sensibles des touristes sont effrayées par ces antres, et elles ont raison de l'être. LUI - Ces lieux ont partie liée avec les lourds bâ...

Caron et Thibaut

Caron et Thibaut forment un équipage d’ambulanciers. Au fil des ans, ils fonctionnent ensemble, dans la même ville, pour la même compagnie. Personne ne se plaint d’eux, au contraire, il arrive que les malades les réclament, ou leurs familles. On loue leur bonne humeur. Ne s’accordent-ils pas pourtant, ici ou là, d’infimes privautés? Par exemple, quand ils reviennent de l'hôpital. Ils ont eu à transporter une malade à laquelle ils sont habitués, qu’ils transportent depuis des mois, mais jamais ils n’avaient eu à le faire de manière si urgente. Si tard le soir. Tandis que les autres fois, le rendez-vous était pris plusieurs jours à l’avance. Sa chambre est devenue, au fil des mois, un antre obscur où les boîtes de médicaments s’entassent partout, jusque sur la tablette de la cheminée où des photos sont disposées dans des cadres. Et le mari de cette pauvre dame a tenu à les accompagner. D’abord, quand il les a vu arriver, il était content que ce soient eux. Il a dit: — Ah, Caron et Th...

En Arles

C’est en Arles, au plus chaud de l’été. Sur une rive du Rhône, un peu à l’écart de la ville, le bâtiment est long comme un navire et haut de quatre étages seulement. Un bâtiment moderne, construit pour accueillir des logements sociaux. Au quatrième étage, les appartements communiquent par un couloir extérieur du haut duquel on voit la surface noire du fleuve sous le ciel étoilé. C’est au milieu de la nuit, plutôt vers la fin d’une nuit d’été. Tout le jour durant et encore au début de la nuit, on a attendu qu’il y ait un peu d’air, un peu de vent pour agiter les roseaux. Et c’est seulement maintenant, à deux ou trois heures du matin, qu’on sent un souffle de fraîcheur, et Lucien est alors comme un fantôme qui glisse sur la galerie du quatrième étage, qui longe les appartements et du haut de laquelle on regarde le Rhône. Mais du Rhône, à cette heure, il n’y a rien à voir qu’une surface noire, à peine irisée ici ou là par la clarté des étoiles, avec sur la rive opposée les touches colorée...

La halte

Avant ma rencontre avec Louise, mon expérience de la montagne se résumait à peu de choses. Il y a pourtant une histoire, une seule, dont je me souviens, ou dont je crois me souvenir. Elle se situe au moment de mon entrée à l’université, j’avais donc dix-huit ans. Mes parents étaient partis en Suède où habitaient ma sœur aînée avec son mari et leurs deux enfants. J’avais obtenu de ne pas les accompagner, ce qui me laissait libre de mes occupations. J’allais à la plage, au cinéma, le soir à des concerts. Mes journées étaient plutôt vides, mais je ne m’ennuyais pas, et je crois que j’aurais pu continuer à flotter ainsi, sans voir à peu près personne, jusqu’au retour de mes parents, si un jour un camarade ne m’avait pas appelé au téléphone. Il me dit que son frère vient le chercher en voiture pour l’emmener avec lui à la montagne, et il me propose de faire le voyage avec eux. Mon camarade s’appelait Dominique. Il habitait au haut de l’avenue Buenos Aires, tout près du lycée du Parc Impéria...

Estenc

Il m’a fallu quatre ans pour retourner à Estenc. Plusieurs fois, j’avais annoncé à mes enfants que je comptais sortir ma voiture du garage pour retourner là-bas, et ils m’avaient répondu que je ne devais pas me presser, que j’avais tout le temps devant moi, mais que oui, bien sûr, si je m’en sentais capable, pourquoi pas? Et j’avais cru comprendre qu’au moins une fois notre fille y avait passé une nuit en compagnie de deux amies de sa mère qui, étaient comme elle férues de montagne, et qu’à cette occasion elles avaient fait ensemble la ballade rituelle de l’Estrop qui nécessite plusieurs heures de marche et qui culmine à plus de 2900 mètres. Mais je n’avais pas le même courage qu’elle, pas la même force, et chaque fois, au dernier moment, j’avais annulé ma réservation. Chaque fois, au téléphone, j’avais eu affaire à Zoé, et celle-ci ne m’avait pas demandé si je comptais venir seul, ce qui me donnait à entendre qu’elle était informée de mon veuvage. Mais cette fois, au printemps, j’ai p...

Sur la route

Il faisait nuit. Je roulais sur une route des Alpes. Je suis entré sous un tunnel et aussitôt j’ai vu la voiture arrêtée en travers de la chaussée, les phares allumés et l’homme debout devant le capot. Il pouvait s’agir d’une Ford Ranger. Le lendemain, je devais dire à la police d’Albenga que je n’étais pas sûr d’avoir bien vu mais qu’il pouvait s'agir d’une Ford Ranger, modèle Pick-up. Et l’homme n’attendait pas de secours, il n'était pas en panne. Il avait arrêté son véhicule au milieu du tunnel, il en était sorti, décidé à s’en prendre à la première voiture qui entrerait sous le tunnel, et comme c'était la mienne, il me barrait la route, vêtu comme il l'était d’une ridicule panoplie de cowboy, le Stetson sur la tête, en brandissant une arme. C'était un pistolet mitrailleur. Ne me demandez pas le modèle, je ne connais rien aux armes. Et son visage était hilare. À la fois hilare et terrifiant. Alors, je me suis arrêté. Je n’ai pas coupé le moteur, surtout pas, mais...

Joseph, 2

Je passe devant des cafés, parfois je les aperçois de loin, et je pense à Joseph. Je me dis: Était-ce ici que je dois imaginer qu’il serait venu se perdre? Et d’abord, d’où venait-il quand je l’ai vu pour la première fois chez nos grands-parents? Il avait fait son service militaire dans la Marine nationale et il l’avait prolongé de deux ans. Mais avant cela? Il avait grandi à Alger, à la garde de son père que je ne connaissais pas, dont je ne savais pas le nom, puis un jour, quand il avait seize ans, son père l’avait chassé de chez lui, il lui avait fermé sa porte, et Joseph était parti sur les routes, sans carte d’identité et sans argent, et sur quelles routes, dans quels pays avait-il passé ces années d’errance et de misère avant de s’engager dans l’armée et de faire le tour du monde, plusieurs fois, à bord d’un destroyer? J’avais du mal à croire aux tours du monde à bord d’un destroyer, mais pourquoi pas, après tout? Et d’abord, comment pouvait-il se faire que ma tante, que je conna...