jeudi 6 juin 2024

Arsène: la cassure

J’ai beaucoup de mal à raccorder l’Arsène que j’ai connu au lycée Henri Bosco à celui qu’il est devenu par la suite. Une pareille dégringolade! Une fin si tragique! On a du mal à l’imaginer. Parfois je me demande si je ne fais pas erreur, si je parle bien de la même personne. J’ai pourtant été un des rares témoins des étapes successives de sa transformation. Le hasard en a voulu ainsi. Voici comment.

Après le bac, Arsène est parti à Paris. Pendant les sept ou huit ans qu’il est resté là-bas, nous étions sans nouvelles. Faisait-il des études? Avait-il rejoint une autre partie de sa famille qui l’avait engagé à tenir un restaurant? Vendait-il des voitures? Son père, que nous continuions de rencontrer, ne nous en disait rien. Plus d’une fois, j’ai été tenté d’interroger Elvire. Elle continuait d’habiter la cité Torrin et Grassi. Nous étions voisins, je la rencontrais tous les jours. Mais il était évident qu’elle construisait sa vie. Après le bac, elle avait intégré un IUT niçois et, à sa sortie, elle avait trouvé un emploi dans une compagnie d’assurances mutualiste. Et il était évident aussi qu’elle y faisait son chemin. En plus de cela, elle s'était mariée et elle avait un enfant. Le père apparaissait quelquefois mais il habitait ailleurs. Elle disait qu’il habitait à Grenoble pour son travail, qu’il cherchait à se rapprocher d’eux mais que c'était difficile. Puis, elle trouva moyen de tomber enceinte une deuxième fois. Après quoi, le géniteur supposé ne se montra plus. Et elle ne sembla pas s’en plaindre le moins du monde. Elle restait aussi simple, aussi gaie, aussi précise.

La cité Torrin et Grassi était composée de logements sociaux. Nous étions tous locataires. Puis les logements furent proposés à la vente, avec des conditions avantageuses pour ceux qui les habitaient, et Elvire comme moi devint prioritaire du sien. Ses deux parents vivaient encore. Enfin, après leur mort, elle a continué d’y habiter avec ses deux enfants.

Elle avait accédé au rang d’assistante de direction. Son patron, Lucien Baleiro, était un vieux militant communiste qui avait joué un rôle dans la Résistance. Pendant l’Occupation, les faubourgs de Nice, de L’Ariane jusqu'à Contes, avaient abrité des jardins partagés où des militants ouvriers venaient remplir des cagettes de légumes auxquels ils ajoutaient des œufs et quelquefois une poule. Ils transportaient ces victuailles à la ville sur le porte-bagages de leurs bicyclettes. Ils passaient les barrages de police on ne sait trop comment. On imagine la maigre clarté de leurs phares qui éclairaient la nuit sur les routes du Paillon. Mais sans doute, ces phares, les laissaient-ils éteints. Ils naviguaient à la clarté de la lune et des étoiles, comme le jeune Arthur dans la forêt d’Ardenne et comme des marins. À la Libération, le réseau des anciens FTPF était puissant, légitime. Ses hommes contrôlaient le syndicat des employés du rail, et la mutuelle d’assurances avait été créée par eux.

Lucien Baleiro était un vestige vivant de cette lointaine période. Il fourmillait d’anecdotes savoureuses qu’il égrenait en bout de table des banquets. Mais avec les années, le passé avait pris le pas sur le présent. Il n’entendait plus bien, il ne reconnaissait plus les visages et oubliait les noms, et Elvire se tenait près de lui pour prévenir ses erreurs. Elle était ses yeux, ses oreilles, sa mémoire, son intelligence vive, et lui la regardait avec confiance et admiration, comme sa propre fille.

Allais-je avec cela lui demander des nouvelles d’Arène? Étais-je censé me souvenir qu’ils avaient formé un couple d’amoureux à la manière de Roméo et Juliette? Je préférais lui parler de ses enfants. Plus d’une fois, il m'est arrivé de les garder chez elle, les soirs où elle devait sortir et où la jeune fille qu’elle employait ne pouvait pas le faire, occupée qu’elle était par ses études ou pour d’autres raisons. Alors, je leur racontais des histoires, j’éteignais la lumière au-dessus de leurs lits, puis j’allais m’installer au salon pour lire un livre que j’avais apporté en attendant son retour.

Et puis un jour, je l’ai rencontré à Nice (je veux parler d’Arsène). Je me souviens de la scène. C'était dans le petit square qui se trouvait derrière l'hôpital Saint Roch. C’est lui qui m’a reconnu. Moi, j’ai hésité. Il m’est paru amaigri, les joues creuses, la peau tendue sur les pommettes, tout en os et en nerfs. Je me serais attendu à le voir vêtu d’un polo Lacoste gris ou d’un rose pastel. Il portait un complet sombre, trop grand pour lui, sur une chemise blanche, sans cravate, le col ouvert. Il m’a dit qu’il était de retour à Nice depuis bientôt six mois et qu’il avait ouvert une imprimerie. Il m’a dit: “Je parle souvent de vous. Vous savez, nous imprimons des catalogues d’expositions! Vous devriez venir voir comme nous sommes équipés!” Il m’a donné sa carte. J’ai reconnu l’adresse qui était proche de la place du Pin. Et je lui ai répondu que oui, je viendrais.

À cette époque, j’avais commencé à publier les catalogues annuels des travaux de mes élèves. Nous devions en être au deuxième ou troisième numéro. J’invitais des artistes locaux à venir les rencontrer dans ma classe. Certains parmi eux acceptaient d’animer des ateliers où l’on apprenait à rompre avec les genres académiques. Leurs contributions donnaient de l’éclat à nos productions ordinaires. Aux photos des œuvres, nous ajoutions des notices explicatives ainsi que des poèmes écrits en vers libres où il arrivait qu’on joue avec la typographie et l’orthographe des mots. Deux ou trois collègues soutenaient ma démarche, mais la publication de ces catalogues était coûteuse. Je passais beaucoup de temps à remplir des dossiers pour obtenir les financements nécessaires. Je tapais à des portes. Et tout naturellement, j’ai pensé qu’Arsène pourrait peut-être consentir un effort pour réduire nos factures.

Et, en effet, quand je me suis rendu à son adresse de la rue Emmanuel Philibert, il m’a montré les machines, qui avaient dû lui coûter la peau des fesses, puis il m’a ramené dans son bureau où il m’a fait asseoir et où il m’a expliqué que la direction des musées lui avait assuré la commande des catalogues de plusieurs grandes expositions, ce qui lui assurait du travail pour les mois à venir, et il m’a dit aussi que l’impression de nos catalogues annuels serait désormais à sa charge. Les affaires tournaient bien. L’argent ne manquait pas. Il était heureux de pouvoir nous aider en souvenir de ses années d'études. “Ah, le lycée Henri Bosco! m’a-t-il dit. Nous avons eu de la chance. Avec vous, ce n’était pas comme avec les autres professeurs. Nous apprenions beaucoup mais nous nous amusions aussi.” Puis, il m’a demandé si j’avais des nouvelles de ses anciens camarades, sans que le nom d’Elvire soit jamais prononcé.

J’étais étourdi. Je ne pouvais pas espérer mieux. Aussi, suis-je revenu souvent dans les années qui ont suivi. Au fil de mes visites, j’ai vu les murs de son bureau s’orner d’œuvres de Ben, de César, d’Arman, de Sacha Sosno et de Jean Mas. Plus d’une fois, il m’est arrivé d’y rencontrer les artistes eux-mêmes. Ils m’appelaient par mon prénom. Mais il ne pouvait pas m’échapper que tout se passait ici dans le plus grand désordre. On fumait beaucoup. Il y avait toujours une machine en panne, une commande dont on n’était pas sûr de pouvoir la livrer à temps. Des coupons qui s’étaient égarés. De l’encre qui manquait. Du papier qui manquait. Un apprenti qui avait commis une erreur de manipulation. Les employés entraient et sortaient de son bureau sans frapper à la porte. On se disputait. On chahutait. On se livrait à des plaisanteries de mauvais goût. On parlait de clientes avec lesquelles on avait réussi à obtenir un rendez-vous, et qu’on emmènerait à la Siesta ou peut-être à Monaco. Il arrivait qu’on doive travailler une partie de la nuit. On était une équipe. On ne rechignait pas à la tâche. Mais pour tout ce beau monde, le pastis commençait à couler dès milieu de l’après-midi. Si bien que je sortais de là chaque fois un peu ivre, et triste, comme si j’avais assisté aux prémisses d’un désastre ou que je m’étais compromis.

1 commentaire:

  1. Littérature de fiction et engagement politique. Il y a une chanson de Christophe dont j'aime particulièrement le titre. C'est "Aimer ce que nous sommes". J'écris des histoires non pas pour dénoncer quoi que ce soit, quelque injustice. Non pas pour nous faire peur, ni nous faire honte. Mais pour aider les autres aussi bien que moi-même à mieux aimer ce que nous sommes.

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