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Arsène raconte

“Mais non, ce n'étaient pas des étudiants”, devait me déclarer Arsène la dernière fois que je l’ai vu, ce jour où pour la première fois il m’a parlé comme sans doute il n’avait jamais parlé à personne auparavant, jamais du moins aussi longtemps, tandis que nous marchions au bord de la mer en direction de l’aéroport, que nous regardions les avions atterrir et s’envoler dans la nuit, et que moi-même je l'écoutais comme sans doute je n’avais jamais écouté personne, et sans doute savions-nous alors sans nous le dire qu’il n’embarquerait pas le lendemain à l’aéroport ainsi qu’il avait prévu de le faire en destination de je ne sais plus quel pays, comme il avait beaucoup compté de pouvoir le faire depuis que l’attentat avait été commis, c'était sa dernière chance, en sachant tous les deux qu’il serait arrêté avant, au tout dernier moment, comme cela se termine dans les vieux films d’aventures policières, et peut-être abattu s’il tentait d’échapper à cette arrestation.

“Oui, enfin, je veux dire qu’ils n’étaient plus étudiants déjà au moment où je les ai rencontrés”, devait-il ajouter tandis que j’avais le nez levé vers les ombres blanches des avions planant dans le ciel noir, comme des fantômes, des âmes errantes.

“Ils s'étaient connus, dit-il encore, à la faculté des Lettres, en section de philosophie où ils avaient été élèves du même professeur. C’était alors qu’ils s'étaient constitués en cellule d'action autonome dissidente des autres groupes gauchistes, mais ensuite, au bout de la première ou de la deuxième année, ils avaient décidé de passer à l’action clandestine, et c'était alors qu’ils avaient arrêté leurs études, qu’ils avaient rompu avec l’université, qu’ils avaient rompu tout lien avec leurs familles, avec leurs anciens camarades, seul le professeur Célestin Vuibert savait où les trouver dans ce quartier Vernier où désormais ils habitaient ensemble, où je devais habiter avec eux, où d’une certaine façon ils m’avaient recueilli alors que je n’étais qu’un clochard, et je me souviens de certains soirs où le professeur a dîné avec nous, d’un couscous et de thé à la menthe, derrière le rideau de fer à demi baissé du restaurant de chez Kader.
— Combien étaient-ils?
— Ils me disaient qu’ils étaient neuf, mais il y en a deux que je n’ai jamais vus, qui n’étaient pas avec nous, peut-être pas à Nice, peut-être pas en France, et dont les noms n’ont jamais été prononcés devant moi.
— Ils étaient donc sept. Cinq garçons et deux filles, d’après ce que disent les journaux. Et avec toi, ça faisait huit.
— Oui, mais moi je ne comptais pas. Ils m’avaient recueilli. Je crois qu’ils me faisaient confiance, ils parlaient librement devant moi, mais ils ne m’expliquaient rien. Ils citaient des noms, des lieux, des dates, mais ils savaient que je ne les raccordais pas, que je ne m’en souvenais pas, que j’étais trop vieux, trop malade, et que le plus souvent j’étais ivre.
— Celui que les journaux appellent Arthur était leur chef?
— Oui, ce n’est pas son vrai nom mais c’était bien lui qui commandait. Il avait un lieutenant qui lui servait aussi de garde du corps, celui que les journaux appellent Matteo et qui est mort avec lui.
— Et comment étais-tu entré en contact avec eux?
— Un jour, par hasard, je suis entré au KWa où tu m’as vu. C’était au début d’un après-midi d’hiver, il faisait froid, avant il avait plu, maintenant le soleil était revenu mais j’étais trempé, et j’ai commandé un rhum et d’abord Selim n’a pas voulu me servir, il m’a dit qu’ici on ne servait pas d’alcool, mais Arthur s’est levé et il a demandé à Selim de me servir de la bouteille cachée sur une étagère, qui était pour eux, puis il m’a fait asseoir à leur table. Je grelottais. J’essayais de les écouter, de garder les yeux ouverts mais je m’endormais sur ma chaise. Nous sommes restés jusqu’au soir, puis ils m’ont emmené pour dîner pas loin de là, au restaurant de chez Kader, où il n’y avait pas d'autres clients, où ils étaient attendus, puis ils m’ont emmené pour dormir dans la soupente qu’ils habitaient ensemble, au-dessus des hangars désaffectés, dans la rue Pierre Pietri.
— Et en vivant avec eux, tu as compris en quoi consistait leur action clandestine?
— Ils disaient qu’ils s’appropriaient des logements inoccupés pour y accueillir des migrants. Cela, c’était facile à comprendre, ils ne s’en cachaient pas. Quelque temps après mon arrivée, ils m’ont emmené dans un appartement où ils m’ont dit que j’aurais à repeindre les murs et où je suis resté assez longtemps parce que mon travail n’avançait pas. L’appartement était vide. Ils y avaient apporté de gros seaux de peinture, des rouleaux, des pinceaux, une échelle et un poste de radio à transistor sur lequel j’écoutais de la musique. Et par terre, il y avait un matelas où je pouvais dormir.
— Tu dis que ton travail n’avançait pas, mais ils te traitaient bien?
— Oh, oui, très bien. Je n’étais pas prisonnier. Ils étaient très gentils avec moi. Chaque midi, l’une des filles m’apportait mon repas, et quand c’était Maria Luisa, il arrivait qu’elle le partage avec moi puis qu’elle reste un long moment en ma compagnie. Nous écoutions de la musique, nous fumions des cigarettes, nous buvions un peu de vin, nous laissions les fenêtres ouvertes à cause de l’odeur de peinture, parfois il faisait grand soleil et nous avions très chaud, d’autres fois il pleuvait dans la cour et c’était comme si nous étions en vacances au bord de l’Atlantique, ou au bord de la Manche, et que nous faisions la sieste. Elle me parlait d’Arthur.
— Elle était la maîtresse d’Arthur?
— Les deux filles étaient les maîtresses d’Arthur. Mais Frida s’en fichait un peu, elle couchait aussi bien avec les autres garçons, tandis que Maria Luisa était très amoureuse. Elle voulait savoir ce que je pensais de lui. Elle se demandait si un jour ils pourraient avoir une autre vie, sans plus s’occuper de l’avenir du monde. Elle me parlait de l’Irlande. Elle imaginait d’aller vivre avec lui dans ce pays qu’elle connaissait un peu, et d’y avoir des enfants. Elle me demandait si je connaissais ce pays. Elle me disait qu’ils pourraient y vivre à la campagne, tous les deux, avec leurs enfants, dans une petite maison en pierre avec un jardin où des légumes pousseraient dans la terre très noire, deux chevaux et une rivière qui passerait devant. C’était tout ce qu’elle voulait de la vie, la pauvre petite, Arthur et des enfants, et surtout elle me demandait de ne pas le répéter à Arthur qui se fâcherait contre elle s’il entendait qu’elle avait dit cela, et qui préférerait désormais coucher avec Frida, et à force, parce qu’il faisait trop chaud, ou parce qu’il pleuvait doucement dans la cour, derrière les fenêtres ouvertes, et aussi parce que nous écoutions de la musique, nous finissions par nous endormir, l’un par terre et l’autre sur le matelas, ou tous les deux parfois sur le matelas, sa tête posée sur mon épaule.”

Il s’est tu, puis il a dit encore: “Un jour, nous écoutions de la musique, je ne saurais pas dire quelle musique c'était, peut-être un piano seul, peut-être un orchestre tout entier, je ne m’en souviens plus, en même temps qu’il y avait des manutentionnaires qui parlaient dans la cour, trois étages plus bas, toute la journée et même tard dans la nuit ils déchargeaient des caisses apportées par camions, de la vaisselle je crois, et nous entendions leurs voix sourdes, parfois un rire, alors nous nous sommes endormis en laissant la radio allumée et les fenêtres ouvertes, et quand nous nous sommes réveillés il faisait déjà nuit.” Et tandis qu’il parlait je me suis dit, je ne sais pas pourquoi, que la musique qu’ils avaient entendue et sur laquelle ils s’étaient endormis, ce pouvait être la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel dans sa version pour piano seul. Enfin, ce pourrait être celle que j’ajouterais en off à mon film.


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