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Images (5-11)

5.
Au réveil je vois qu'il a plu. Je me vêts à la va-vite et je sors avant qu'il fasse jour. Je garde, quand c'est tôt le matin, le souvenir des endroits où je suis allé dans la nuit, pendant mon sommeil. Tant qu'il fait jour, je reste dans la ville. Parfois, quand je suis allé trop loin en direction du cimetière, de nouveau il fait nuit, je reviens en tramway.

6.
Longtemps j'ai été inquiet de ne pas dormir la nuit quand je ne dormais pas, à cause du lendemain où je devais retrouver mes élèves, quand j'étais instituteur. Maintenant je ne m'inquiète plus du tout. Je passe une bonne partie de mes nuits à faire autre chose que dormir. J'accumule tout ce qu'il faut sur mon lit et autour pour lire et écouter de la musique, pour écrire sur mon téléphone, et ensuite, quand je dors de nouveau, c'est pour marcher jusqu'aux confins de la ville, dans la campagne parfois où il y a des jardins potagers et d'autre fois jusqu'à la mer, où il y a des dunes de sable, des immeubles blancs un peu penchés et des bouquets de roseaux.

7.
Dans L'Amour fou, André Breton parle d'un tableau de Paul Cézanne intitulé La Maison du pendu. Quand, dans les campagnes, on parle d'une maison du pendu, ce n'est pas pour rien, ce n'est pas par fantaisie, c'est dans presque tous les cas parce qu'un jour on y a découvert un pendu. Et Paul Cézanne nous montre cette maison de l'extérieur (nous dit André Breton) en tant qu'elle est celle d'un pendu, comme si son apparence extérieure ne pouvait pas ne pas porter la marque du drame qui s'est produit, un jour, à l'intérieur. Cette idée est, bien sûr, totalement irrationnelle. La façade d'une maison ne peut qu'ignorer ce qui s'est passé à l'intérieur. Mais André Breton y tient, et pour la justifier il fait mine d'évoquer certains traits de son architecture qui pourraient rappeler la forme d'une potence. Il le fait en passant. Le point important est ailleurs. Il est de principe.

8.
Quand il a plu dans la nuit il en reste au réveil quelque chose sur les trottoirs et dans l'air, qui ressemble à de la musique, quand il fait nuit encore, que vous êtes le premier passant sur les trottoirs mouillés, comme une main très blanche se glisse dans un gant de cuir noir, c'est le meilleur moment pour écouter de la musique, c'était cette fois un album sur lequel Yehuda Inbar joue au piano des pièces de François Couperin entrecoupées de choses brèves et dissonantes de György Kurtág.

9.
Le jour de son arrivée à Nice, il retourne rue de L'Orme. Il n'est pas revenu à Nice depuis plus de cinquante ans et la première chose qu'il fait en arrivant est de retourner rue de L'Orme. Il veut la voir, il veut voir si la rue n'a pas changé, s'il la reconnaît après si longtemps. Il espère obscurément y déceler une trace de l'événement qui s'est produit dans ce lointain passé dont il reste à présent le seul protagoniste. Et bien sûr il n'en trouve aucun, il n'en voit aucun, ce qui ne l'empêchera pas de revenir soir après soir, maintenant que de nouveau il habite à Nice.

10.
Axel a parlé d'une planète sur laquelle nous pourrions nous transporter pour former une colonie. Armand a parlé d'un signe qui nous permettrait de nous reconnaître secrètement à travers tout le Système, et grâce auquel il deviendrait possible de collaborer à nos projets alternatifs. Cynthia a hoché la tête, elle ne semblait pas y croire, puis elle a parlé d'un très minime dérèglement de la grammaire, auquel elle travaillait et qu'il lui arrivait d'expérimenter dans les usages qu'elle faisait de la langue avec nous, sans que nous y ayons jamais rien vu de suspect. Explique-nous, a dit Axel, mais elle a répondu que c'était trop tôt, que le procédé n'était pas encore tout à fait au point, qu'il fallait qu'elle y travaille. Et puis, ce soir-là, elle ne pouvait pas rester plus longtemps.

11.
C'était un après-midi de décembre. Nous nous étions retrouvés comme à notre habitude autour d'un banc du boulevard de Cessole, tout près de la rue de L'Orme qui est pour moi, on le sait, un endroit sensible entre tous. Les arbres avaient gardé beaucoup de leurs feuillages et ceux-ci rivalisaient de dorures avec le soleil couchant. Le matin même, j'avais identifié plusieurs spécimens de Ginkgo Biloba, tous dans le même état de gloire, sur le square de la place Wilson. Nous étions plusieurs à les photographier. Une dame nous expliquait que le square était menacé par le projet d'un parking souterrain à son emplacement.



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