Affichage des articles dont le libellé est Arsène et Elvire. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Arsène et Elvire. Afficher tous les articles

vendredi 19 juillet 2024

Where Is My Love

“J’aurais dû être avec les autres quand la police a envahi le squat de la rue Pierre Pietri, mais Arthur m’avait envoyé dans un appartement de la cité Aristote, à Bon Voyage. Vous connaissez?
— Oui, bien sûr. Que faisais-tu là-bas?
— J'étais chargé de peindre les murs. Depuis le début, j'étais chargé de petits travaux de peinture. Cela se passait dans des appartements qu'ils squattaient pour y accueillir des migrants, sans doute aussi des personnes qui étaient recherchées par la police mais que je n’ai jamais vues. Je prenais tout mon temps. Il me fallait un mois pour faire le travail qu’un autre aurait réalisé en trois jours. En plus, je pouvais rester des semaines sans rien faire parce que j’étais malade. Ils ne m’en faisaient pas le reproche. Ils me soignaient. Et d’habitude, le soir, quelqu’un venait me chercher en voiture pour me ramener au squat de la rue Pierre Pietri où je partageais le repas et où je dormais avec eux. Mais ce soir-là, ils m’avaient oublié. Cela arrivait quelquefois, et j’ai dormi dans le même appartement où je travaillais sans me poser trop de questions. Ce n’est que le lendemain matin, quand je suis allé boire un café au PMU du coin… Il était question de l’attentat. Sur l'écran de télévision où on suivait, l’après-midi, les arrivées des courses de chevaux, on voyait des photos de l'attentat, des vidéos d’interviews de la victime et d’autres personnes qui lui rendaient hommage, et on disait que les complices étaient activement recherchés. Alors, il n'était pas question d'eux… Mais tout de suite j’ai eu peur. J’ai essayé d’appeler Arthur, mais son téléphone ne répondait pas. Alors, j’ai eu encore plus peur, et je suis retourné à l’appartement où j’avais mon chantier
— Et ensuite, quelqu’un est venu te dire que tu pouvais trouver refuge en Algérie?
— Oui, quelqu’un de là-bas. Trois jours étaient passés. On avait annoncé l’arrestation des autres membres du groupe, et ma photo avait été publiée en première page de Nice-Matin
— Ils t’ont proposé de l’argent pour payer le voyage?
— Oui, mais j’ai refusé. Je ne connaissais pas ces gens. Je ne sais pas pourquoi mais je me suis imaginé que ce pouvait être un piège. Et puis, j’ai pensé à Abel. Je me suis souvenu qu’il avait repris le bail d’un hôtel situé à Caucade, près de l’aéroport. Alors, j’ai traversé la ville en craignant de me faire arrêter.” 


L’hôtel Marilyn fait partie des villas d’allures modestes, à la façade blanche, précédées d’un jardin, qui s’alignent dans l’avenue du Docteur Émile Roux, tout à l’ouest de Nice. On se demande à quels touristes timides il peut bien convenir. Il semble mieux fait pour accueillir les amants de passage, mais aussi des couples de retraités qui y prennent pension parce qu’ils s’y sentent comme chez eux, avec le soleil en plus et des roses sous leurs fenêtres.

Abel m’avait demandé d’arriver un peu tard, quand il aurait fini de servir ses clients et que ceux-ci auraient regagné leurs chambres. Et d’abord, nous avons dîné tous les trois, et j’ai été surpris que le menu fût le même que celui que j’avais partagé un jour, sur le port, avec les patrons de La Barque rouge et leur chanteuse. Des tranches de foie persillé, cuites à la poêle, accompagnées de tagliatelles.

Nous avons bu du vin. Abel a fait la conversation. Il a parlé du bruit que les avions faisaient dans le ciel. Certains clients s’en plaignaient mais ceux qui restaient plus longtemps en prenaient l’habitude. Surtout les plus vieux. Ils disaient qu’il était rassurant de savoir ainsi que le monde continuait de fonctionner. Que c’était comme le bruit des sirènes des voitures de police et celui des ambulances qu’ils entendaient la nuit. Eux ne servaient plus à grand chose, disaient-ils, mais qu’au moins les avions continuent d’atterrir en douceur, et que les ambulances continuent de transporter les malades, et que les pompiers courent éteindre les incendies avant que les habitants des immeubles ne sautent par les fenêtres! Que demander de plus au monde et à la vie? La France était tout de même un beau pays! Et pendant tout ce bref repas, Arsène n’a pas dit un seul mot. Il a bu plus que nous. Mais ensuite, Abel a allumé une cigarette, il s’est levé pour débarrasser la table et, comme j’ai voulu l’aider, il m’a répondu que non, qu’il fallait maintenant que j’emmène Arsène faire une promenade au grand air. “Il n’attend que cela, m’a-t-il dit. Il t’attendait depuis trois jours. Prenez votre temps. Je crois qu’il a beaucoup de choses à te raconter.” Et c’était la première fois, depuis que nous nous connaissons, qu’Abel me tutoyait.

Et alors, ça n’a pas fait un pli. À peine nous étions-nous éloignés que, sans préambule, Arsène a commencé à me raconter tout ce que j’ignorais encore.

Il m’a expliqué comment le groupe commandé par Arthur avait pris soin de lui. Comment il avait pu survivre en marge de ce groupe sans se sentir complètement perdu. Sans se noyer. Il a dit: “Ils parlaient devant moi, c’est vrai, mais ils savaient que je ne les écoutais pas, que j’avais l’esprit ailleurs. C'était surtout le soir, quand nous allions manger notre couscous au restaurant de chez Kader, où nous étions les seuls clients, derrière le rideau de fer à demi baissé, et où il y avait toujours de la musique. Ensuite, nous rentrions en marchant lentement dans la rue déserte. Je marchais derrière eux. C’était le moment où Arthur prenait Maria Luisa par le cou. Il tenait une cigarette dans l’autre main, et il continuait de parler. Maria Luisa était plus grande que lui. Ils étaient rigolos. Arthur parlait pour les autres en même temps que pour elle. Il faisait son métier de chef. De nuit comme de jour, il ne cessait pas d’expliquer, de raconter. Mais à présent, c'étaient plutôt des anecdotes concernant des aventures qui s'étaient déroulées ailleurs, dans d’autres villes. Souvent en Italie. Et c'était le moment où les autres riaient avec lui. Leurs voix résonnaient dans la rue déserte, sur la façade grise de l’église Saint Étienne. Parfois c'était Frida, parfois c’étaient les deux qu’il prenait par le cou, et elles se trouvaient ainsi emportées avec lui comme s’ils avaient volé, pas très loin du sol, plutôt comme s’ils avaient glissé sur des tapis volants ou sur des courants d’air.

Puis, il m’a parlé de ses habitudes de peintre, des visites que Maria Luisa venait lui faire, à l’heure du déjeuner, dans les appartements où il s’employait tant bien que mal à repeindre les murs. Où elle lui disait les doutes, les espoirs, les tourments que lui inspirait son amour pour Arthur. Où elle lui parlait de l’Irlande où elle aurait voulu aller vivre avec lui. Et comment ils finissaient par s’endormir en écoutant la pluie qui tombait dans la cour, derrière les fenêtres ouvertes.

Enfin, après longtemps, il m’a parlé d’Elvire. Il m’a raconté cette soirée étrange où ils avaient pique-niqué sur la plage, avec leurs amis, avant de remonter à pied, seuls tous les deux, dans l’obscurité, jusqu’à se retrouver à la terrasse d’un glacier qui formait un îlot de lumière. J’avais compris la chaleur étouffante qui collait les vêtements sur la peau, et la présence soudain de cet homme en chemise blanche qui semblait trop bien connaître Elvire, sans s'étonner d’ailleurs qu’elle fût avec Arsène. Mais ils étaient si jeunes, et c’est seulement alors que j’ai pu lui demander si, depuis cette lointaine époque, il l'avait revue. Et il m’a répondu que oui, oui, bien sûr, un certain nombre de fois, quand il était imprimeur, depuis qu’il était revenu de Paris.
“Oui, oui, a-t-il redit encore. Mais combien de fois, je ne saurais le dire. Elle m’appelait à mon bureau et elle me disait: ‘Ce soir, demain, s’il te plaît, tu m'emmènes promener dans ta belle voiture? Tu veux bien?’ J’avais alors de belles voitures. Et nous allions nous promener ainsi sur les routes des collines. Des nuits entières à errer, à parler, à nous arrêter n’importe où dans les vignes de Bellet, à couvrir les vitres avec la buée de nos souffles. Puis, nous sortions pour faire quelques pas dans les chemins creux. Parfois il faisait froid et nous tremblions de tous nos membres en nous tenant la main. De là-haut, vous savez, on voyait les pistes de l’aéroport mieux qu’on ne les voit d’ici. Et puis nous repartions sans savoir où aller, juste pour errer jusqu'au petit matin.
— Et tu dis que c'était elle parfois qui t’appelait?
— Non, c'était elle toujours. Quant à moi, je n’osais pas le faire. Je n’avais aucune place dans sa vie. Je ne voulais pas déranger sa vie. Elle avait des enfants, un vrai métier. Et moi, qui étais-je pour la solliciter, pour la distraire, qu’avais-je à lui offrir, même si je ne pensais qu’à elle? Elle était la personne la plus merveilleuse du monde et, malgré mes belles voitures, je n'étais qu’un voyou.
— Tu n’étais qu’un voyou, Arsène, mais elle t’a aimé!
— Ne dis pas cela, professeur! Peut-être que je mens. Peut-être que j’exagère. Tu sais comme j’ai bu! Je ne sais pas combien il y a eu de fois pendant toutes ces années. Peut-être dix, peut-être cinq, peut-être deux seulement.
— Peu importe combien de fois, Arsène. L’important, c’est qu’elle t’a appelé.
— Tu es gentil, professeur. Tu lui diras que nous avons parlé d’elle et que je l’ai aimée.”
Et c’était la première fois qu’à son tour, il me tutoyait.


Le lendemain, à l’aéroport, il a été arrêté. Il a été mis en prison et quatre mois plus tard, il a été libéré pour raison de santé. Nous nous sommes vus une fois dans un café. Il est venu chez moi, un soir, et nous avons dîné en écoutant de la musique. Il ne pouvait plus boire, il ne pouvait plus fumer, il fermait les yeux pour écouter la musique. Je lui ai fait écouter Where Is My Love de Cat Power. Il est mort bientôt après.

Au crématorium de l’hôpital Pasteur, nous étions quatre: Elvire, Maria Luisa, Abel et moi. J’avais apporté quelques photos de Contes, Elvire en avait apporté d’autres. Nous les avons alignées sur un banc.
“Vous pourriez en faire un petit livre”, a dit Maria Luisa.
“Il faudrait y ajouter un texte”, a dit Abel.
J’aurais aimé y ajouter leurs voix.


mardi 16 juillet 2024

Le fugitif

Un soir, le téléphone a sonné. C'était Abel. J'étais resté sans nouvelles de lui depuis la faillite de l’imprimerie, mais j’ai reconnu sa voix. “Allo, monsieur Morel, c’est Abel. Vous vous souvenez de moi?” Aussitôt j’ai deviné la raison de son appel. Après un si long silence, il ne pouvait pas avoir d'autre motif. Ma voix tremblait mais je voulais penser que je me trompais peut-être. J’ai parlé comme celui qui ne veut pas savoir. J’ai dit: “Oui, bien sûr, Abel. Que devenez-vous depuis si longtemps?”

Il devait être onze heures du soir. Je regardais un film. Abel avait trouvé mon numéro dans l’annuaire. Il n’a pas fait mine de répondre à ma question. Il a dit: “Je vous appelle parce qu’Arsène est chez moi, à l'hôtel.
— À l'hôtel?
— Oui, je suis propriétaire d’un petit hôtel, à Caucade, et Arsène est venu se réfugier chez moi. C’était il y a trois jours. Il est recherché par la police. Mais vous devez le savoir. Vous avez lu les journaux?”

Si je le savais! Julius Orbach avait fait une conférence à Nice, au Centre Culturel Méditerranéen. Il était connu comme l’un des meilleurs spécialistes de l’œuvre de Walter Benjamin, mais en cette occasion il avait parlé des Récits hassidiques de Martin Buber sur lesquels il avait publié un important ouvrage déjà traduit en plusieurs langues, et la même conférence avait déjà été donnée dans plusieurs autres villes. Et partout où il était passé, le public avait été nombreux et enthousiaste. Mais déjà à Londres et à Bruxelles, de petits groupes de protestataires avaient levé des pancartes dénonçant, en la personne du philosophe, un agent du Mossad. Julius Orbach, professeur émérite de l’université de Tel Aviv, était-il aussi un agent du Mossad? Un journaliste de France-Culture s'était permis de lui poser la question. Julius Orbach avait éclaté de rire et déclaré en français (une langue qu’il parlait avec un fort accent mais à la perfection) que si on attendait de lui une réponse, il était préférable de venir le chercher sur le sujet de ses livres. Et le journaliste en question se l'était tenu pour dit. Mais hélas, après la conférence, le taxi qui le ramenait à son hôtel avait été assailli par des motards. La première salve de kalachnikov avait fait éclater les vitres et criblé le philosophe qui se trouvait à l'arrière. Son secrétaire, qui était aussi son garde du corps, avait réussi à se dégager. Il avait roulé sur le sol, pistolet au poing, et il avait abattu les deux motards. Mais lui-même avait été touché, et il devait mourir, la nuit suivante, sur la table d'opération.

En l’espace d’une heure, Nice était devenue le centre de l’attention et de l'émoi de la presse du monde entier. L’assassinat de Julius Orbach faisait les gros titres. Il soulevait l’indignation. On avait retracé les grandes étapes de sa carrière. Des chefs d'état, des artistes, des intellectuels avaient voulu lui rendre hommage. On avait exhumé l’enregistrement d’un entretien avec Philip Roth où il disait (en anglais) tout ce qu’il devait à l’enseignement d’Emmanuel Levinas. Surtout on avait rappelé la liste interminable des assassinats terroristes commis, au fil des décennies, au nom de la cause palestinienne. Car on ne doutait pas que l’assassinat d’Orbach s’inscrivait dans la même série. Et dès l’aube du lendemain, un vaste coup de filet avait été effectué dans les milieux radicaux de Nice et de ses environs. Et c’est ainsi que, pour la première fois, j’ai entendu parler du squat de la rue Pierre Pietri et du groupe auquel appartenait sans l’ombre d’un doute les deux assaillants. Et comme la rue Pierre Pietri est adjacente de l'église Saint Etienne où j’avais mes habitudes lorsque j'étais enfant, je me suis souvenu du bar du KWa, situé tout près de là, à l’angle de la rue Vernier et de la rue Dabray. Je me suis souvenu de ce jour d'hiver où j’avais aperçu Arsène derrière la vitre, qui se tenait debout au comptoir, devant un verre de rhum, et où j'étais entré pour vérifier que je ne me trompais pas, que c’était bien lui, et pour tenter vainement de renouer le contact. Et le groupe d’étudiants qui étaient alors assis à une table voisine, et qui m’avaient impressionné par leur beauté et par leur gravité, par leurs yeux cernés dans des visages trop pâles, et par les quelques mots que j’ai pu entendre, sortant de la bouche de celui qui paraissait leur chef, où il était question de colonialisme, de la Nakba, de l’occupation de la Cisjordanie, de résistance, de résistance encore, j’ai cru les revoir aussi, et en un instant j’ai eu l’intuition que les deux assaillants figuraient sur l’image.

Je n’en ai rien dit à personne, et d'abord, dans la presse, il ne fut pas question de lui, de mon ancien élève, mais deux jours plus tard son portrait figurait en première page des journaux avec son nom écrit en toutes lettres. Il était recherché. Il avait trempé dans cette affaire. Et maintenant il était traqué comme un animal. 


J’ai dit: “Il est chez vous? Je ne vois pas bien ce qu’il espère. Il doit se rendre à la police. Il faut lui dire cela, qu’il doit se rendre à la police. Et au plus vite.
— C’est bien ce que j’essaie de lui faire entendre, mais il parle de prendre un avion.
— Pour aller où?
— Il dit que des gens qui se trouvent en Algérie ont pris contact avec lui, par un intermédiaire, et qu’ils l’attendent.
— Cela n’a pas de sens. L’aéroport est surveillé. Il sera arrêté.
— Il le sait, mais il veut tenter sa chance. Il dit qu'il est malade, qu’il ne lui reste pas longtemps à vivre et qu’il ne veut pas finir en prison.
— Mais il ira en prison, et vous aussi, vous aurez à vous expliquer avec la police. Enfin, Abel, il est bien temps qu’il se souvienne de vous. Vous ne lui devez rien. Il vous a causé déjà assez d’ennuis. Ou est-ce que je me trompe?
— Je ne peux pas le chasser, je ne peux pas le dénoncer, monsieur Morel. Et il me parle de vous.”
J’ai fait mine de ne pas entendre. J’ai dit: “Tel que je vous connais, j’imagine que vous lui avez donné de l’argent pour acheter son billet d’avion?
— Exact. Je lui ai même donné des vêtements propres et des médicaments. Il tousse, il est maigre, on croirait qu’il dort sous les ponts depuis des mois. Il dit qu’il n’est pour rien dans cet assassinat. Qu’il ignorait tout de ce projet. Qu’il a été accueilli par ces jeunes gens quand il était au plus mal, mais qu’ils ne l’ont jamais mêlé aux affaires de leur groupe.
— On veut bien le croire! Comment auraient-ils pu lui faire confiance? Là n’est pas la question. Et que veut-il de moi?
— Il me parle de vous, de ses années au lycée de Contes, et d’une jeune fille qu’il a connue là-bas. Il dort dans la journée, et la nuit, quand les autres clients sont montés se coucher, il n’en finit pas de me parler de cette personne à laquelle je comprends qu’il n’ose pas s’adresser, et à laquelle peut-être il voudrait faire passer un message. Et il me dit que vous restez le seul à les avoir connus quand ils étaient ensemble.”  


On raconte qu’une boutade courait dans les studios hollywoodiens de l’époque héroïque, selon laquelle, quand une histoire finit bien, c’est qu’elle n’est pas finie. J’avais pu croire que l’histoire d’amour entre Arsène et Elvire était finie depuis longtemps. Qu’elle n’avait été qu’une chimère d’adolescents, qu’elle s’était dissoute dans l’air comme les rêves s’effacent au réveil. Qu’eux-mêmes l’avaient oubliée, qu’il ne restait que moi pour en garder le souvenir et pour confondre notre faubourg ouvrier de la vallée du Paillon avec la Vérone du conte de Shakespeare. Et voilà qu’Abel m’annonçait qu’au moins dans le cœur du garçon, ce vieil amour parlait encore. Mourir, dormir, rêver peut-être… Selon toute apparence, Arsène était arrivé au bout de son chemin. Mais avant que la police ne l’arrête et qu’il ne meure, il suffirait que je me rapproche de lui, que je l’interroge, que je l’écoute, pour que leur belle histoire finisse comme un roman.

jeudi 11 juillet 2024

Transition

Je suis tenté d’ajouter beaucoup de choses à ce récit. De parler un peu de moi. De l'été étouffant où nous sommes, du bleu du ciel vers le soir, mais aussi de la fraîcheur que je garde dans le studio que j’habite, avec le store que je déroule sur mon balcon, et les tourterelles dans les feuilles des arbres qui bruissent devant, dont je ne sais pas les noms, maintenant que j’habite dans les quartiers nord de Nice et non plus à Contes où j'étais professeur. 


Là-bas aussi, à la même saison, je passais de longues soirées sur mon balcon, à observer les tours grises de la cimenterie et les terrains de sport où se retrouvaient les jeunes, Arsène et Elvire parmi les autres, à la tombée de la nuit et encore quand la nuit était venue. Je les voyais alors éclairés par de hauts lampadaires dont la clarté jaune leur faisait des visages étranges, mais de si loin pouvais-je les voir, ou fallait-il que je m’approche, suivant la route toute droite, bordée de platanes? C’était à l’heure où, dans la ville basse, leurs parents étaient assis devant leurs postes de télévision. Ils avaient laissé les fenêtres ouvertes à cause de la chaleur, ce qui faisait résonner dans les rues désertes les musiques des films, les voix des acteurs, les coups de révolver, les claquements de fouet sur le dos des chevaux tirant les diligences, qui fuyaient la horde des indiens à travers la prairie, et leurs flèches qui dessinaient des courbes dans le ciel.


Je suis maintenant assis à l’ombre, dans un fauteuil de toile, en deçà de la baie vitrée laissée ouverte sur mon balcon, avec le store déroulé qui me protège de la lumière tombée du ciel, mais de celle aussi qui se réfléchit sur la façade blanche de l’immeuble d’en face. Dans le livre que je relis (Molloy, 1951), il est dit que “Ce dont j’ai besoin c’est des histoires, j’ai mis longtemps à le savoir”. Il est question des autres dont on a parfois beaucoup de mal à se distinguer soi-même dans le souvenir. Qui étais-je alors? Lequel d’entre eux que je reconnais à peine, que je ne suis plus aujourd'hui?


En racontant l’histoire d’Arsène et Elvire, j’avais dans l’idée qu’elle me donnerait l’occasion de parler un peu de moi, il en était temps, me semblait-il, je l’ai si peu fait. Mais voilà qu’elle file et se termine sans me laisser beaucoup de place. En me laissant sur le côté. Sur le bord de la route où je marche vers eux. Mais il se peut aussi que je me trompe. Peut-être ne parle-t-elle en réalité que de moi. Comment savoir? Et s’adressant à qui? Et pour dire quoi?

Un soir, le téléphone a sonné. C’était Abel…

mardi 9 juillet 2024

Le glacier

Cette nuit-là, Arsène devait raconter aussi: “Il y a des images d’elle que je garde. Il y une image d’elle que je garde je ne sais pas pourquoi. C’était l’été où nous avions passé le bac. Il était convenu avec mes parents qu’à la rentrée j’irais à Paris, et à ce moment de l’été, je revenais d’un séjour que je faisais tous les ans en Suède, dans la famille de ma mère, et il n’était pas prévu que je reste longtemps, mais quand je suis arrivé j’ai retrouvé Elvire. Nous n’étions pas ensemble. Déjà quand nous étions très jeunes, nous n’étions pas ensemble. Nous nous retrouvions à l’improviste puis nous nous séparions le lendemain ou quelques jours plus tard. Elvire ne voulait pas qu’on dise qu’elle était ma petite amie, ni celle de personne, mais surtout pas de moi. Elle ne voulait faire aucun projet avec moi. Ce que nous faisions ensemble, quand nous étions ensemble, c’était toujours à l’improviste, et le lendemain il fallait que j’oublie. C’était comme si chaque fois c'était une erreur, un moment d’égarement qui resterait sans conséquence, qui ne se reproduirait pas, qu’il fallait oublier. Elle voulait savoir avec quelles autres filles j’étais sorti dans l’intervalle, je le lui disais, elle ne m’en faisait pas le reproche, mais d’elle je ne savais rien. Et cet été-là, je suis revenu de Suède pour quelques jours, et aussitôt nous avons recommencé avec le même emballement, la même force, comme si nous venions de nous rencontrer, comme si c’était la première fois. Et un soir, nos amis avaient décidé de faire un pique-nique à Nice, tous ensemble, sur la plage. Il faisait si chaud que, dans la journée, il était presque impossible de rester sur la plage, mais le soir c’était agréable, et Elvire a voulu que nous nous joignions à eux, et avant de partir de Contes, ce soir-là, comme elle grimpait sur ma moto, elle m’a dit qu’elle avait dans son sac la clé d’un studio qui était celui d’une amie partie en vacances, et qu’après le pique-nique, nous pourrions aller y dormir, au lieu de revenir à Contes, et j’en ai été surpris. Combien de fois auparavant était-il arrivé que nous passions toute une nuit ensemble? Deux fois, trois fois peut-être, à la villa, quand mes parents étaient absents. Et je n’ai pas cherché à en savoir davantage. Qui était cette amie?”

Il s’est arrêté, puis il a dit: “On ne sait pas le nombre de fois. Il aurait fallu écrire chacune de ces fois sur un carnet, bien sûr on ne l’a pas fait et dans la mémoire les choses se confondent. J’ai gardé le souvenir de cette nuit, de la plage, du glacier, elle vaut pour les autres.”

J’avais peur qu’il s’égare. J’ai dit: “Et donc, cette nuit-là?” Alors, il a repris. Il a dit: “Je me souviens du pique-nique. Nous étions assis sur les galets avec les autres, il y avait des pizzas dans leurs boîtes en carton et il y avait des bouteilles de bière. Deux ou trois d’entre nous se levaient tout à coup pour aller se jeter à l’eau, ils s’aidaient à se lever des galets en se donnant la main, ils basculaient dans le noir, on ne les voyait plus, puis au bout d’un moment ils revenaient s’asseoir, tout trempés, le corps gluant de sel. Ils demandaient une nouvelle part de pizza, une autre bouteille de bière, une autre musique. Parfois ils s’embrassaient. La nuit était épaisse comme de la poix. On ne voyait pas les vagues devant nous. Il n’y avait pas de lune ni d’étoiles au-dessus de la mer pour iriser les vagues, encore moins de feu d’artifice comme cela arrive souvent, les soirs d’été, sur la Promenade des Anglais. Il y avait de la musique, celle encore d’un poste à transistor posé sur les serviettes mouillées, avec les boîtes de pizzas et les bouteilles de bière. Je me souviens d’une chanson de Bob Dylan, très belle et douloureuse, c’était la Ballad Of The Thin Man. Je l’ai réentendue il n’y a pas très longtemps chantée par une femme. Le poste à transistor était insuffisant bien sûr à rendre cette musique, le son était affreux, mais certaines paroles entendues cette nuit-là, sur la plage, sont restées gravées dans ma tête. Because something is happening here but you don't know what it is / Do you, Mr. Jones? Puis à un moment, Elvire s’est approchée de moi et elle m’a dit “On y va?” et nous les avons quittés. Et c’est alors que les choses, en effet, prennent un tour étrange.”

Je l’ai laissé se taire, fouiller dans sa mémoire, puis il a dit: “Le studio était très loin, tout à fait dans le quartier nord de Nice, dans la rue Parmentier, et au lieu de prendre l’autobus, nous montons à pied. Des kilomètres à parcourir. Dans mon souvenir, je ne sais pas pourquoi, il n’y a pas d’autobus et l’avenue Jean Médecin est très mal éclairée. Déserte et très mal éclairée. Et je ne sais pas non plus pourquoi nous ne sommes pas à moto. Et plus nous montons, plus la nuit est épaisse. Nous sommes épuisés par la journée de chaleur, par la baignade et maintenant par la marche. Elvire porte une tunique de coton aux fines rayures, bleu ciel et blanc, délavée, et des sandales, et elle me tend la main pour que je la tire. Elle rit, elle semble heureuse, alors que je reste muet, incapable de prononcer une parole dans quelque langue que ce soit, de croire tout à fait ce que je vois. M’entraîne-elle dans le royaume des morts? Je l’y suivrais bien volontiers, je n’ai pas peur, j’hésite seulement à croire ce que je vois. Dans l’épaisseur de cette nuit, un lion, un griffon, un Sphinx pourrait soudain apparaître devant nous, nous barrer le chemin, exiger que nous répondions à une énigme pour nous laisser le passage, ou au contraire ce serait Virgile dans sa longue toge blanche pour nous servir de guide, et cela jusqu’à ce qu’enfin nous parvenions sur l’avenue Malaussena et que là, soudain, dans un îlot de lumière, apparaisse un glacier.”

Nouvelle interruption, plus longue cette fois. Quelle heure pouvait-il être? Des jogger venaient vers nous ou nous doublaient parfois, vêtus d’étoffes phosphorescentes, des écouteurs aux oreilles. Et comme Arsène semblait perdu dans ses pensées, ou comme peut-être il hésitait à me livrer un secret, j’ai dit: “Allons, au point où tu en es… Raconte-moi la suite!” À quoi il m’a répondu: “Je garde des images très précises. Il y avait cinq ou six tables sur le trottoir, l’intérieur était vivement éclairé, c’était comme une grotte, comme une crèche, et cette lumière s’étendait sur les tables disposées sur le trottoir. Depuis notre départ de la plage, nous n’avions pas rencontré dix passants et là soudain c’était un petit groupe de gens du quartier. Des personnes que la chaleur empêchait de dormir et qui resteraient sur ce bout de trottoir, à manger des glaces de différentes couleurs, et à boire des laits frappés de différentes couleurs, jusqu’à ce qu’on rentre les tables, qu’on éteigne les lumières, et que, dans la nuit épaisse comme de la réglisse, elles soient obligés de retourner chez elles. Parmi elles, des vieillards, un garçon de notre âge qui lisait sans lever la tête, avec un fin sourire, dans un livre de Philip K. Dick, une famille d’asiatiques, ainsi qu’un couple de jeunes parents avec un bébé. Et tandis que j’allais au comptoir commander les glaces, Elvire s’est assise à une table et aussitôt elle est entrée en conversation avec le jeune couple dont elle admirait le bébé. Et je l’observais. Elle semblait tellement heureuse. Elle n’avait aucun mal, quant à elle, à trouver les mots alors que, dans ma bouche, ma langue s’était changée en pierre. Et derrière ce comptoir, il y avait deux jeunes filles en uniforme qui servaient les glaces, vêtues comme des poupées, et il y avait un homme d’une quarantaine d’années, mince et musclé, en chemise blanche, qui semblait le patron. Et comme, bien plus tard, Elvire ne se montrait pas décidée à partir, et comme en fin de compte les jeunes filles derrière le comptoir fermaient les bacs de glace, ôtaient leurs uniformes, éteignaient les lumières, le patron est venu s’asseoir avec nous. Il a allumé une cigarette. Et alors j’ai compris qu’Elvire et lui se connaissaient très bien.” 


samedi 6 juillet 2024

Arsène raconte

“Mais non, ce n'étaient pas des étudiants”, devait me déclarer Arsène la dernière fois que je l’ai vu, ce jour où pour la première fois il m’a parlé comme sans doute il n’avait jamais parlé à personne auparavant, jamais du moins aussi longtemps, tandis que nous marchions au bord de la mer en direction de l’aéroport, que nous regardions les avions atterrir et s’envoler dans la nuit, et que moi-même je l'écoutais comme sans doute je n’avais jamais écouté personne, et sans doute savions-nous alors sans nous le dire qu’il n’embarquerait pas le lendemain à l’aéroport ainsi qu’il avait prévu de le faire en destination de je ne sais plus quel pays, comme il avait beaucoup compté de pouvoir le faire depuis que l’attentat avait été commis, c'était sa dernière chance, en sachant tous les deux qu’il serait arrêté avant, au tout dernier moment, comme cela se termine dans les vieux films d’aventures policières, et peut-être abattu s’il tentait d’échapper à cette arrestation.

“Oui, enfin, je veux dire qu’ils n’étaient plus étudiants déjà au moment où je les ai rencontrés”, devait-il ajouter tandis que j’avais le nez levé vers les ombres blanches des avions planant dans le ciel noir, comme des fantômes, des âmes errantes.

“Ils s'étaient connus, dit-il encore, à la faculté des Lettres, en section de philosophie où ils avaient été élèves du même professeur. C’était alors qu’ils s'étaient constitués en cellule d'action autonome dissidente des autres groupes gauchistes, mais ensuite, au bout de la première ou de la deuxième année, ils avaient décidé de passer à l’action clandestine, et c'était alors qu’ils avaient arrêté leurs études, qu’ils avaient rompu avec l’université, qu’ils avaient rompu tout lien avec leurs familles, avec leurs anciens camarades, seul le professeur Célestin Vuibert savait où les trouver dans ce quartier Vernier où désormais ils habitaient ensemble, où je devais habiter avec eux, où d’une certaine façon ils m’avaient recueilli alors que je n’étais qu’un clochard, et je me souviens de certains soirs où le professeur a dîné avec nous, d’un couscous et de thé à la menthe, derrière le rideau de fer à demi baissé du restaurant de chez Kader.
— Combien étaient-ils?
— Ils me disaient qu’ils étaient neuf, mais il y en a deux que je n’ai jamais vus, qui n’étaient pas avec nous, peut-être pas à Nice, peut-être pas en France, et dont les noms n’ont jamais été prononcés devant moi.
— Ils étaient donc sept. Cinq garçons et deux filles, d’après ce que disent les journaux. Et avec toi, ça faisait huit.
— Oui, mais moi je ne comptais pas. Ils m’avaient recueilli. Je crois qu’ils me faisaient confiance, ils parlaient librement devant moi, mais ils ne m’expliquaient rien. Ils citaient des noms, des lieux, des dates, mais ils savaient que je ne les raccordais pas, que je ne m’en souvenais pas, que j’étais trop vieux, trop malade, et que le plus souvent j’étais ivre.
— Celui que les journaux appellent Arthur était leur chef?
— Oui, ce n’est pas son vrai nom mais c’était bien lui qui commandait. Il avait un lieutenant qui lui servait aussi de garde du corps, celui que les journaux appellent Matteo et qui est mort avec lui.
— Et comment étais-tu entré en contact avec eux?
— Un jour, par hasard, je suis entré au KWa où tu m’as vu. C’était au début d’un après-midi d’hiver, il faisait froid, avant il avait plu, maintenant le soleil était revenu mais j’étais trempé, et j’ai commandé un rhum et d’abord Selim n’a pas voulu me servir, il m’a dit qu’ici on ne servait pas d’alcool, mais Arthur s’est levé et il a demandé à Selim de me servir de la bouteille cachée sur une étagère, qui était pour eux, puis il m’a fait asseoir à leur table. Je grelottais. J’essayais de les écouter, de garder les yeux ouverts mais je m’endormais sur ma chaise. Nous sommes restés jusqu’au soir, puis ils m’ont emmené pour dîner pas loin de là, au restaurant de chez Kader, où il n’y avait pas d'autres clients, où ils étaient attendus, puis ils m’ont emmené pour dormir dans la soupente qu’ils habitaient ensemble, au-dessus des hangars désaffectés, dans la rue Pierre Pietri.
— Et en vivant avec eux, tu as compris en quoi consistait leur action clandestine?
— Ils disaient qu’ils s’appropriaient des logements inoccupés pour y accueillir des migrants. Cela, c’était facile à comprendre, ils ne s’en cachaient pas. Quelque temps après mon arrivée, ils m’ont emmené dans un appartement où ils m’ont dit que j’aurais à repeindre les murs et où je suis resté assez longtemps parce que mon travail n’avançait pas. L’appartement était vide. Ils y avaient apporté de gros seaux de peinture, des rouleaux, des pinceaux, une échelle et un poste de radio à transistor sur lequel j’écoutais de la musique. Et par terre, il y avait un matelas où je pouvais dormir.
— Tu dis que ton travail n’avançait pas, mais ils te traitaient bien?
— Oh, oui, très bien. Je n’étais pas prisonnier. Ils étaient très gentils avec moi. Chaque midi, l’une des filles m’apportait mon repas, et quand c’était Maria Luisa, il arrivait qu’elle le partage avec moi puis qu’elle reste un long moment en ma compagnie. Nous écoutions de la musique, nous fumions des cigarettes, nous buvions un peu de vin, nous laissions les fenêtres ouvertes à cause de l’odeur de peinture, parfois il faisait grand soleil et nous avions très chaud, d’autres fois il pleuvait dans la cour et c’était comme si nous étions en vacances au bord de l’Atlantique, ou au bord de la Manche, et que nous faisions la sieste. Elle me parlait d’Arthur.
— Elle était la maîtresse d’Arthur?
— Les deux filles étaient les maîtresses d’Arthur. Mais Frida s’en fichait un peu, elle couchait aussi bien avec les autres garçons, tandis que Maria Luisa était très amoureuse. Elle voulait savoir ce que je pensais de lui. Elle se demandait si un jour ils pourraient avoir une autre vie, sans plus s’occuper de l’avenir du monde. Elle me parlait de l’Irlande. Elle imaginait d’aller vivre avec lui dans ce pays qu’elle connaissait un peu, et d’y avoir des enfants. Elle me demandait si je connaissais ce pays. Elle me disait qu’ils pourraient y vivre à la campagne, tous les deux, avec leurs enfants, dans une petite maison en pierre avec un jardin où des légumes pousseraient dans la terre très noire, deux chevaux et une rivière qui passerait devant. C’était tout ce qu’elle voulait de la vie, la pauvre petite, Arthur et des enfants, et surtout elle me demandait de ne pas le répéter à Arthur qui se fâcherait contre elle s’il entendait qu’elle avait dit cela, et qui préférerait désormais coucher avec Frida, et à force, parce qu’il faisait trop chaud, ou parce qu’il pleuvait doucement dans la cour, derrière les fenêtres ouvertes, et aussi parce que nous écoutions de la musique, nous finissions par nous endormir, l’un par terre et l’autre sur le matelas, ou tous les deux parfois sur le matelas, sa tête posée sur mon épaule.”

Il s’est tu, puis il a dit encore: “Un jour, nous écoutions de la musique, je ne saurais pas dire quelle musique c'était, peut-être un piano seul, peut-être un orchestre tout entier, je ne m’en souviens plus, en même temps qu’il y avait des manutentionnaires qui parlaient dans la cour, trois étages plus bas, toute la journée et même tard dans la nuit ils déchargeaient des caisses apportées par camions, de la vaisselle je crois, et nous entendions leurs voix sourdes, parfois un rire, alors nous nous sommes endormis en laissant la radio allumée et les fenêtres ouvertes, et quand nous nous sommes réveillés il faisait déjà nuit.” Et tandis qu’il parlait je me suis dit, je ne sais pas pourquoi, que la musique qu’ils avaient entendue et sur laquelle ils s’étaient endormis, ce pouvait être la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel dans sa version pour piano seul. Enfin, ce pourrait être celle que j’ajouterais en off à mon film.


mercredi 3 juillet 2024

Le KWa

Je suis debout, sur le trottoir opposé, et je regarde Arsène au milieu de ses amis, derrière la vitre du Sélect. Je ne les entends pas. J’imagine ce qu’ils se disent. Je ne suis pas dans le film, j’en suis le spectateur intermittent, et cette histoire m'est pourtant la plus personnelle. Il n’y a pas d’histoire qui me soit plus personnelle que celle d’Arsène et Elvire, que j’ai si peu connus, que j’ai regardés de loin.

Et pendant plusieurs années encore, ce fut l’oubli, jusqu'au jour où de nouveau je l'aperçois derrière les vitres d’un café, mais cette fois ce n'était plus Le Sélect, c'était un bistrot de miséreux, le KWa, situé à l’angle de la rue Vernier et de la rue Trachel, devant lequel je passais souvent depuis que j'étais revenu à Nice, où se retrouvent à longueurs d’années des hommes de tous âges, immigrés d’Afrique du Nord, accablés de tristesse, dont certains au moins attendent là, dès le matin, en buvant des cafés, qu’un contremaître vienne les chercher pour une journée ou deux de travail sur le chantier d’un immeuble.

Il se tenait au comptoir, et d’abord, derrière la vitre, je l’ai vu de dos, et à quel trait dessiné sur son dos ai-je eu l’intuition que c’était lui? J’ai marqué le pas, mais d’abord j’ai eu peur qu’il se retourne et qu’il me voie, ainsi arrêté à l’observer depuis la rue. Nous aurions eu honte tous les deux. Alors, je me suis éloigné. J’ai tourné dans la rue Vernier, je ne voulais plus y penser, mais je n'étais pas arrivé à la hauteur de l'église Saint Étienne, que je me suis dit que mon attitude était stupide. Il était bien peu probable que ce fût lui, mais si c’était lui, dans quel état de misère morale et matérielle devait-il se trouver, et dans ce cas ne devais-je pas lui donner l’occasion au moins de me parler?

Alors, je suis revenu sur mes pas, j’ai poussé la porte du bistrot, et je suis venu m’accouder au comptoir, près de lui.

C’était bien lui, Arsène, je ne pouvais plus en douter, habillé du même costume que je lui avais vu la première fois où je l’ai rencontré en traversant un square, derrière l’hôpital Saint Roch, à son retour de Paris. Mais depuis, il avait beaucoup maigri, le costume baillait sur sa carcasse comme sur un épouvantail, et son étoffe en était défraîchie comme s’il était resté pendant des années, dressé au milieu d’un champ de betteraves, exposé au soleil, aux vents et à la pluie nuitamment accourus des quatre horizons qui crucifient le monde. Et lui, d’abord, ne s’est pas tourné vers moi. Un petit verre de rhum était posé entre ses mains, qu’il semblait hésiter à toucher. Parmi tous ces hommes qui buvaient des cafés, lui seul avait obtenu qu’on lui serve de l’alcool, me suis-je dit. À quoi devait-il ce privilège, ou au contraire cette indulgence coupable eu égard aux préceptes religieux? Ce n’était sans doute pas le premier rhum qu’il s’enfilerait aujourd’hui, d’une seule lampée, les yeux clos, mais ce pouvait être le dernier qu’il était encore assez riche pour s’offrir. Alors, il le ménageait. Il le regardait entre ses mains, comme un chat aurait fait d’une souris. Ensuite, il faudrait qu’il dorme. Que le jour s’abolisse jusqu'au soir, et ensuite, pour ce fantôme de mon ancien élève, qu’est-ce que serait la nuit?

J’aurais pu m’enfuir, mais un calme est descendu sur moi, comme venu du ciel. Alors, je me suis retourné pour observer la salle. Elle était petite et obscure. Il n’était pas loin de midi, nous étions en hiver, et bien que dehors le ciel était bleu, une faible lumière éclairait les tables et les visages des hommes qui y étaient assis. La plupart étaient de vieux Arabes silencieux, aux visages de santons, que je m’étais attendu à trouver là, mais parmi eux se trouvaient aussi un petit groupe de personnes très jeunes, de type européen, quatre garçons et deux filles, dont tout de suite j’ai songé que c’étaient des étudiants et qu’ils devaient être liés par les mêmes idéaux politiques, ceux-là même qui avaient marqué notre jeunesse et que avions perdus. Que pouvaient-ils comploter ainsi, si loin de la faculté des Lettres où ils auraient dû être occupés à suivre des cours concernant la logique d’Aristote ou le marxisme transgressif de Louis Althusser? Impossible de le savoir.

Je n’entendais pas ce qu’ils pouvaient se dire, mais un seul parlait et les autres l’écoutaient avec attention, en hochant la tête et en lui répondant, d’un mot jeté ici ou là, sans l’interrompre, pour appuyer ses propos et affirmer leur accord. Leur engagement personnel. C’était comme un groupe de flamenco dans lequel un seul chante, d’une voix extrême, tandis que les autres font claquer les os de leurs doigts sur le bois de la table, mis à part qu’ici les voix s’entendaient à peine. Et ils étaient ensemble d’une beauté à vous crever le cœur, si bien que je ne pouvais pas les regarder plus longtemps, et risquer qu’ils me voient les observer de la sorte, sans me mettre à rougir.

Alors, je leur ai tourné le dos et j’ai commandé un second café. Et alors, Arsène s’est tourné vers moi, et il m’a regardé. Mais, les yeux dans les yeux, il est resté sans rien dire, le visage impassible, figé dans ses rides, dans sa couleur de cendre, comme s’il ne me voyait pas, ou comme si, à travers moi, il voyait un autre visage peut-être, ressurgi de l’enfance, celui d’une jeune fille qu’il avait aimée, dont le prénom était sur ses lèvres comme sur les miennes était celui d’Arsène, mon petit!, sans que j’ose davantage que lui le prononcer.

Alors, j’ai laissé de l’argent sur le comptoir en faisant signe au patron que je payais aussi le rhum de mon voisin. Et je suis parti.

 

vendredi 28 juin 2024

Les Don Juan

Devant Le Select, à partir de six heures du soir, il y avait des voitures garées en double-file, et c’étaient plutôt de jolies voitures. Les hommes qui se retrouvaient là étaient des Don Juan. Il suffisait de les observer depuis le trottoir opposé, d’observer leur manège. Ils étaient un petit groupe, occupés à rire et à parler, debout au comptoir, à boire des bières ou des whiskys en piquant du bout des doigts dans des bols d’olives, en même temps qu’ils passaient des coups de téléphone. Parfois, c’était déjà la nuit et le bar était éclairé par des lampes au néon. Mais le plus souvent c’était l’été, les jours n’en finissaient pas. À Nice, l’été commence au mois de mai, et il est difficile de garder l’esprit au travail et à la famille quand les soirées n’en finissent pas, que les plages se couvrent de tables blanches où dînent les touristes et que les ciels sont émeraude. Il en arrivait d’autres. Puis, il fallait qu’il y en ait un qui sorte, l’air content, en agitant les clés de sa voiture. Il en faisait vrombir le moteur, il disparaissait au coin de la rue pour revenir, une demi-heure plus tard, avec une femme à son bord. Et cette femme sortait en même temps que lui de la voiture, elle tirait sur sa jupe parce qu’elle était trop courte et ensemble ils entraient dans le bar.

On les voyait debout au comptoir, derrière la vitre. Quand c’était une nouvelle conquête, il la présentait à ses amis, il disait le prénom de chacun et ceux-ci l’accueillaient avec de grands sourires. Des garçons qui se connaissaient depuis les années de lycée, devaient-ils préciser. Qui étaient pour la plupart des commerçants ou de petits entrepreneurs, parfois des journalistes. Qui partageaient des histoires de virées nocturnes. Qui jouaient ensemble au tennis, qui skiaient à Valberg ou Auron, qui fréquentaient l’hippodrome de Cagnes-sur-Mer, qui regardaient le sport à la télé, qui louaient des films pornos en DVD pour les regarder avec leurs femmes, le samedi soir, quand les enfants étaient couchés, en fumant du cannabis qu’ils avaient commandé par téléphone et qu'un jeune motocycliste était venu leur livrer à la grille de leur villa. De loin en loin, une partie de poker, pour faire comme dans les films. Puis, dix minutes plus tard, c’était au tour d’un autre de disparaître pendant une demi-heure avant de revenir avec une femme.

Je ne sais pas ce qu’ils pouvaient se raconter. Je n’ai jamais assisté à ce genre de scène que de loin, du trottoir opposé, ou bien au cinéma. Parmi les femmes qui étaient là, debout au comptoir, au milieu de ces hommes, on s’attendait à surprendre le beau sourire de Romy Schneider. Elle aurait tourné la tête et, en vous voyant, elle aurait souri, et la caméra se serait attardée en gros plan sur son visage. Cet air d’indulgence qu’elle montrait envers les hommes (pensez à Yves Montand ou Michel Piccoli, jamais bien loin), en même temps que cette expression d’une douleur secrète, venue de loin et qui devait l’emporter de façon tragique, au bout du compte.

J’imagine que la plupart étaient mariés ou en instance de divorce. J’imaginais que les uns avaient été témoins au mariage des autres. Qu’ils s’invitaient le dimanche pour faire des barbecues au bord de la piscine, avec femmes et enfants. Mais maintenant ils étaient ailleurs, dans une autre dimension de la vie, comme si pour quelques heures ils avaient eu vingt ans de moins

Il devait être question de l’endroit où ils iraient dîner, pas forcément à Nice. Des restaurants où il y avait un orchestre et où on pouvait danser devant l’estrade. Il fallait réserver des tables. Combien seraient-ils, au juste? Il fallait que l’un d’entre eux au moins connaisse le patron. “Tu lui dis qu’on est douze!” Enfin, arrivait le moment où ils posaient de l’argent sur le comptoir, en même temps qu’ils écrasaient leurs cigarettes. Je les voyais s’en aller en se répartissant dans différentes voitures qui démarraient sur les chapeaux de roues. Il me restait à les imaginer sur la route du bord de mer, filant au pied des hautes vagues blanches des Marina, en direction de La Siesta. La lumière des phares, la musique qu’ils faisaient jouer sur le tableau de bord. Joe le taxi, peut-être. Et Arsène faisait partie du groupe.

Voilà ce que j’ai pu observer à deux ou trois reprises avant que l’imprimerie de la rue Emmanuel Philibert ne soit mise en faillite. Mais ensuite, quand je suis repassé devant Le Select, je ne l’ai plus vu parmi ces hommes. Je ne m’en suis guère étonné, maintenant qu’on avait saisi sa voiture et qu’il était interdit bancaire, pensant qu’il avait dû quitter Nice et qu’il était à Paris où il avait peut-être repris son activité dans le commerce interlope des machines à sous. Où peut-être il gérait une salle de billard.

Le Select n’était pas le seul bar à Nice à remplir cette fonction de lieu de rendez-vous, et il n’en manquait sans doute pas à Paris non plus, du côté de Montparnasse, où les Don Juan comme lui devaient emmener de jolies femmes, et peut-être aussi enregistrer des paris sur des matchs de boxe, et même acheter et vendre des voitures volées. Car l’idée de délinquance s’attachait maintenant, dans mon esprit, au souvenir de mon ancien élève.


lundi 24 juin 2024

Je me souviens

Je me souviens des images que j’aurais pu filmer et que je n’ai pas filmées quand j'étais professeur au lycée de Contes et que j’habitais là-bas. Elles sont inscrites dans ma tête. Celles des tours de la cimenterie que j’apercevais du haut de mon balcon. Celles que j’allais recueillir, au bout de ma promenade du soir, en marchant le long de la route, jusqu’au terrain de sport où se retrouvaient les jeunes habitants du faubourg, que j’observais derrière les grilles, sans me laisser voir. Celles de leurs motos pétaradant, cabrées sur la roue arrière, au risque de se casser le cou. Celles de la piscine en plein été. Celles des nuits de bals. Des longs plans fixes, à la manière de Chantal Akerman, qu’il me suffirait de raccorder maintenant que je n’y habite plus et que je ne suis plus professeur. Que je ne suis plus empêché par rien. Je disposerais à présent de tout le temps nécessaire pour en faire le montage. Il me suffirait d’y ajouter un texte que je lirais en off, et j’obtiendrais ainsi un petit film que j’intitulerais Contes ou Arsène et Elvire. Et sous l’un ou l’autre de ces titres, le film montrerait quelque chose que j’ai connu. Quelque chose du monde qu’à la fois j’ai vu et inventé lorsque j’habitais là-bas et que j’y enseignais, une vision du monde qui est la plus significative que j’aie jamais inventée, la plus personnelle, et qui ne peut pas se dire mais seulement se montrer. Et peut-être même se partager avec d’autres, encore que cette apparition ne se soit produite qu’une fois, durant cette période assez longue de ma vie où j’en ai été à la fois l’inventeur et le témoin.

Ludwig Wittgenstein dit que le monde se compose de faits et non pas de choses. Contes se compose d’une pluralité de faits, tels que je les ai perçus, et non pas d’êtres ni de choses qui se retrouveraient ailleurs, en-dehors de cette histoire. Arsène et Elvire sont des inventions, c’est ce que j’essaie de dire, encore que sous d’autres noms ils ont bien existé, et leurs personnages ne sont pas séparables du paysage où ils me sont apparus. Où je les ai inventés. Tandis que, faute d’avoir fait ce film, il faut que je me débrouille avec les mots, ce qui suppose une technique compliquée, beaucoup plus incertaine. Car les mots ne sont pas impuissants à montrer mais, pour le faire, il leur faut raconter des histoires. Et il n’est pas certain qu’Arsène et Elvire aient eu ce qu’on appelle une histoire, ou du moins ai-je pu en douter jusqu'à ce que cette histoire se termine. Et même alors, ces bribes, ces quelques rencontres nocturnes. Des moments si épars.

Puis il est arrivé que l’imprimerie soit mise en liquidation judiciaire. Enfin, je ne suis pas certain que ce soit le terme juridique exact pour parler de faillite, mais il me semble que c’est celui qu’a employé Abel quand je l’ai rencontré à la rue Emmanuel Philibert pour la dernière fois. Il était seul dans l’atelier, tous les autres employés étaient partis. Un liquidateur avait été nommé, les ordinateurs et tous les documents comptables avaient été saisis, et tout le reste du matériel était mis sous séquestre. Par quel privilège Abel se trouvait-il encore là? Il m’avait téléphoné pour que je vienne. La nuit précédente, il avait imprimé le dernier numéro de notre catalogue annuel et il m’en a remis une cinquantaine d’exemplaires dans une boîte en carton. “Ceux-là au moins ne vous coûteront rien”, m’a-t-il dit. Ai-je seulement prononcé le nom d’Arsène? Dans ce cas, il m’aura répondu qu’Arsène avait disparu, qu’il était injoignable. Il m’aura dit aussi qu’il n’habitait plus chez lui, dans la villa de Saint Pancrace où il avait vécu avec sa femme et leurs deux filles. La villa appartenait à sa femme, et celle-ci l’avait mis à la porte, plusieurs mois auparavant, quand elle avait demandé le divorce. Et, depuis, il habitait à l’hôtel. Et il m’aura dit aussi qu’Arsène était inculpé de faillite frauduleuse et d’abus de biens sociaux, ce qui l’empêcherait de se refaire avant longtemps. 
“Il avait une maîtresse?
— Oui, nous la connaissions, elle venait ici, une grande et belle femme, plutôt voyante, perchée sur ses talons, qui habite quelque part derrière le lycée Calmette et qui roule en voiture de sport. Mais elle aussi a rompu avec lui, maintenant qu’il n’avait plus d’argent.”

Tout de suite, je me suis dit qu’il était retourné à Paris. Qu’il devait avoir ses arrières à Paris où il avait passé pas mal d’années, où il devait connaître des gens. À quel moment avais-je entendu dire, ou avais-je cru comprendre, ou avais-je inventé, qu’à Paris, il avait travaillé dans les machines à sous, les flippers, les baby-foot et les jukebox des bars? Si bien que je l’imaginais faisant la tournée des bars pour ouvrir les machines et ramasser les sous qu’il faisait pleuvoir dans un grand sac en toile, et s’occuper peut-être aussi des réparations. Et ainsi, je pensais que nous ne le reverrions plus ici. Que je pouvais l’oublier, qu’il valait mieux l’oublier. Et bien sûr je n’ai rien dit à Elvire de ce qu’Abel m’avait appris. Une seule fois, elle m’avait parlé de lui, et des années étaient passées. Peut-être l’avait-elle oublié. Il valait mieux qu’elle l’oublie. Mais je me trompais. Je devais le revoir. 

 

jeudi 20 juin 2024

Heartbreak Hotel

J’en suis venu à me demander si La Barque rouge existait bien. Les souvenirs que je gardais des nuits passées là-bas, dont certains me revenaient en mémoire des semaines plus tard, de manière totalement imprévisible, parfois lorsque j'étais en cours, étaient si sombres et si confus, mêlés si étroitement d’ivresse et d’angoisse, que je croyais avoir rêvé. On m’aurait dit que, dans la pénombre du lieu et dans l’état d’ivresse où je m’étais trouvé, j’avais assisté à un meurtre, je l’aurais cru. Et on m’aurait dit que je m’y étais moi-même livré à la débauche, aux pires turpitudes, j’en aurais été horrifié, j’aurais juré que non mais je l’aurais cru aussi.

Le cabaret occupait le rez-de-chaussée d’une petite maison à peine plus haute que large, flanquée d’immeubles en pierre de taille qui avaient dû servir d’entrepôts, à l’époque où l’activité du port battait son plein, et qui étaient maintenant abandonnés aux courants d’air et au vol saccadé des chauves-souris. Or, derrière la scène où se produisait la chanteuse, n’avais-je pas aperçu le départ d’un escalier étroit, à la rampe de fer, dont je n’imaginais pas où il pouvait conduire? Vers quelle soupente, quel couloir obscur? Vers quelles chambres sordides? Et à présent, étais-je bien certain de n’y être pas monté?

Le doute me torturait l’esprit, si bien que, pour me débarrasser de ces fantasmes, pour en revenir à la réalité des choses, je suis retourné sur le port, un jour, pour voir La Barque rouge en plein midi.

Je ne m’attendais pas à ce que l’établissement soit ouvert. Il m’aurait suffi d’en voir la façade. D’en relire l’enseigne. Mais un simple rideau de perles en obstruait la porte. Je l’ai écarté d’une main et je suis entré. Après la lumière du dehors, il a fallu que mes yeux s'accoutument à la pénombre. Celle-ci n’avait rien d’effrayant. Il y flottait une bonne odeur d’ail et de vinaigre. Un réchaud à gaz avait trouvé place derrière le comptoir. Une femme s’y tenait, qui n'était plus toute jeune. Sur un feu, elle faisait bouillir de l’eau, sur l’autre des tranches de foie de veau grésillaient dans une poêle. Elle s’est tournée vers moi: “Vous cherchez à déjeuner?” J’ai répondu que oui. ”Ce sera près dans une minute, a-t-elle dit. Le temps que cuisent les pâtes. Mais il vous faudra vous asseoir à notre table. Nous n’avons pas fini de faire le ménage.” Puis, en levant un peu la voix et en tournant la tête: “Claudio, tu sers l’apéritif à ce monsieur?” Claudio était assis sur un tabouret, devant le comptoir. Il s'est levé lourdement et il est passé derrière. “Je vous sers un pastis?” Je savais bien que les pâtes ne cuiraient pas en une minute. J’ai répondu que oui.

J’ai déjeuné à leur table. Les pâtes étaient servies sans autre sauce que l’huile de la friture, avec beaucoup de poivre et de parmesan saupoudrés par-dessus. La femme s’appelait Teresa. Elle avait dû être belle. Imposante. Elle portait un tablier mais ses cheveux étaient coiffés, ses ongles étaient vernis et il n'était pas difficile de l’imaginer en manteau de fourrure, sortant d’une limousine pour entrer dans le hall d’un casino, des bijoux sur les mains. C'était la patronne, l'épouse de Claudio, qui lui avait un gros ventre et portait un tricot de corps gris sur sa poitrine velue. Puis, Julia nous a rejoints. Ses pas avaient claqué dans l'escalier. Elle était vêtue d’un peignoir mal fermé et elle fumait une cigarette. Elle s’est assise à notre table. Elle s’y est glissée sans rien dire, le peignoir découvrant ses jambes, des mules se balançant au bout de ses pieds nus. Teresa l’a servie. “Mange, petite!” Mais Julia continuait de fumer, elle ne touchait pas à son assiette. Elle buvait du vin. Et, de nouveau, j’ai trop bu moi aussi.

Claudio me servait. J’évitais de regarder Julia dont le peignoir mal fermé laissait pointer un sein. J’essayais de raccorder l’image de cette enfant malingre avec l’envoûtante apparition de la femme qui avait troué la nuit, en se produisant sur scène, lors de ma précédente visite. Ce pouvait-il que ce fût elle? Les deux images ne coïncidaient pas. Elles tremblaient comme pour s’ajuster l’une à l’autre mais elles ne coïncidaient pas.

Plus tard, je suis sorti au soleil pour boire mon café et fumer une cigarette. Il y avait un banc. Je m’y suis assis, le dos appuyé contre la façade. J’aurais pu m’endormir. Claudio m’a rejoint. Nous assistions à l’arrivée majestueuse du bateau de la Corse. En regardant droit devant lui, Claudio a parlé des îles lointaines où il avait navigué avant de se marier et de s’établir ici. Il n’attendait de moi aucune réponse. Il parlait pour lui seul.

Ce jour-là, je suis parti voir ailleurs, et quand je suis revenu, quelques semaines plus tard, aux petites heures de la nuit, mon état d'esprit n'était plus le même. J'étais moins angoissé. Je me suis accoudé au comptoir et j’ai commandé une bière. Claudio n’a pas fait mine de me reconnaître. D’autres buveurs occupaient de petites tables rondes mais, dans la demi-obscurité, leurs silhouettes étaient floues. Ils n’étaient que des ombres. Tout le monde attendait.

Julia est apparue. Elle portait une robe violette, longue et fendue, à manches courtes, qui moulait son corps et qui scintillait sous le projecteur. À ses pieds, un ampli. Elle commandait l’accompagnement musical avec son téléphone. Elle a chanté trois ou quatre chansons qui se ressemblaient, des litanies spectrales dont je ne me souvenais pas de les avoir jamais entendues ailleurs. Les accompagnements étaient joués à la guitare, avec des effets larsen qui par moments couvraient sa voix sans qu’elle paraisse s’en inquiéter. Julia était tout près de nous, à peu près immobile, devant le micro et sous l’unique projecteur, mais sa voix semblait émise d’un lieu situé quelque part derrière elle. Elle résonnait encore au fond d’un tunnel d’où la jeune femme était sortie pour devoir y retourner bientôt après son tour de chant, quoi qu’elle veuille. Une grotte dans laquelle elle serait aspirée et de nouveau engloutie. Ses lèvres bougeaient mais le lieu d’émission de la voix pouvait être une tombe. Et cette voix exprimait la tristesse aussi bien que la peur.

Nous avions quitté le comptoir et les tables pour nous tenir debout, en demi-cercle devant elle. Nous étions des admirateurs, ou des juges, ou des témoins. Prêts à l’applaudir ou à prononcer peut-être une sentence. Ou à l’abandonner peut-être à la nuit d'où elle semblait sortir comme une chrysalide de son cocon, ou un cadavre de son suaire. Puis, il y a eu une chanson dont j’ai aussitôt reconnu les paroles. C'était Heartbreak Hotel.

C'était cette fois une chanson venue en écho de ma propre jeunesse. Que je reconnaissais à ses paroles, que je pouvais prononcer une à une avec la chanteuse — Well, since my baby left me / Well, I found a new place to dwell / Well, it's down at the end of Lonely Street / At Heartbreak Hotel —, mais dont la musique n’était plus celle qu’avait chantée Elvis. Le souvenir du King n’y affleurait qu’à peine. Une version plus proche de celle qu’avait maintes fois performée John Cale, pour ceux qui s’y connaissent. Les syncopes y étaient éludées. Les déhanchements aussi. Il restait cette maigre pincée de paroles murmurées, des notes étirées, des grincements de poulies et des plaintes.

Enfin, une silhouette est apparue, sortant de la coulisse. Celle d’un garçon grand et mince. Celle d’un beau page dont Julia aurait été la princesse et qu’il serait venu servir. Et j’ai reconnu Arsène.

D’une main, il portait une cage à l’intérieur de laquelle il y avait un corbeau. Il a posé la cage sur une sellette que nous n’avions pas remarquée jusqu’alors, et tandis que Julia chantait toujours, qu’elle répétait les mêmes paroles tristes, il a ouvert la cage, il a tendu un index pour que l’oiseau s’y agrippe, et il l’en a sorti. Après quoi, mon souvenir de perd.

J'étais si étonné de reconnaître Arsène, qui était encore mon élève et le petit ami d’Elvire, que je ne voyais que lui. Le corbeau a-t-il volé au-dessus de nos têtes, a-t-il croassé sur les paroles de la chanson — Now, the bellhop's tears keep flowin' / And the desk clerk's dressed in black — est-il venu ensuite se poser sur une épaule de Julia sans que celle-ci lui prête la moindre attention, comme s’il n’existait pas? Je ne saurais le dire.

Je suis parti avant la fin de la chanson, et cette fois j’ai trouvé la force de reprendre ma voiture pour rentrer chez moi. J’habitais moi aussi dans un Heartbreak Hôtel, mais le mien se trouvait quelque part dans le faubourg nord de Nice.

dimanche 16 juin 2024

La Barque rouge

J'étais attiré vers le port. Il y avait sur le port une boîte de nuit qui m'attirait de loin, certains soirs. Elle n’existe plus aujourd'hui. Elle s’appelait La Barque rouge. Je ne cédais pas souvent à son attraction. Deux ou trois fois par an peut-être, en toute dernière extrémité. Je savais qu’en toute extrémité, je pouvais me rendre là-bas. Je gardais cette idée en tête. Et je savais aussi qu’il m’était difficile de revenir à Contes les nuits où je m’y attardais, disons au delà d’une certaine heure, ce qui arrivait toujours.

Je savais qu’en sortant de La Barque rouge, à deux ou trois heures du matin, je n’avais plus la force de rentrer chez moi. Il fallait que j’attende le jour. Je marchais sur les quais, à pas prudents, de crainte de tomber à l’eau. L’enseigne de La Barque rouge restait éclairée derrière moi. Je n’allais pas bien loin. Je m'éloignais de dix pas, puis je revenais. Puis, de dix pas encore dans la direction opposée. En regardant le ciel et ses nuages lourds. L’enseigne de La Barque rouge ne s’éteignait qu’au petit jour, mais je n’attendais pas le petit jour pour quitter l’endroit. Chaque nuit, venait un moment où je craignais qu’une bagarre n’éclate. Que soudain un client, parmi les derniers, fasse étinceler une lame. Qu’il se tourne vers un autre soudain pour lui dire: “Je vais te saigner à blanc”, d’un air terrible, et que l’autre réponde en brisant le cul d’une bouteille sur le bord du comptoir, et que la chanteuse alors, derrière son micro, sur sa petite estrade, arrête de chanter et éclate en sanglots. Les doigts ouverts comme des palmes sur ses tempes, le rimel sur les joues. Je préférais imaginer ça de loin, en marchant sur les quais, sur le bord de l’eau, en cherchant un endroit où je pourrais dormir. À moins qu’il ne se mette à pleuvoir.

Il est arrivé quelquefois, mais pas souvent, qu’un autre vienne parler avec moi. Un autre client sorti de La Barque rouge ou venu d’ailleurs, comment savoir? Une ombre. L'ombre d’un homme grand et maigre, dont les traits du visage s’effaçaient dans la nuit, rien qu’une silhouette, et qu'il me raconte une histoire. Ces hommes sont des marins, des joueurs de 421, des buveurs de whisky. Des manieurs de couteaux. Ils savent des histoires. L'une est revenue souvent, ces nuits-là sur le port, ou peut-être ne l’ai-je entendue qu’une fois. C'était celle de l’Homme à tête de chien qui hantait les cales des lourds navires, partis dans ces mers lointaines où sont des îles avec leurs palmiers souffletés par le vent, et où, vers le soir, on tire une barque sur la plage où marchent des tortues géantes, hautes comme des ânes. L'ombre seulement d’un homme à tête de chien qui glissait sur les parois intérieures du navire, dans le bruit des machines, et dont chaque apparition était suivie d’une malchance. Une main coupée, un œil crevé, le dos brisé dans des escaliers métalliques, un jeune matelot tombé à la mer. Dans les remous de l’eau et dans le noir. Avec l’enseigne de La Barque rouge qui clignotait derrière nous, comme si l’orage qui grondait était près de l'éteindre. Avant qu’il ne se mette à pleuvoir.

Les rêves que j’ai faits ces nuits-là en attendant le jour. De brefs moments de sommeil remplis de rêves compliqués, qui me transportaient ailleurs, sur des îles où, derrière les quais et leurs façades colorées, le voyageur doit gravir des rues en pente bordées de villas dont les terrasses et leurs balustres débordent de bougainvilliers, avec au plus haut de l’avenue celle où est venue se réfugier la folle amoureuse, fille de Victor Hugo. Surtout quand il se mettait à pleuvoir. Nous étions au printemps et pourtant la pluie était froide. Pénétrante. Comme des cris de souris. Je me disais d’abord qu’elle n'était pas mon adversaire mais plutôt une amie. Rien qu'un peu de pluie de printemps, à quatre heures du matin, dans cette région du monde. Qu’auraient fait à ma place les clochards célestes de Jack Kerouac ou de Sam Beckett? Ils seraient restés là, bien sûr, à s’en réjouir, immobiles, comme auraient fait des moutons paissant au haut d’une falaise. Mais bientôt elle tombait à verses en même temps qu’elle s’irisait des premières clartés du jour, si bien que je finissais par me lever pour aller chercher un abri sous un porche. Je traversais le quai, plié en deux, mais il était trop tard. La pluie m’avait trempé jusqu’aux os. Et sous le porche, je restais assis, tremblant de tous mes membres, regardant les cordes de lumière zébrer la nuit jusqu’à ce qu’il fît tout à fait jour.

jeudi 13 juin 2024

Mécanismes d’une chute

Abel était son chef de fabrication. Je l’avais rencontré à la rue Emmanuel Philibert dès ma première visite, et chaque fois depuis lors j’avais eu affaire à lui.
Abel était plus âgé qu’Arsène d’une quinzaine d’années (presque aussi vieux que moi), et dès le premier jour j’avais apprécié son sérieux. Il avait les épaules larges, le regard sombre, il parlait peu. Arsène avait-il découvert le métier d’imprimeur quand il était à Paris? Ce n’était pas impossible. Mais ici, il s’appuyait de toute évidence sur l’expérience d’Abel. Entre eux, la répartition des rôles était claire. Arsène était le patron. C’était lui qui s’arrangeait pour obtenir les commandes et qui faisait rentrer l’argent, tandis qu’Abel se chargeait du reste. Arsène vantait la compétence d’Abel. Il disait de lui que, dans son métier, il était le meilleur, que c'était un champion. Il s’en engorgueillait comme d’un cheval de course qu’il aurait ajouté à son écurie et avec lequel il comptait remporter le Grand prix. Mais Arsène, quant à lui, avait-il un métier? Des relations, sans doute, on le voyait bien, on se demandait d’ailleurs où il allait les chercher. Mais l’avait-on jamais vu faire marcher la photocopieuse, ni établir un devis?

Arsène était flanqué, d’un côté d’un chef de fabrication et de l’autre d’un comptable. Sa place était entre les deux. Je parle d’un expert comptable, qui dirigeait un cabinet important, connu et respecté sur la place de Nice. Il s’appelait Jean-Marie Lourseau. Il avait ses bureaux à l’Arenas. Je ne l’ai jamais vu. Ce n’était pas lui qui venait à la rue Emmanuel Philibert, c’était Arsène qui se rendait là-bas, devait me raconter Abel qui l’y avait accompagné dans les premières années, mais qui ne l’accompagnait plus maintenant. Et quand Lourseau le recevait, c’était dans une salle de réunion où il apparaissait suivi de deux ou trois jeunes comptables qui ouvraient leurs ordinateurs, qui penchaient la tête sur l’écran et qui n’ouvraient pas la bouche pendant tout le temps où Lourseau faisait son laïus introductif.
Lourseau se montrait affable, il appelait Arsène par son prénom, il le tutoyait, demandait des nouvelles de sa femme et de leurs deux enfants. Il était question de pêche où on comprenait qu’Arsène l’avait accompagné quelquefois à bord de son bateau, et où il l’accompagnerait encore, sans doute, quand Lourseau l’inviterait de nouveau, peut-être pas tout de suite. Lourseau invitait à son bord des dirigeants d’entreprises, des professeurs de médecine, des architectes, le rédacteur en chef de Nice-Matin. Tout ce petit monde formait une coterie, mais Arsène faisait-il encore partie de cette coterie, et en avait-il jamais été un membre à part entière, telle était la question. Puis, au bout de dix minutes, il quittait la pièce où il laissait Arsène en tête à tête avec ses acolytes. Et ceux-ci levaient alors les yeux de leurs écrans et la partie sérieuse commençait. 
Ils avaient besoin, pour clore les comptes annuels de l’entreprise, de justificatifs qu’Arsène, sauf erreur de leur part, n'avait pas fournis. Les jeunes femmes étaient en tailleurs, les garçons en costumes serrés, à peine moins luxueux que ceux de leur patron, et ces blancs-becs se montraient alors d’une patience et d’une politesse inlassables, mais ils ne lâchaient rien. Ils réclamaient les tickets de restaurant, les billets d’avion, les notes d’hôtel, les bons de commande, les factures concernant des travaux de jardinage, des achats de meubles et pourquoi pas de bijoux, et beaucoup d’autres pièces indispensables dont ils avaient établi la liste et qu’Arsène était incapable de fournir. Ils ne paraissaient étonnés de rien. Ils ne portaient aucun jugement. Mais, avec cela, le bilan annuel s’avérait beaucoup moins positif, selon les chiffres qui s’alignaient à présent sur leurs ordinateurs, qu’Arsène avait feint de le croire. Et lui, de son côté, s’impatientait. Il suait à grosses gouttes. Il avait du mal à rester poli.

Voilà ce que j’ai pu comprendre par la suite, quand la situation s’est dégradée et qu’Abel s’est confié à moi, avec l’espoir toujours que je puisse raisonner Arsène, moi qui était son ancien professeur, qui avait de l’influence sur lui, qui était le seul sans doute à avoir quelque influence sur lui. Abel répétait: “Arsène vous respecte, il vous écoute!” Mais qui étais-je pour parler d’argent? Et d’ailleurs Arsène ne m’écoutait pas. C’était tout juste s’il ne me demandait pas de lui dire le montant du salaire que je touchais au bout de vingt-cinq ans de bons et loyaux services dans l’Éducation nationale. Arsène, je le faisais sourire. Il ne me demandait pas davantage comment il pouvait se faire que je ne m'étais jamais marié et que je n’avais pas d’enfant. Mais je ne doutais pas que ce genre de question trottait dans sa tête et qu’elle faisait de moi, à ses yeux, un homme qui avait raté sa vie.
Et, au fil des ans, Abel est devenu mon unique interlocuteur. Arsène était désormais absent de son bureau à chacune de mes visites, et je n’avais aucune raison de m’en plaindre. Abel comprenait vite, les travaux de mes élèves ne le faisaient pas sourire, pas même les poèmes qu’ils avaient écrits et que nous ajoutions aux photos. Mais il n’en était pas moins évident que les finances de l’entreprise allaient à la dérive. Abel ne cachait pas son inquiétude. Il me disait: “À la fin du mois, il faut sortir les payes. Les ouvriers les attendent, c’est à moi qu’ils les réclament. Et c’est toujours le moment où Arsène disparaît.
— Vous l’avez appelé?
— Oui, oui, je l’appelle dix fois par jour, je lui laisse des messages, mais il ne répond pas.”

Puis, il est arrivé qu’un jour je passe devant le Sélect, rue de Lépante, et que je le voie. Il était debout sur le trottoir, en compagnie d’un autre homme, et ils discutaient tous deux avec beaucoup d’animation. Ou plutôt, c'était Arsène qui racontait, qui expliquait, tandis que l’autre accueillait ses propos avec un visage ravi. Je me trouvais sur le trottoir opposé. Je me suis glissé dans l’encoignure d’une porte, à l’angle de l’avenue Maréchal Foch, pour les observer sans qu’eux-mêmes me voient.
Ils étaient sortis pour fumer. Arsène était le plus grand, de la tête et des épaules, l’autre levait les yeux vers lui avec un air d’admiration. À voir sa mine, je me suis dit que l’histoire que racontait Arsène devait donner une preuve étonnante et drôle de son talent. Elle devait expliquer comment Arsène trompait le fisc, pensais-je. Elle devait révéler les stratagèmes dont il usait pour que les artistes lui fassent don de certaines de leurs œuvres dont le prix n’apparaissait pas dans les livres de comptes. Ou peut-être parlait-il de femmes, de la sienne mais aussi de ses maîtresses, et des voyages et des dépenses qu’il s’autorisait avec elles. Ou peut-être parlait-il de sa nouvelle voiture, rien d’extraordinaire mais une Porsche Carrera tout de même, dont il avait couvert une partie du prix en refourguant au patron du garage des dessins d’Arman et de César, peut-être même un tableau que Martial Raysse lui avait donné, ou qu’il lui avait acheté à bas prix, un jour où l’artiste avait besoin d’argent. Ou peut-être parlait-il de chevaux, ou peut-être parlait-il de la roulette du casino de Monte-Carlo. Que sais-je? Que savais-je de ces voitures, de ces maîtresses et de ces mœurs?
Puis, à un moment, il devait en avoir assez dit, alors il a plongé la main dans la poche de son pantalon et il en a sorti une liasse de billets parmi lesquels il en a tiré deux ou trois qu'il a mis dans la main tendue de son compagnon, et celui-ci a empoché les billets et aussitôt il est parti. Et j'ai vu qu'Arsène rentrait maintenant dans le Sélect, qu’il s'accoudait au comptoir et qu’il faisait remplir son verre d’un liquide doré qui devait être du whisky.
Ai-je dit que nous étions alors au début de l’automne et qu’il ne devait pas être plus de six heures du soir?
Ou peut-être parlait-il déjà d’un bien autre trafic. Il était devenu si maigre, des poches sous les yeux, la peau tendue sur les pommettes! Un grand échalas au regard perdu, vieilli avant l’heure! Qu’est-ce que la vie avait donc fait de mon ancien élève, de ce si beau garçon et l’amoureux d’Elvire! 

dimanche 9 juin 2024

Dehors, dehors il fait chaud

Les vacances d'été n’en finissaient pas. Dans la ville basse, la chaleur était écrasante. Quand on avait des parents qui vivaient à la montagne ou dans d’autres pays, on envoyait les enfants là-bas. Pour quelques semaines. Arsène faisait partie de ceux qui partaient. Elvire faisait partie de ceux qui restaient. Et comme sa mère travaillait, elle avait à s’occuper de son petit frère Jeannot.

L’après-midi, elle l’emmenait à la piscine municipale. Tous les enfants s’y retrouvaient. On n’avait pas la place de beaucoup y nager. C'étaient des plongeons, des gerbes d’eau éclaboussée dans le soleil, des rires et des cris. Ça sentait le chlore. Les grandes plongeaient pour se rafraîchir, puis elles remontaient sur la berge et reprenaient la conversation avec les camarades. Elles jouaient aux cartes, elles écoutaient des chansons sur un poste à transistors posé entre leurs jambes, sur les tapis de mousse qui recouvraient le sol. Elles s’enduisaient l’une l’autre de crème solaire qu’elles appliquaient sur les épaules, sur les cuisses, au creux du dos et sur le nez. Elles disaient: “Si tu te voyais, tu es rouge comme une écrevisse.” Les bretelles de soutien-gorge glissaient alors sur les épaules.

Bien sûr, les intrigues amoureuses prenaient beaucoup de place. Il fallait toujours qu’une fille soit amoureuse d’un garçon qui était amoureux d’une autre fille. Ou dont on se demandait s’il sortait toujours avec elle. Ou qu’un garçon soit amoureux d’une fille qui en préférait un autre. Et ce garçon, on le voulait quand même, parce qu’il avait de beaux yeux et paraissait timide. Ou, au contraire, parce que c'était le chef de la bande. Que déjà toutes les autres filles de la bande, à un moment ou un autre, s'étaient blotties dans ses bras et l’avaient embrassé.

L’une se levait pour aller lui poser une question. C'était de la part de son amie qui les regardait de loin, une main en visière devant ses yeux. Certaines jouaient volontiers le rôle d’entremetteuses. Elles tenaient un compte exact des intrigues, elles transmettaient les messages, rapportaient les réponses, s’informaient de la suite. Les garçons s’intéressaient davantage au sport. Ils avaient tôt fait de s'écarter du groupe pour jouer au ping-pong. Elvire jouait au ping-pong aussi bien que les garçons. Après avoir demandé à ses copines d'avoir l’œil sur Jeannot, elle allait disputer des parties avec eux.

Les journées les plus parfaites étaient celles où on descendait à Nice pour une baignade à la plage et une séance de cinéma. Ces journées étaient celles qui passaient le plus vite. Puis, quand on remontait à Contes, il arrivait qu’un bal se prépare sur la place Jean Allardi. On s’asseyait sur des bancs, devant l’estrade, et on regardait les musiciens qui réglaient leurs instruments. L’un faisait entendre sur sa guitare trois ou quatre notes seulement, et aussitôt les jeunes filles reconnaissaient la chanson d’où elles étaient tirées. C’étaient les premières notes, par exemple, avec lesquelles Keith Richards introduit I Can’t Get Know. Ou celles avec lesquelles il introduit Angie. Alors, elles levaient le bras d’un seul coup pour en crier le titre, en faisant en sorte que le guitariste les remarque de loin, du haut de l’estrade, et il arrivait en effet que cet homme leur sourie. Et il y avait enfin, tout au bout du bal, au milieu de la nuit, le moment où on était trempé de sueur et où la chanteuse, une blonde qui était la seule fille du groupe, venait s’asseoir sur le bord de l’estrade, un micro à la main. Quelques accords à peine, égrenés derrière elle sur la basse, suffisaient à faire que les briquets s’allument. Une longue note futée, à peine murmurée, montait de la foule, et bientôt tout le monde chantait avec elle: “Hummmm…. Derrière les barreaux / Pour quelques mots / Qu’il pensait si fort / Hummmm… Dehors / Dehors, il fait chaud / Et des milliers d’oiseaux / S’envolent sans effort…”


La mère d’Elvire avait une amie qui tenait un salon de coiffure dans la ville basse, où Elvire a travaillé pendant plusieurs étés. Elle venait le matin, elle portait une jolie blouse et faisait les shampoings. Elle se souvenait d’avoir vu le Batman de Tim Burton, au cinéma Variété, en compagnie d’Arsène. Parce qu’Arsène revenait quelquefois, pour de courtes périodes, au milieu de l'été.

Tout cela, je le savais déjà. C'était à propos de tout cela que j’aurais voulu faire un film. Non pas un vrai film mais quelque chose à la manière de Chantal Akerman. Des plans fixes mis bout à bout. Avec, en off, une voix traînante et sourde qui aurait lu un texte. À la manière aussi de Marguerite Duras. Ce que les artistes nous apprennent, ce qu’ils nous montrent qu’il est possible de faire, de la façon toujours la plus simple et la plus directe. Avec les moyens les plus pauvres, les plus réduits. J’en viens maintenant à la petite histoire qu’Elvire m’a racontée bien plus tard, une nuit d'été, comme nous étions dans son salon et que ses deux enfants dormaient dans la chambre d’à côté.

Dans le jardin de la maison d’Arsène, il y avait une piscine. Et il arrivait qu’il invite quelques-uns de ses camarades à venir s’y baigner. Pas souvent. Une ou deux fois chaque année peut-être, au printemps. Tout le monde savait que la mère d’Arsène était un peu folle. Disons, extravagante. Elle recevait les amis de son fils en robe blanche, avec une cigarette à la main et une coupe de champagne dans l’autre. Elle faisait des remarques aux filles sur leur maquillage, sur la coupe de leur short, la couleur et la longueur de leurs ongles. Il n’y avait pas moyen d’échapper à ses regards. Et Arsène en était visiblement gêné. Et il se trouvait aussi que l’anniversaire d’Elvire était le douze août, et qu’Arsène, cette année-là, à cette date, était de retour chez lui. Et Elvire raconte: “Il m’a dit que le lendemain, il viendrait me chercher avec sa moto pour une baignade dans sa piscine. Et comme le lendemain était le jour de mon anniversaire, j’ai pensé qu’il le savait et que nous retrouverions là-bas tout un groupe d’amis. Je pensais que lorsque nous arriverions à la villa, je serais accueillie par tout un groupe de camarades et que nous ferions la fête. Et bien sûr j’ai accepté. Mais, quand nous sommes arrivés, j’ai eu la surprise de voir qu’il n’avait invité personne d’autre que moi. Que nous étions seuls.”

Et alors, elle s’est tue. Et moi, j’ai craint qu’elle me fasse des confidences que je ne voulais pas entendre, qu’elle me décrive des scènes que je ne voulais pas imaginer. Mais ensuite elle m’a seulement parlé de la piscine qui se trouvait sur une terrasse herbeuse, devant la maison, qui était située sur une colline au milieu d’autres collines couvertes de forêts, et elle m’a parlé de la maison elle-même qui n’était pas une villa moderne mais qui avait été aménagée dans une ancienne métairie.

Elle m’a dit: “La maison était toujours ouverte. C’était une folie de la mère d’Arsène de ne pas supporter qu’aucune pièce soit fermée, ni au rez-de-chaussée ni à l’étage où se trouvaient les chambres. Et cela en dépit de la chaleur et des moustiques qui pénétraient partout. Et, à l’arrière de la maison, il y avait un autre jardin plus ombragé. Qui sentait la menthe. Et la mère d’Arsène, que je m’étais attendue à trouver comme les autres fois dans la maison, était absente, elle aussi. Elle faisait un séjour dans une station balnéaire ou peut-être une clinique. Si bien que nous sommes restés seuls, Arsène et moi, dans la grande maison vide, tout au long de cette journée.”

Elle s’est tue de nouveau. Puis, après un temps, elle m’a dit encore: “Nous nous trempions dans la piscine, puis nous entrions dans la maison pour chercher l’ombre, pour boire de la limonade glacée, pour manger debout dans la cuisine ce que nous trouvions dans le réfrigérateur. Nous marchions partout, avec nos pieds mouillés qui faisaient des taches sur le carrelage, nos corps trempés qui cherchaient la fraîcheur, nous traversions la maison de part en part, je m’y égarais. Et comme Arsène me cherchait, lui aussi, qu’il m’appelait d’un étage à l’autre, nous nous retrouvions tout à coup dans une chambre.”

Et, cette nuit-là, elle n’en a pas dit davantage, et je ne voulais rien savoir de plus. Je me suis levé, je suis venu vers elle, nos mains se sont serrées, je l’ai embrassée sur le front et je suis parti.

jeudi 6 juin 2024

Dialogue nocturne

Puis, un soir, comme elle rentrait d’une réunion qui s'était finie tard, et comme elle me trouvait assis dans son salon, elle s’est assise dans un fauteuil, en face de moi, et elle m’a dit: “Monsieur Morel, j’ai appris qu’Arsène était de retour à Nice. Vous le saviez?”
Je lui ai répondu que oui, que je l’avais rencontré, et que même il était devenu un peu notre mécène.
“Comment va-t-il?”
La question était venue trop vite. Visiblement, elle lui brûlait les lèvres. Et dans la demi-obscurité où nous nous trouvions, ses yeux étaient fixés sur moi. Des yeux noisette. Elvire Vanzetti est blonde, le teint clair, avec des taches de rousseur sur les pommettes et sur le nez. Elle portait une robe jaune, à manches courtes, ornée de grosses fleurs roses et de feuillages verts. La réunion avait été celle du conseil d’administration de la mutuelle d’assurances, et elle avait voulu s’y montrer élégante en l’honneur des adhérents. Une réunion qu’elle avait préparée dans ses moindres détails et qu’elle avait animée de bout en bout, à côté du président qui avait ôté sa veste et qui voyait défiler les questions à l’ordre du jour en luttant pour ne pas s’endormir.
Ici, elle avait ôté ses sandales. D’un geste, une fois assise, elle avait retroussé le bord de sa robe sur ses cuisses. Nous étions dans les premiers jours de juin. Il faisait très chaud. On aurait du mal à trouver le sommeil. Elle n’a pas attendu ma réponse. Elle m’a dit: “Vous habitez ici. Vous savez comme les étés sont longs. Et vous savez comme la chaleur peut être écrasante. Deux longs mois pendant lesquels les jeunes s’occupent comme ils peuvent. Je voudrais vous raconter une petite histoire. J’y ai pensé souvent ces dernières semaines. Cela me ferait plaisir. Je peux?"
Je sentais le danger. Mais que pouvais-je répondre? “Bien sûr que tu peux. Je n’osais pas te parler de tout cela, évoquer ce passé, ce n'était pas mon rôle, mais c’est toi qui décides…”
Alors, elle a souri. Un très fin sourire, les coins de sa bouche dessinant des moustaches sous ses yeux de chat, et elle a dit: “C’est vrai alors, tu ne te fâches pas si je te raconte une histoire un peu indiscrète, qu’on ne raconte pas d’ordinaire à son professeur, une histoire du temps où j'étais amoureuse?”
Plusieurs fois auparavant, quand nous nous rencontrions dans l’escalier, je lui avais demandé de ne plus m’appeler Monsieur, et de ne plus me vouvoyer, maintenant que je n'étais plus son professeur. Ou alors, je la vouvoyerais moi aussi. Je l'appellerais Madame. Et chaque fois, elle avait protesté en riant et en disant: “Mais non, Julien, c’est impossible! Pour moi, tu resteras toujours Monsieur Morel!” Et comme elle rougissait d’avoir osé, elle s'était enfuie.

Arsène: la cassure

J’ai beaucoup de mal à raccorder l’Arsène que j’ai connu au lycée Henri Bosco à celui qu’il est devenu par la suite. Une pareille dégringolade! Une fin si tragique! On a du mal à l’imaginer. Parfois je me demande si je ne fais pas erreur, si je parle bien de la même personne. J’ai pourtant été un des rares témoins des étapes successives de sa transformation. Le hasard en a voulu ainsi. Voici comment.

Après le bac, Arsène est parti à Paris. Pendant les sept ou huit ans qu’il est resté là-bas, nous étions sans nouvelles. Faisait-il des études? Avait-il rejoint une autre partie de sa famille qui l’avait engagé à tenir un restaurant? Vendait-il des voitures? Son père, que nous continuions de rencontrer, ne nous en disait rien. Plus d’une fois, j’ai été tenté d’interroger Elvire. Elle continuait d’habiter la cité Torrin et Grassi. Nous étions voisins, je la rencontrais tous les jours. Mais il était évident qu’elle construisait sa vie. Après le bac, elle avait intégré un IUT niçois et, à sa sortie, elle avait trouvé un emploi dans une compagnie d’assurances mutualiste. Et il était évident aussi qu’elle y faisait son chemin. En plus de cela, elle s'était mariée et elle avait un enfant. Le père apparaissait quelquefois mais il habitait ailleurs. Elle disait qu’il habitait à Grenoble pour son travail, qu’il cherchait à se rapprocher d’eux mais que c'était difficile. Puis, elle trouva moyen de tomber enceinte une deuxième fois. Après quoi, le géniteur supposé ne se montra plus. Et elle ne sembla pas s’en plaindre le moins du monde. Elle restait aussi simple, aussi gaie, aussi précise.

La cité Torrin et Grassi était composée de logements sociaux. Nous étions tous locataires. Puis les logements furent proposés à la vente, avec des conditions avantageuses pour ceux qui les habitaient, et Elvire comme moi devint prioritaire du sien. Ses deux parents vivaient encore. Enfin, après leur mort, elle a continué d’y habiter avec ses deux enfants.

Elle avait accédé au rang d’assistante de direction. Son patron, Lucien Baleiro, était un vieux militant communiste qui avait joué un rôle dans la Résistance. Pendant l’Occupation, les faubourgs de Nice, de L’Ariane jusqu'à Contes, avaient abrité des jardins partagés où des militants ouvriers venaient remplir des cagettes de légumes auxquels ils ajoutaient des œufs et quelquefois une poule. Ils transportaient ces victuailles à la ville sur le porte-bagages de leurs bicyclettes. Ils passaient les barrages de police on ne sait trop comment. On imagine la maigre clarté de leurs phares qui éclairaient la nuit sur les routes du Paillon. Mais sans doute, ces phares, les laissaient-ils éteints. Ils naviguaient à la clarté de la lune et des étoiles, comme le jeune Arthur dans la forêt d’Ardenne et comme des marins. À la Libération, le réseau des anciens FTPF était puissant, légitime. Ses hommes contrôlaient le syndicat des employés du rail, et la mutuelle d’assurances avait été créée par eux.

Lucien Baleiro était un vestige vivant de cette lointaine période. Il fourmillait d’anecdotes savoureuses qu’il égrenait en bout de table des banquets. Mais avec les années, le passé avait pris le pas sur le présent. Il n’entendait plus bien, il ne reconnaissait plus les visages et oubliait les noms, et Elvire se tenait près de lui pour prévenir ses erreurs. Elle était ses yeux, ses oreilles, sa mémoire, son intelligence vive, et lui la regardait avec confiance et admiration, comme sa propre fille.

Allais-je avec cela lui demander des nouvelles d’Arène? Étais-je censé me souvenir qu’ils avaient formé un couple d’amoureux à la manière de Roméo et Juliette? Je préférais lui parler de ses enfants. Plus d’une fois, il m'est arrivé de les garder chez elle, les soirs où elle devait sortir et où la jeune fille qu’elle employait ne pouvait pas le faire, occupée qu’elle était par ses études ou pour d’autres raisons. Alors, je leur racontais des histoires, j’éteignais la lumière au-dessus de leurs lits, puis j’allais m’installer au salon pour lire un livre que j’avais apporté en attendant son retour.

Et puis un jour, je l’ai rencontré à Nice (je veux parler d’Arsène). Je me souviens de la scène. C'était dans le petit square qui se trouvait derrière l'hôpital Saint Roch. C’est lui qui m’a reconnu. Moi, j’ai hésité. Il m’est paru amaigri, les joues creuses, la peau tendue sur les pommettes, tout en os et en nerfs. Je me serais attendu à le voir vêtu d’un polo Lacoste gris ou d’un rose pastel. Il portait un complet sombre, trop grand pour lui, sur une chemise blanche, sans cravate, le col ouvert. Il m’a dit qu’il était de retour à Nice depuis bientôt six mois et qu’il avait ouvert une imprimerie. Il m’a dit: “Je parle souvent de vous. Vous savez, nous imprimons des catalogues d’expositions! Vous devriez venir voir comme nous sommes équipés!” Il m’a donné sa carte. J’ai reconnu l’adresse qui était proche de la place du Pin. Et je lui ai répondu que oui, je viendrais.

À cette époque, j’avais commencé à publier les catalogues annuels des travaux de mes élèves. Nous devions en être au deuxième ou troisième numéro. J’invitais des artistes locaux à venir les rencontrer dans ma classe. Certains parmi eux acceptaient d’animer des ateliers où l’on apprenait à rompre avec les genres académiques. Leurs contributions donnaient de l’éclat à nos productions ordinaires. Aux photos des œuvres, nous ajoutions des notices explicatives ainsi que des poèmes écrits en vers libres où il arrivait qu’on joue avec la typographie et l’orthographe des mots. Deux ou trois collègues soutenaient ma démarche, mais la publication de ces catalogues était coûteuse. Je passais beaucoup de temps à remplir des dossiers pour obtenir les financements nécessaires. Je tapais à des portes. Et tout naturellement, j’ai pensé qu’Arsène pourrait peut-être consentir un effort pour réduire nos factures.

Et, en effet, quand je me suis rendu à son adresse de la rue Emmanuel Philibert, il m’a montré les machines, qui avaient dû lui coûter la peau des fesses, puis il m’a ramené dans son bureau où il m’a fait asseoir et où il m’a expliqué que la direction des musées lui avait assuré la commande des catalogues de plusieurs grandes expositions, ce qui lui assurait du travail pour les mois à venir, et il m’a dit aussi que l’impression de nos catalogues annuels serait désormais à sa charge. Les affaires tournaient bien. L’argent ne manquait pas. Il était heureux de pouvoir nous aider en souvenir de ses années d'études. “Ah, le lycée Henri Bosco! m’a-t-il dit. Nous avons eu de la chance. Avec vous, ce n’était pas comme avec les autres professeurs. Nous apprenions beaucoup mais nous nous amusions aussi.” Puis, il m’a demandé si j’avais des nouvelles de ses anciens camarades, sans que le nom d’Elvire soit jamais prononcé.

J’étais étourdi. Je ne pouvais pas espérer mieux. Aussi, suis-je revenu souvent dans les années qui ont suivi. Au fil de mes visites, j’ai vu les murs de son bureau s’orner d’œuvres de Ben, de César, d’Arman, de Sacha Sosno et de Jean Mas. Plus d’une fois, il m’est arrivé d’y rencontrer les artistes eux-mêmes. Ils m’appelaient par mon prénom. Mais il ne pouvait pas m’échapper que tout se passait ici dans le plus grand désordre. On fumait beaucoup. Il y avait toujours une machine en panne, une commande dont on n’était pas sûr de pouvoir la livrer à temps. Des coupons qui s’étaient égarés. De l’encre qui manquait. Du papier qui manquait. Un apprenti qui avait commis une erreur de manipulation. Les employés entraient et sortaient de son bureau sans frapper à la porte. On se disputait. On chahutait. On se livrait à des plaisanteries de mauvais goût. On parlait de clientes avec lesquelles on avait réussi à obtenir un rendez-vous, et qu’on emmènerait à la Siesta ou peut-être à Monaco. Il arrivait qu’on doive travailler une partie de la nuit. On était une équipe. On ne rechignait pas à la tâche. Mais pour tout ce beau monde, le pastis commençait à couler dès milieu de l’après-midi. Si bien que je sortais de là chaque fois un peu ivre, et triste, comme si j’avais assisté aux prémisses d’un désastre ou que je m’étais compromis.