Elles ont dit, Non, il fait trop froid, nous rentrons. Nous sommes au Canastel, au bas du boulevard Gambetta. Une heure plus tôt, nous avons quitté une surprise-partie qui se tenait dans une rue voisine. Nous étions trois garçons et nous avons réussi à nous extraire de cette surprise-partie en emmenant trois filles, celles-ci jugeaient comme nous que la musique était médiocre, nous n’avons pas eu de mal à les convaincre, et d’abord nous sommes allés boire un chocolat au Canastel où nous avons nos habitudes. Un glacier tout d'inox et de glaces. Et comme, après le Canastel, nous leur proposons d’aller marcher sur la Promenade des Anglais où la nuit est épaisse comme de l'encre et où il y a des bancs, elles ont dit non, qu’elles rentraient chez elles. Nous sommes en hiver, c’est vrai qu’il fait froid. Alors, elles sont parties et nous restons entre garçons. Le souvenir porte sur ce qui se passe ensuite, c’est-à-dire à peu près rien, que des ombres. Les filles rentrent chez elles. En réalité, il y en a deux qui vont dormir chez la troisième, nous le savons, tandis que, pour nous, pas question de rentrer si tôt. C’est thème du moment, elles rentrent chez elles où elles sont attendues, dans des appartements confortables, propres et bien éclairés, où elles vont revêtir leurs pyjamas, boire du lait et manger des biscuits, mettre un disque sur l’électrophone, échanger des confidences jusqu'au moment de s’endormir, tandis que, quant à nous, nous en sommes incapables, ou plutôt faut-il croire que cela nous est interdit. Le rôle qui nous revient consiste à errer dans les rues de la ville une bonne partie de la nuit pendant qu’elles dorment, ou qu’elles bavardent, ou qu'elles écoutent la radio, ou qu’elles lisent sous la lampe. Ainsi se répartissent nos rôles, à elles et à nous, ce qu’on appelle aujourd'hui des assignations de genre, et qu’on vienne après cela me parler de domination masculine. À quoi, il faut ajouter le paysage nocturne de la ville et la musique, les chansons que nous avons entendues pendant la surprise-partie, sur lesquelles nous avons dansé, et qui, quant à moi au moins, continueront de m’accompagner dans les heures qui vont suivre, là où j’irai me perdre, et sans doute aussi le parfum que portait l’une ou l’autre des filles avec qui j’ai dansé.
Assez vite je me suis rendu compte qu’elles avaient peur de moi. Les infirmières, les filles de salle, les religieuses, mais aussi les médecins. Quand soudain elles me rencontraient dans un couloir. L’hôpital est vaste comme une ville, composé de plusieurs bâtiments séparés par des jardins humides, avec des pigeons, des statues de marbre, des fontaines gelées, des bancs où des éclopés viennent s’asseoir, leurs cannes ou leurs béquilles entre les genoux, pour fumer des cigarettes avec ce qui leur reste de bouche et, la nuit, les couloirs sont déserts. Alors, quand elles me rencontraient, quand elles m’apercevaient de loin, au détour d’un couloir. Elles ne criaient pas, je ne peux pas dire qu’elles aient jamais crié, mais aussitôt elles faisaient demi-tour, ou comme si le film s'était soudain déroulé à l’envers. Elles disparaissaient au détour du couloir. Je me souviens de leurs signes de croix, de l'éclat des blouses blanches sur leurs jambes nues. Du claquement de leurs pas sur...

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