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Le glacier

Cette nuit-là, Arsène devait raconter aussi: “Il y a des images d’elle que je garde. Il y une image d’elle que je garde je ne sais pas pourquoi. C’était l’été où nous avions passé le bac. Il était convenu avec mes parents qu’à la rentrée j’irais à Paris, et à ce moment de l’été, je revenais d’un séjour que je faisais tous les ans en Suède, dans la famille de ma mère, et il n’était pas prévu que je reste longtemps, mais quand je suis arrivé j’ai retrouvé Elvire. Nous n’étions pas ensemble. Déjà quand nous étions très jeunes, nous n’étions pas ensemble. Nous nous retrouvions à l’improviste puis nous nous séparions le lendemain ou quelques jours plus tard. Elvire ne voulait pas qu’on dise qu’elle était ma petite amie, ni celle de personne, mais surtout pas de moi. Elle ne voulait faire aucun projet avec moi. Ce que nous faisions ensemble, quand nous étions ensemble, c’était toujours à l’improviste, et le lendemain il fallait que j’oublie. C’était comme si chaque fois c'était une erreur, un moment d’égarement qui resterait sans conséquence, qui ne se reproduirait pas, qu’il fallait oublier. Elle voulait savoir avec quelles autres filles j’étais sorti dans l’intervalle, je le lui disais, elle ne m’en faisait pas le reproche, mais d’elle je ne savais rien. Et cet été-là, je suis revenu de Suède pour quelques jours, et aussitôt nous avons recommencé avec le même emballement, la même force, comme si nous venions de nous rencontrer, comme si c’était la première fois. Et un soir, nos amis avaient décidé de faire un pique-nique à Nice, tous ensemble, sur la plage. Il faisait si chaud que, dans la journée, il était presque impossible de rester sur la plage, mais le soir c’était agréable, et Elvire a voulu que nous nous joignions à eux, et avant de partir de Contes, ce soir-là, comme elle grimpait sur ma moto, elle m’a dit qu’elle avait dans son sac la clé d’un studio qui était celui d’une amie partie en vacances, et qu’après le pique-nique, nous pourrions aller y dormir, au lieu de revenir à Contes, et j’en ai été surpris. Combien de fois auparavant était-il arrivé que nous passions toute une nuit ensemble? Deux fois, trois fois peut-être, à la villa, quand mes parents étaient absents. Et je n’ai pas cherché à en savoir davantage. Qui était cette amie?”

Il s’est arrêté, puis il a dit: “On ne sait pas le nombre de fois. Il aurait fallu écrire chacune de ces fois sur un carnet, bien sûr on ne l’a pas fait et dans la mémoire les choses se confondent. J’ai gardé le souvenir de cette nuit, de la plage, du glacier, elle vaut pour les autres.”

J’avais peur qu’il s’égare. J’ai dit: “Et donc, cette nuit-là?” Alors, il a repris. Il a dit: “Je me souviens du pique-nique. Nous étions assis sur les galets avec les autres, il y avait des pizzas dans leurs boîtes en carton et il y avait des bouteilles de bière. Deux ou trois d’entre nous se levaient tout à coup pour aller se jeter à l’eau, ils s’aidaient à se lever des galets en se donnant la main, ils basculaient dans le noir, on ne les voyait plus, puis au bout d’un moment ils revenaient s’asseoir, tout trempés, le corps gluant de sel. Ils demandaient une nouvelle part de pizza, une autre bouteille de bière, une autre musique. Parfois ils s’embrassaient. La nuit était épaisse comme de la poix. On ne voyait pas les vagues devant nous. Il n’y avait pas de lune ni d’étoiles au-dessus de la mer pour iriser les vagues, encore moins de feu d’artifice comme cela arrive souvent, les soirs d’été, sur la Promenade des Anglais. Il y avait de la musique, celle encore d’un poste à transistor posé sur les serviettes mouillées, avec les boîtes de pizzas et les bouteilles de bière. Je me souviens d’une chanson de Bob Dylan, très belle et douloureuse, c’était la Ballad Of The Thin Man. Je l’ai réentendue il n’y a pas très longtemps chantée par une femme. Le poste à transistor était insuffisant bien sûr à rendre cette musique, le son était affreux, mais certaines paroles entendues cette nuit-là, sur la plage, sont restées gravées dans ma tête. Because something is happening here but you don't know what it is / Do you, Mr. Jones? Puis à un moment, Elvire s’est approchée de moi et elle m’a dit “On y va?” et nous les avons quittés. Et c’est alors que les choses, en effet, prennent un tour étrange.”

Je l’ai laissé se taire, fouiller dans sa mémoire, puis il a dit: “Le studio était très loin, tout à fait dans le quartier nord de Nice, dans la rue Parmentier, et au lieu de prendre l’autobus, nous montons à pied. Des kilomètres à parcourir. Dans mon souvenir, je ne sais pas pourquoi, il n’y a pas d’autobus et l’avenue Jean Médecin est très mal éclairée. Déserte et très mal éclairée. Et je ne sais pas non plus pourquoi nous ne sommes pas à moto. Et plus nous montons, plus la nuit est épaisse. Nous sommes épuisés par la journée de chaleur, par la baignade et maintenant par la marche. Elvire porte une tunique de coton aux fines rayures, bleu ciel et blanc, délavée, et des sandales, et elle me tend la main pour que je la tire. Elle rit, elle semble heureuse, alors que je reste muet, incapable de prononcer une parole dans quelque langue que ce soit, de croire tout à fait ce que je vois. M’entraîne-elle dans le royaume des morts? Je l’y suivrais bien volontiers, je n’ai pas peur, j’hésite seulement à croire ce que je vois. Dans l’épaisseur de cette nuit, un lion, un griffon, un Sphinx pourrait soudain apparaître devant nous, nous barrer le chemin, exiger que nous répondions à une énigme pour nous laisser le passage, ou au contraire ce serait Virgile dans sa longue toge blanche pour nous servir de guide, et cela jusqu’à ce qu’enfin nous parvenions sur l’avenue Malaussena et que là, soudain, dans un îlot de lumière, apparaisse un glacier.”

Nouvelle interruption, plus longue cette fois. Quelle heure pouvait-il être? Des jogger venaient vers nous ou nous doublaient parfois, vêtus d’étoffes phosphorescentes, des écouteurs aux oreilles. Et comme Arsène semblait perdu dans ses pensées, ou comme peut-être il hésitait à me livrer un secret, j’ai dit: “Allons, au point où tu en es… Raconte-moi la suite!” À quoi il m’a répondu: “Je garde des images très précises. Il y avait cinq ou six tables sur le trottoir, l’intérieur était vivement éclairé, c’était comme une grotte, comme une crèche, et cette lumière s’étendait sur les tables disposées sur le trottoir. Depuis notre départ de la plage, nous n’avions pas rencontré dix passants et là soudain c’était un petit groupe de gens du quartier. Des personnes que la chaleur empêchait de dormir et qui resteraient sur ce bout de trottoir, à manger des glaces de différentes couleurs, et à boire des laits frappés de différentes couleurs, jusqu’à ce qu’on rentre les tables, qu’on éteigne les lumières, et que, dans la nuit épaisse comme de la réglisse, elles soient obligés de retourner chez elles. Parmi elles, des vieillards, un garçon de notre âge qui lisait sans lever la tête, avec un fin sourire, dans un livre de Philip K. Dick, une famille d’asiatiques, ainsi qu’un couple de jeunes parents avec un bébé. Et tandis que j’allais au comptoir commander les glaces, Elvire s’est assise à une table et aussitôt elle est entrée en conversation avec le jeune couple dont elle admirait le bébé. Et je l’observais. Elle semblait tellement heureuse. Elle n’avait aucun mal, quant à elle, à trouver les mots alors que, dans ma bouche, ma langue s’était changée en pierre. Et derrière ce comptoir, il y avait deux jeunes filles en uniforme qui servaient les glaces, vêtues comme des poupées, et il y avait un homme d’une quarantaine d’années, mince et musclé, en chemise blanche, qui semblait le patron. Et comme, bien plus tard, Elvire ne se montrait pas décidée à partir, et comme en fin de compte les jeunes filles derrière le comptoir fermaient les bacs de glace, ôtaient leurs uniformes, éteignaient les lumières, le patron est venu s’asseoir avec nous. Il a allumé une cigarette. Et alors j’ai compris qu’Elvire et lui se connaissaient très bien.” 


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