Accéder au contenu principal

Articles

Affichage des articles du 2025

Voir ni nommer

Philippe Jaccottet: “À travers l'heureux brouillard des amandiers, il n'est plus tout à fait sûr que ce soit la lumière que je vois s’épanouir, mais un vieux visage angoissé qu'il m'arrive de surprendre sous le mien, dans le miroir, avec étonnement” ( À travers un verger , 1975.) Dans une notice qu’il ajoute à son édition des Œuvres de Philippe Jaccottet, José-Flore Tappy oppose d'une façon qui me paraît très juste Francis Ponge à Philippe Jaccottet. Il indique: “... alors que Ponge, par sa pratique, vise les choses pour les atteindre — il veut voir les choses et ne voir qu'elles —, Jaccottet, quant à lui, vise les choses pour les traverser, pour voir à travers elles l'invisible que peut-être elles recèlent. Comme il l'écrira lui-même en rendant hommage à son aîné: ‘Ponge ne s'encombre pas d'invisible’, ‘ayant assez à faire du visible’ au point même qu'il se serait plutôt dressé, ‘parfois avec colère contre l'invisible’.”   Ce que je v...

Assignations de genre

Elles ont dit, Non, il fait trop froid, nous rentrons. Nous sommes au Canastel, au bas du boulevard Gambetta. Une heure plus tôt, nous avons quitté une surprise-partie qui se tenait dans une rue voisine. Nous étions trois garçons et nous avons réussi à nous extraire de cette surprise-partie en emmenant trois filles, celles-ci jugeaient comme nous que la musique était médiocre, nous n’avons pas eu de mal à les convaincre, et d’abord nous sommes allés boire un chocolat au Canastel où nous avons nos habitudes. Un glacier tout d'inox et de glaces. Et comme, après le Canastel, nous leur proposons d’aller marcher sur la Promenade des Anglais où la nuit est épaisse comme de l'encre et où il y a des bancs, elles ont dit non, qu’elles rentraient chez elles. Nous sommes en hiver, c’est vrai qu’il fait froid. Alors, elles sont parties et nous restons entre garçons. Le souvenir porte sur ce qui se passe ensuite, c’est-à-dire à peu près rien, que des ombres. Les filles rentrent chez elles. ...

Le discours de l'Autre

Cynthia dit, Les deux sœurs dont la plus jeune suce son pouce, ça vient du Grand sommeil , bien sûr, l'arrivée de Philip Marlowe chez les Sternwood. On devine qu'il va lui arriver des misères, à cette petite, mais aussi qu'à la différence de ce qui se passe chez Chandler, ce n'est peut-être pas l'aînée qui remportera la partie. La cadette n'est pas évidemment stupide, elle montre de vraies attentions à l'égard du comptable, même si, bien sûr, par ailleurs, le goût du jeu, une tendance hystérique à l'exhibitionnisme, à la nymphomanie, à toutes les formes d'addictions... Il devra se débrouiller avec tout ce fatras, notre comptable, dont on devine qu'il est son amoureux, même s'il ne le sait pas encore. Secundo, le costume loué dans la boutique d'un tailleur, quand il fait déjà nuit. Là, on est de toute évidence dans l'héritage de Eyes Wide Shut . Et on attend de voir la suite. Enfin, la flaque d'eau. Le point central ou fatidique o...

Iliazd Mirevelt

C'était une question qui se répétait de bouche à oreille parmi ceux qui connaissaient Iliazd Mirevelt, qui connaissaient son nom et ses entrepôts sur le port, en premier lieu ses employés. Ils se demandaient pourquoi celui-ci avait installé sa famille dans ce quartier et dans cette rue, alors que presque tous les gens comme lui, qui avaient réussi dans les affaires ou qui occupaient une place importante dans l’administration de la ville, vivaient sur les collines. L'été, la chaleur sur la ville basse devient difficilement supportable, et d’ailleurs de juillet à septembre la femme et les filles d’Iliazd Mirevelt ne restent pas à Murmur , elles s'exilent dans le nord du pays où on dit que le père de Karine Mirevelt possède un important domaine forestier.  La rue de Malte est située au cœur de la ville basse, dans le quartier commerçant. Elle est bordée par des magasins d’alimentation tenus par des familles venues d’ailleurs, qui gardent quelques atours de leurs costumes bario...

Une vieille femme

Sa mère lui a demandé d'acheter un sac de farine et une bouteille d'huile ou des œufs à l'épicerie voisine, et peut-être quelque chose d'autre à la droguerie ou à la mercerie. Elle lui a fait répéter trois ou quatre fois cette courte liste de produits qu'il devra lui rapporter, elle lui a donné l’argent pour les payer, et pour mener à bien cette mission qu'elle lui confie, il n'aura pas besoin de quitter le même trottoir où ils habitent, sur le boulevard Gambetta, juste au-dessous de la rue Vernier où il y a son école en face de son église. Il connaît bien les commerçants auxquels il devra s'adresser et ceux-ci le connaissent aussi, un bonhomme de six ou sept ans qui vient d'habitude avec sa mère et qui, cette fois, pour la première fois, se présente seul avec un porte-monnaie à fermoir métallique et son filet à provisions. Il s'agit d'une course de quelques minutes à peine dans un environnement qui lui est familier, où il ne court aucun dang...

Images (22)

Pourquoi précisément cet endroit? Il nous arrivait de nous rencontrer ailleurs, de nous donner rendez-vous dans d'autres lieux: au musée Matisse, à l'opéra de Monte-Carlo, à Arles ou à Paris, nous ne détestions par la danse, l'opéra et la photographie, et bien sûr le cinéma, mais c'était ordinairement et comme inévitablement, me semble-t-il, à ce banc du boulevard de Cessole, non loin de la rue de L'Orme, que quelque chose se passait, que l'esprit soufflait sur nous, quand nous n'avions pas rendez-vous, que nous nous y retrouvions comme par hasard, à la tombée du jour. Quel air respirions-nous alors, descendu des montagnes, l'hiver, avec son parfum de neige? Albert disait, Souvenez-vous, c'était la dernière fois que nous étions à Rome, une nuit où il tombait des trombes. Cynthia nous guidait dans les rues obscures, de la pluie plein les yeux, à la recherche d'une trattoria dont elle avait perdu l'adresse. Axel disait, Souvenez-vous de ce voya...

Images (21)

Cynthia dit, J'ai beau me repasser le film, quelque chose s'est perdu au montage, il manque une transition.  Quand Cynthia nous a fait ce récit, c'était après le décès d'Armand, en sortant du cimetière de Caucade, nous avions décidé de descendre à pied jusqu'à la mer, elle apparaissait entre les hauts immeubles avant qu’il n’y ait plus qu’elle pour faire le paysage, et Cynthia ne semblait pas se souvenir qu'elle nous avait déjà raconté cette histoire, ou du moins qu’elle l'avait déjà évoquée. Il faisait froid, un vent désagréable, les vagues étaient glauques avec juste, sous les nuages sombres, pour marquer l'horizon, une rayure de lumière ou de glace plus effrayante que toute idée d’orage, et Axel a dû parler en effet de celui qui était attendu pour la nuit suivante, et pourquoi pas du tsunami qui nous est promis un jour ou l'autre. Cynthia semblait glisser entre nous trois comme elle fait toujours. De nouveau elle a évoqué la maison de pierre grise...

Images (20)

Le tintement de la lumière, dit-il, des guirlandes de loupiotes colorées qui clignotent — rouge, vert, jaune, bleu — comme celles dont on orne les sapins de Noël mais cette fois dans la rue, elles festonnent l'encadrement d'une porte puis d'une autre à une heure de la nuit où personne ne passe plus, où personne ne les voit, sauf peut-être les poules du poulailler et le renard lui-même si, dans la nuit, il s'aventure dans la rue principale du village où le clocher de l'église, derrière la fontaine, veille sur le vide. L'affaire pouvait être beaucoup plus ancienne, dater d'une époque où Armand était un jeune reporter, quand sont publiées deux nouvelles photos sur lesquelles on croit mieux distinguer le monstre du Loch Ness et où il est chargé par le rédacteur en chef de son journal de retrouver l'auteur des photos, qui serait une jeune femme ravissante et volontaire, aux boucles châtain, vêtue de tweed.  Il prend donc le train, une succession de trains, po...

Images (19)

Ce qu'on retient d'une histoire longtemps après-coup, est-ce l'histoire telle qu'on pourrait la résumer, en reconstituer le fil, ou le plus souvent un petit nombre d'images qu'elle a contenues et qui s'en sont détachées? Ainsi, durant les dernières semaines ou les derniers mois de la vie d'Armand , une rencontre a pu se produire qu'il a gardée secrète, que ses amis ignorent mais à laquelle correspondrait l'image d'un vieil homme faisant le pied-de-grue à la porte d'une pharmacie, à la nuit tombée. Il attend l'heure de la fermeture et qu'une jeune vendeuse en sorte. Quoi, c'est vous Monsieur Armand, mais vous m'attendiez? lui dit-elle, surprise, en le voyant, alors que derrière eux la vitrine du magasin va bientôt s'éteindre et que le trottoir est mouillé. À quoi il lui répond qu'il passait par là et comme il pleuvait, J'ai pensé que peut-être vous aviez oublié votre parapluie et que, dans ce cas, il ne vous ser...

Images (18)

Une photo de face où, dans un sourire forcé, il/elle montre ses dents. Quand vous vous montrez aimable avec les infirmières, il y a plus de chances qu'elles se montrent aimables avec vous. Plus attentives, plus serviables. Surtout la nuit. À travers les vitres, il regarde le parc en hiver. En pyjama, debout devant la fenêtre de sa chambre. Incapable de dire où il est, ou plutôt on le lui a dit mais c'est loin de chez lui et il situe mal la région. On lui a dit oui loin là-bas, vous savez, du côté de l'océan dont la nuit parfois on peut entendre la rumeur et voir voler dans le noir le blanc des goélands. Il n'est pas craintif, seulement étourdi et plutôt curieux des noms des arbres et des oiseaux qu'il voit dans le parc selon leurs espèces. Aucun souvenir de l'accident, puisqu'on lui a parlé d'un accident, alors qu'il roulait de nuit dans une vallée obscure, on lui a dit des gorges , mais images plutôt de livres empilés en désordre sur des étagères de...

L'écriture et l'IA

1 - Une soirée avec Nora Il y a cinq ans, jour pour jour, j'étais avec Nora. Mon agenda électronique indique son nom à cette date, et je voudrais reconstituer le déroulement de cette soirée avec elle. Nora n’habitait pas à Nice, elle était venue pour me retrouver et le lendemain elle est repartie pour Zurich où elle habitait avec son mari et leurs enfants. C’est la dernière fois que je l’ai vue. Six mois plus tard, elle était morte sans que je l'aie revue. Raison pour laquelle ce rendez-vous est important pour moi, raison pour laquelle je voudrais en reconstituer tous les détails. Sommes-nous allés au cinéma? En sortant du cinéma, avons-nous dîné dans un restaurant et lequel? En revenant chez moi, ai-je songé à l’embrasser sous l’unique réverbère de ma rue? Impossible de m'en souvenir. Après tant d’années, c'était notre dernière fois, et voilà que le souvenir m'échappe, que je l’ai perdu alors que j’aurais tellement voulu l’emporter dans la tombe. Et comme elle est ...

Images (16-17)

16. Albert dit, Quand je l'ai vue tout de suite j'ai pensé à Camille . Elle était venue s'asseoir à une table devant moi, à la terrasse du Liber'Tea, et tout de suite j'ai pensé à Camille. C'était troublant, je ne pouvais pas m'empêcher de regarder son visage, ses mains, la courbe de sa nuque, pourtant impossible de se tromper. Camille avait son âge quand je l'ai rencontrée. 17. Il suffit parfois d'une figure revenue du passé. La cause du décès ne semble pas douteuse, a dit Cynthia. Armand a été retrouvé chez lui, tombé la face contre terre, mort visiblement d'une crise cardiaque. Le bruit de la chute alerte sa voisine du dessous qui monte aussitôt et découvre le corps sans autre désordre dans la pièce. Elle prévient les secours. Fallait-il s'étonner que la porte palière, derrière lui, soit restée ouverte? La douleur a dû l'étreindre dès sa sortie de l'ascenseur. Il a la force d'aller chercher ses clés d'une main enfoncée dan...

Images (15)

Albert parle de scènes auxquelles il aurait assisté, d'aventures qu'il a vécues, de voyages qu'il a faits, de lieux qu'il a visités et même qu'il aurait habités pendant d'assez longues périodes et dont il sait pourtant qu'ils n'ont aucune place dans la réalité des choses. Dans le fil des années. Dans le cours de sa vie. Et comme, dit-il, il n'est pas homme à croire aux vies antérieures, à la métempsycose, il en reste là, il n'en dit pas davantage, alors que nous sommes tous les trois debout devant le banc où Cynthia est assise, sur le boulevard de Cessole. C'est à peine cinq heures du soir et la nuit tombe déjà, elle nous enveloppe. Et pourtant, me dit-il aussi, comme nous nous éloignons tous les deux, comme nous quittons les autres, la précision du bruit de cette pluie qui tombait sur le jardin, devant la façade du monastère, qui s'écoulait par les gouttières, au plus haut des montagnes, et le tintement de cette cloche. À quoi je lui rép...

Images (14)

14. Il pourrait aujourd'hui passer sous ma fenêtre, la nuit. Pourquoi les gens qui passent sous ma fenêtre, la nuit, m'émeuvent à ce point. Quand les rues du carrefour sont désertes et qu'ils sont assez loin pour que je ne voie pas leur visage. Quand pas une voiture ne passe, qu'il n'y a pas un bruit. Passant dans le cône de lumière blanche de l'unique lampadaire, parfois toute une famille. Ils sont allés rendre une visite dominicale à une grand-mère ou à une tante, et maintenant ils retournent à leur voiture. Le dimanche se termine. Une femme, un homme, deux enfants. Lequel des deux parents a dans ses mains les clés de la voiture. S'il se pouvait que ma prière du haut de ma terrasse les protège. Ce qu'ils ont encore à craindre de la vie. Si seulement je pouvais les filmer, faire de leurs silhouettes à peine colorées une petite vidéo avec mon téléphone. Mais le temps que je rentre dans mon studio pour prendre mon téléphone, le trottoir est désert. Ils so...

Images (13)

13. Quand nous sortions du lycée, il y avait devant nous les terrains de tennis. Nous entendions le bruit mat des balles qui résonnait sous le ciel bleu, un bruit très différent de celui des ballons de football, beaucoup plus chic, qui s'accordait avec les silhouettes des pins et des palmiers. Nous savions que Marceau devait se trouver là, quelque part derrière les haies de cyprès, sur la terre rouge qui crissait sous les pieds, occupé à échanger des balles avec des adversaires plus forts que lui. Il le faisait avec une adresse qui paraissait miraculeuse. Marceau avait quelques années de plus que nous mais il était demeuré un enfant, ou un adolescent en dépit de sa taille et de son âge, raison pour laquelle il se plaisait en notre compagnie. Les autres étaient des gens importants qui ne faisaient pas grand cas de lui, qui ne lui parlaient pas, qui évitaient de croiser son regard, qui nous paraissaient grossiers de l'endroit où nous étions pour les voir, en haut des escaliers pa...

Images (12)

12. Il se retire dans une campagne qu'il avait choisie depuis longtemps, dont il s'était dit depuis longtemps qu'il finirait ses jours là-bas, encore qu'il la connaissait mal, il n'avait pas eu besoin de beaucoup la connaître. Quand l'occasion s'en est présentée, il y a acheté une petite maison, il l'a faite arranger, et puis un jour il s'y installe. Un bout de jardin, des chemins creux. Des chemins bordés d'arbres taillés en trognes où il pleut quand il ne neige pas. À l'écart du village. Ayant tout laissé à Paris, juste quelques livres qu'il a emportés. Prétendant se passer de toute compagnie. Il marche jusqu'au village chaque matin, il y revoit l'église, des platanes dénudés dans la cour de l'école, il y fait ses achats dans deux ou trois commerces qui sont dans la même rue puis il regagne sa maison. Il ne regrette pas sa décision. Il va même jusqu'à vendre son appartement parisien. On ne sait pas trop à quoi il occupe...

Images (5-11)

5. Au réveil je vois qu'il a plu. Je me vêts à la va-vite et je sors avant qu'il fasse jour. Je garde, quand c'est tôt le matin, le souvenir des endroits où je suis allé dans la nuit, pendant mon sommeil. Tant qu'il fait jour, je reste dans la ville. Parfois, quand je suis allé trop loin en direction du cimetière, de nouveau il fait nuit, je reviens en tramway. 6. Longtemps j'ai été inquiet de ne pas dormir la nuit quand je ne dormais pas, à cause du lendemain où je devais retrouver mes élèves, quand j'étais instituteur. Maintenant je ne m'inquiète plus du tout. Je passe une bonne partie de mes nuits à faire autre chose que dormir. J'accumule tout ce qu'il faut sur mon lit et autour pour lire et écouter de la musique, pour écrire sur mon téléphone, et ensuite, quand je dors de nouveau, c'est pour marcher jusqu'aux confins de la ville, dans la campagne parfois où il y a des jardins potagers et d'autre fois jusqu'à la mer, où il y a des...

Images (1-4)

1. Quand vous vous réveillez dans votre chambre des quartiers nord et que vous songez au restaurant du Club nautique, celui-ci vous paraît terriblement lointain et désirable. L’attirance est si forte que vous êtes tenté de quitter aussitôt votre lit pour partir à pied, à travers la ville, dans sa direction. Mais vous savez que cette tentative ne serait pas raisonnable. Vous n'iriez pas loin, les forces vous manqueraient, surtout vous savez qu’à cette heure de la nuit, la ville est indécente, qu’il ne faut pas la voir. 2. La beauté vient par surprise. Une image vous saisit, elle éclate sous vos yeux comme un chameau marchant dans le désert ou comme la nudité d’un corps, et dans le même instant, vous vous dites qu’il fallait bien que cela arrive un jour, qu’elle se montre enfin, vous croyez la reconnaître encore que vous ne l’ayez jamais vue ni imaginée auparavant, à moins qu’il vous soit arrivé déjà de la voir sans qu’il se passe rien. 3. Pier Paolo Pasolini la cherchait aux confins...

Les Visages du Monde

Le monde montre un nombre infini de visages, mais il ne nous en montre jamais qu'un seul à la fois. Un "visage du monde" (VdM) peut être visuel, sonore ou textuel. Vous pouvez dire que tel roman de Georges Simenon ou d'un autre auteur donne, dans son entier, un VdM, mais vous pouvez dire aussi que, dans ce roman, un VdM apparaît soudain au détour d'un paragraphe, dans tel chapitre. Pareil pour un poème, ou pour une œuvre musicale, ou pour un film. Dans la conscience de celui qui le voit, un VdM est seul, il remplace tous les autres, il les occulte, il les fait oublier, ce qui veut dire qu'à cet instant il est tout le visage du monde, ou le visage du monde tout entier. Une œuvre d'art montre un VdM qui est l'invention de l'artiste — invention étant entendu ici au sens de découverte, comme quand on parle d'invention de la Vraie Croix. Ce qui veut dire que ce VdM est une invention de l'artiste, que personne ne pouvait inventer à sa place, en ...

Valeur des œuvres d'art (4)

Sur la question des œuvres d'art comme actes de langage, deux choses. 1) Je n'affirme pas que les œuvres d'art soient des actes de langage et seulement des actes de langage, je dis que c'est le point de vue sous lequel je les considère. Les propositions que j'avance à partir de là ne peuvent avoir qu'une valeur heuristique. 2) Quand je considère une œuvre d'art comme un acte de langage, disons un tableau de Manet ou de Matisse, je le fais sans supposer du tout qu'il redoublerait une parole (un discours) qui en serait le prétexte ou le programme. Bien au contraire, je veux dire que la peinture est, dans les deux cas, un langage à part entière, parmi les autres, qu'aucune parole ne peut ni précéder ni traduire. Je peux même ajouter que la peinture n'est pas dans les deux cas le même langage dont useraient les deux artistes, mais que le terme de "peinture" recouvre alors deux langages différents. Ce qui implique l'idée d'une radica...

Valeur des œuvres d'art (3)

Un canular se répétait il y a deux ou trois décennies encore, qui consistait à adresser à de grands éditeurs une copie d' Une saison en enfer ou des Illuminations avec la mention d'un auteur inconnu. Invariablement, le manuscrit était refusé, ce qui faisait beaucoup rire. J'imagine que, de la part des auteurs du canular, il s'agissait de montrer que les éditeurs étaient incompétents, et sans doute fallait-il qu'ils le soient assez pour ne pas reconnaître ces textes. Pour autant, est-il certain que nous-mêmes les lirions de la manière que nous faisons si nous ne savions pas qu'ils sont d'Arthur Rimbaud? Autrement dit, saurions-nous les lire si nous étions les premiers à le faire? Il me semble que la question se pose. La plupart des poèmes qui figurent dans Les Fleurs du mal sont très beaux et faciles à lire. Ils s'imposent d'eux-mêmes. Il n'en reste pas moins que nous savons qu'ils sont de Charles Baudelaire, et de lui nous savons qu'il...

Valeur des œuvres d'art (2)

Je propose de considérer les œuvres d'art comme des actes de langage, ce qui revient à les envisager sur le versant de l'énonciation en même temps et tout autant que sur celui de l'énoncé. Cette approche devrait permettre de mieux comprendre ce qu'est une œuvre d'art, en quoi consiste sa valeur, et de répondre à la question de savoir dans quelle mesure une production de l'IA peut être regardée comme une œuvre d'art. D'abord, un rappel historique qui devrait nous mettre sur la voie. En 1996-1997, le champion du monde d'échecs Garry Kasparov est opposé au supercalculateur Deep Blue d'IBM. Il remporte le premier match (1996) et perd le second (1997). Après quoi, l'intérêt pour des duels homme-machine au plus haut niveau diminue, car les programmes informatiques d'échecs continuent à progresser, dépassant de manière constante la force des meilleurs joueurs humains. Le fait est connu. Le point important consiste, de mon point de vue, dans ce q...

Le Klyuch

Jean-Luc dit: Il m’a fallu longtemps pour en savoir davantage, je ne suis pas certain aujourd'hui encore de tout savoir ni d’avoir tout compris, surtout je ne suis pas certain de vouloir tout savoir ni tout comprendre. L’histoire me paraît troublante et belle pour ce que j’en sais, pour ce que Nora a bien voulu m’en dire, ou ce qu’elle m’a laissé entendre, pour ce qu’elle m’a donné à connaître et à imaginer, et cela me suffit.  J’avais appris que l’homme à la mobylette était son père. Le soir même où il les avait attendues à la sortie de la boucherie, puis où il les avait suivies de loin sur l’avenue Cyrille Besset, en poussant sa mobylette dans la montée, avec une jambe un peu raide, Lucette m’a dit, Tu sais, un monsieur nous a suivies; et comme Nora était là, qu’elle était en train de préparer à dîner pour nous trois, j’ai dû lever les yeux vers elle comme pour l’interroger. Alors, s’adressant à Lucette, elle a dit, Ne t’inquiète pas, il n'était pas méchant, ce monsieur, il é...

Pour Noël

Question de croire Il y a des histoires qui évoquent le passé, et d'autres qui parlent pour l'avenir. Quelqu'un dit: "Hier, il a neigé". La question est alors de savoir si hier, il a vraiment neigé. "Tu es sûr qu'il a neigé? Où a-t-il neigé? Tu es sûr que tu n'as pas rêvé ? Tu ne parles pas d'un autre lieu, un autre jour?" La question est alors de savoir si c'est vrai ou si ça ne l'est pas. Une autre histoire dit qu'un petit enfant est né dans une crèche, entre un âne et un bœuf. Et que cet enfant était en réalité le fils de Dieu, Dieu autant que lui, le roi du monde. La question n'est plus alors de savoir si c'est vrai, si cela s'est réellement produit, en un moment ou un autre de l'histoire, mais plutôt de savoir si cela ne se produit pas chaque jour, sous nos yeux, si cela ne se produira pas encore et toujours, à chaque moment, dans tous les lieux, et si, dans ce cas, cet enfant, nous saurons le reconnaître pour...

La figure du père

La jeune femme s’appelle Corinne Albera. Elle habite avec son enfant à Castans, un village de la Montagne noire, département de l’Aude. Quatre jours par semaine, elle laisse son enfant à la garde d’une voisine et elle se rend à Mazamet où elle est employée à la bibliothèque municipale. Elle fait le trajet en autobus. Le trajet n’est pas long, à peine vingt-six kilomètres. Il y aurait la répétition des trajets en autobus, les visages des autres passagers, la vue des paysages ruraux derrière la vitre, les éclairages changeants de la campagne selon les heures du jour et les saisons, parfois la nuit. Le reste du temps, elle est associée à toutes les activités du village, agricoles, festives, domestiques, encore qu’elle vienne d’ailleurs, qu’elle n’ait pas l’accent du pays. Ici, s’intercale l' épisode du pré en pente , où s'organise un grand banquet au milieu de l'été, puis un bal, et où on voit que Corinne est très appréciée par les hommes du village comme par ceux qui viennent...

Un dimanche matin

Lucette n’est pas à Cannes, chez sa grand-mère comme c'est d’habitude dans les fins de semaine. Elle est avec sa mère chez le boucher de l’avenue Borriglione. Elles font la queue. Un grand soleil d’automne remplit le ciel, Noël approche. Puis, quand elles ressortent du magasin à la devanture peinte en rouge avec des carreaux de faïence blanche, un homme est là, sur le trottoir opposé, debout près d’une motocyclette d’un modèle sans âge, venu on ne sait d’où, ayant fait une longue route sur sa motocyclette, on imagine, le buste droit avec des gants et de grosses lunettes serrées sur la tête par une lanière en caoutchouc. Il les attend. Vieux, grand, vêtu d’une longue veste de cuir serrée à la taille par une ceinture qu’il a nouée parce qu’il en a perdu la boucle. Charbonneux de sourcils, l’ossature d’un ours mais le corps amaigri. Efflanqué comme on dit d’un cheval. Son regard et celui de Nora se rencontrent d’un trottoir à l’autre de l’avenue où passe le tramway. La lumière étincel...

Speak Low

Jean-Luc a décidé qu'il était trop vieux à présent pour sortir le soir. Il marche vaillamment le matin, il traverse la ville dans tous les sens, jusqu'à la mer, mais dès la nuit tombée, il ne trouve rien de plus agréable à faire que d'écouter de la musique en préparant son repas, puis de se coucher pour regarder des films sur sa tablette numérique, plusieurs films parfois au cours de la même nuit. Mais l'été a été long, accablant de chaleur, et quand l’automne est enfin venu et que Nora, sa jeune voisine du dessous lui a annoncé qu’elle reprenait son tour de chant à la Barque rouge, il lui a répondu que oui, un soir, il viendrait l'écouter. Nora est une jeune mère qui élève seule sa petite Lucette, mis à part les weekends où l’enfant est prise en charge par sa grand-mère qui l’emmène à Cannes où elle habite. Nora est caissière au supermarché Monoprix de Gorbella mais le weekend venu, elle se livre à sa vraie passion et à son vrai talent qui sont ceux d’une chanteus...