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Mekas, Akerman et moi

Les trois courts de tennis étaient fermés le soir, sauf pendant les deux mois les plus chauds de l’année où ils restaient ouverts jusqu'à dix heures. Ils étaient fréquentés par des employés de l’usine mais aussi par des maîtresses de maison qui profitaient de ce que leurs enfants étaient à l'école. Une pagode servait de bureau à des employés communaux qui veillaient à l’entretien des matériels et qui enregistraient les réservations dans de grands cahiers. En revanche, le terrain de football restait ouvert jusqu'à dix heures en hiver et onze heures en été. Ces horaires avaient été choisis pour accueillir les jeunes dont la plupart étaient nos élèves. On voulait éviter ainsi qu’ils errent dans la ville basse, qu’ils traînent dans les rues désertes et qu’ils chahutent sous les fenêtres des habitants qui voulaient dormir.

Les jeunes s’y retrouvaient le soir, après dîner, quand les postes de télévision étaient allumés et qu’ils projetaient une lumière bleutée sur les fenêtres. Les filles venaient à pied, d’un pas nonchalant, en échangeant entre elles des paroles inaudibles, susurrées distraitement, du bout des lèvres, tandis que les garçons faisaient vrombir leurs motos, aux guidons absurdement bas, qui les faisaient se coucher en avant pour les tenir, inlassables à pousser des accélérations sur le même tronçon de route qu’ils parcouraient plusieurs fois, dans des sens opposés. Arsène revenait ainsi de la villa des collines où il avait laissé ses parents. Sa moto était d’une marque anglaise conforme à ses goûts musicaux, plus puissante que les Ducati et les Malaguti de la plupart de ses camarades. Moins bruyante aussi. Certains venaient même à vélo, en montrant les acrobaties sur une roue dont ils étaient capables.

Le terrain était éclairé par des réverbères très hauts, aux cous de cigognes, qui diffusaient une lumière blafarde.

J'étais souvent tenté de filmer ces scènes, de loin, du haut de mon balcon, ou en m’approchant des grillages derrières lesquels j'y assistais. Ces bouts de films auraient pu trouver place dans mon projet d'œuvre vidéographique. Ils auraient même pu en fournir la matière principale, être le sujet de l’œuvre, et mes élèves se seraient volontiers associés à ce travail. Arsène et Elvire en premier lieu. Je leur faisais découvrir semaine après semaine ce qu'avait été le cinéma expérimental de l'époque héroïque, en visionnant sur Youtube des extraits d’œuvres de Jonas Mekas et de Chantal Akerman. Ils m’aimaient bien. Ils montraient une vraie curiosité pour ces propositions formelles si éloignées du cinéma commercial auquel on les avait habitués. Mais les conditions d’exercice de mon métier m’interdisaient de les mettre de la partie. Pour les porter à l'écran où on aurait pu les reconnaître, il aurait fallu que je sollicite d'abord l'autorisation de leurs parents et surtout celle de ma hiérarchie, et les démarches qu’il m’aurait alors fallu entreprendre, les explications qu’il m’aurait fallu donner, les remarques qui m’auraient été à tout coup opposées étaient pour moi dissuasives. Je voulais bien parler du travail de Jonas Mekas et de Chantal Akerman à mes élèves. J’y prenais même beaucoup de plaisir. Mais je ne me voyais pas défendre leur travail, de si belles destinées, devant quelque obscur représentant du rectorat académique. Si bien que j’ai préféré filmer le terrain de football et les bancs où les jeunes filles se tenaient assises, partageant des cornets de popcorns, une fois seulement que tout ce monde était parti. Que ces lieux étaient vides. Si bien qu’il ne me reste pas beaucoup de documents visuels sur lesquels je puisse retrouver Arsène et Elvire, leurs visages, leurs regards, leurs prestances si particulières: quelques photos de classe où on ne les voit jamais l’un à côté de l’autre, comme si toujours ils s'évitaient, une page découpée dans Nice-Matin où il est question de notre participation à une exposition d’art contemporain.

Elle avait eu lieu dans une galerie située sur le port, et le soir du vernissage, Elvire avait bu trop de vin et Arsène s'était engagé à la ramener sur sa moto. Je me souviens maintenant de la marque. C'était une Triumph Bonneville. Et je les avais regardé partir dans la nuit, en me demandant si j’avais bien fait de les y autoriser, si Arsène n’avait pas trop bu, lui aussi, mais il m’avait juré que non. Et c'était l’hiver ou le tout début du printemps. Il faisait froid. Ils avaient une assez longue route à parcourir jusqu'à Contes, et je me disais que le froid réveillerait Arsène s’il en était besoin, et je me disais qu’Elvire se tiendrait attachée plus étroitement à lui, des deux bras noués autour de sa taille, de la tête posée sur son épaule, les yeux fermés. Puis, je suis rentré dans la galerie en me disant: “Que Dieu les protège!” Sur le quai étaient amarrées une enfilade de barques de pêcheurs aux coques colorées que, chez nous, on appelle des “pointus”. 

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