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Speak Low

Jean-Luc a décidé qu'il était trop vieux à présent pour sortir le soir. Il marche vaillamment le matin, il traverse la ville dans tous les sens, jusqu'à la mer, mais dès la nuit tombée, il ne trouve rien de plus agréable à faire que d'écouter de la musique en préparant son repas, puis de se coucher pour regarder des films sur sa tablette numérique, plusieurs films parfois au cours de la même nuit. Mais l'été a été long, accablant de chaleur, et quand l’automne est enfin venu et que Nora, sa jeune voisine du dessous lui a annoncé qu’elle reprenait son tour de chant à la Barque rouge, il lui a répondu que oui, un soir, il viendrait l'écouter.

Nora est une jeune mère qui élève seule sa petite Lucette, mis à part les weekends où l’enfant est prise en charge par sa grand-mère qui l’emmène à Cannes où elle habite. Nora est caissière au supermarché Monoprix de Gorbella mais le weekend venu, elle se livre à sa vraie passion et à son vrai talent qui sont ceux d’une chanteuse de cabaret.

Il n’y a guère plus d’un an que Nora et Lucette sont venues habiter le même immeuble que lui, rue des Boers, dans le quartier nord de Nice, et Jean-Luc est ravi de ce voisinage. Il lui arrive de descendre à l'étage au-dessous pour garder la fillette quand sa mère est invitée par ses camarades de travail à un dîner au restaurant ou à une fête. Et quand elle en revient, tard et déjà toute barbouillée de sommeil, il y a un moment agréable où ils peuvent parler, échanger des souvenirs, des confidences, toujours à mi-voix pour ne pas réveiller Lucette qui dort à côté. Et leurs âges sont si différents que c’est alors comme s’ils communiquaient d’une planète à l’autre.

La Barque rouge se trouve sur le port, tout au bout du quai des Docks. Le public y est fait d’habitués, jeunes pour la plupart, mais il arrive que s’y mêlent des marins en escale de tous âges et de tous les pays; et à dix heures, quand Nora débute son tour de chant, la salle est bondée, si bien que beaucoup doivent rester debout, groupés à l’extérieur, leur verre de bière à la main.

Jean-Luc s’attarde parmi eux et, dans leurs conversations qu’il entend sans y participer, il est question d’un accident qui se serait produit, peu de jours auparavant, à bord d’un cargo en provenance de Malte. Un quartier-maître est descendu en une profondeur obscure de la cale d’où lui parvenait une voix comme celle d’une chanteuse d'opéra. C'était la deuxième ou troisième fois que cette voix se faisait entendre, et cette fois il était bien décidé à faire cesser la plaisanterie. Mais parvenu au bas de l'échelle, sous une unique lampe à abat-jour qui se balançait au bout de son fil, il a eu le sentiment de voir en un éclair quelque chose ou quelqu’un, avant que les deux yeux lui brûlent à hurler, que des larmes de sang en coulent et qu’il devienne aveugle.

Qu’avait-il vu? Certains parlent d’une chanteuse d'opéra, jeune et belle, en robe longue largement décolletée, avec autour du cou une rivière de diamants. D’autres assurent qu’il s’agirait d’un homme à tête de chien.

Jean-Luc n’est pas né de la dernière pluie. Ce n’est pas la première fois qu’il traîne sur le port à une heure avancée de la nuit, et ce n'est pas la première fois non plus qu’il entend parler de l’Homme à tête de chien. Une légende que les marins colportent. Qu’un incident se produise à bord d’un bateau, on a vite fait d’en aggraver le caractère inexplicable et horrifique, et d’y associer l'étrange figure, dont personne ne se vante de l’avoir jamais vue mais qu’un autre aurait vue, ou seulement son ombre gigantesque hantant le pont par les nuits d’orage ou glissant au fond des cales où sa silhouette se profile sur les parois de fer. Mais cette fois, ces deux yeux aveuglés et ces larmes de sang! Jean-Luc en est troublé. Et comme Nora, après une pause, entame la dernière partie de son tour de chant, il trouve moyen de se frayer un chemin dans la cohue pour se rapprocher de la petite estrade.

Ce n'est pas la première fois non plus qu’il assiste au tour de chant de sa jeune amie. Il est habitué à son répertoire qui se compose principalement de succès des Beatles qu’elle reprend sur un mode à la fois plus éthéré et plus jazzy. Mais cette fois, pour terminer, elle ajoute à son programme Speak Low, un titre de Kurt Weill qu’il connaît pour l'écouter souvent chez lui mais dont il n'imaginait pas que quelqu'un de la jeune génération puisse le connaître aussi. Il croit entendre la voix de Kurt Weill à travers la sienne qui ne lui ressemble pas, et pour diverses raisons trop longues à expliquer, cet écho le trouble davantage encore.

Il décide de ne pas attendre la chanteuse, comme il avait prévu de faire, pour rentrer avec elle à l’autre bout de la ville. Descendue de l'estrade, Nora est entourée d’un petit groupe d’admirateurs parmi lesquels, vêtue de sa robe de soie, elle brille comme un calice. De loin, il lui montre son pouce pour la féliciter de sa prestation, elle lui répond par un sourire, et il s'éloigne.

Il marche seul jusqu’à la station de tramways qui se trouve sur le quai Lunel, mais à cette heure de la nuit, les tramways sont rares, il doit attendre. Alors, il se dirige vers les yachts amarrés et, dans un espace qui sépare les coques des plus fiers, il regarde la mer sur laquelle scintillent à peine quelques clartés éparses. Mais a-t-il bu plus qu’il ne le pensait? Voilà que ces lueurs se précisent, s’ébrouent, s'écartent, se tordent, se peignent, s'enroulent, se bouclent, jusqu’à former un chevelure de filaments livides qui se mettent à danser. D’un seul élan, cette chevelure se rapproche de lui, presque à le toucher, puis de nouveau s'éloigne, frôlant la surface de l’eau comme pour la balayer. Elle revient si vite qu’il recule d’un pas, elle s'éloigne encore, s'élève dans le ciel, s'abat sur l’eau noire qu’elle éclabousse, elle fait la folle, elle fait sa belle, jusqu'à lui donner le vertige. Sous ces cheveux, il n’y a rien, pas de tête, pas de corps, en même temps que Jean-Luc jurerait qu’un visage lui sourit: celui d’une très jeune femme, peut-être sa voisine, aussi jeune et jolie que l’est Nora dans la réalité des choses, mais ici coiffée de longs cheveux blancs qui caressent les flots et semblent l’inviter.

Et Jean-Luc a manqué défaillir, mais aussitôt il se reprend. Il sourit et il dit à cette apparition, Méduse, tu ne m’auras pas. Je te connais et je me connais aussi, je sais que je suis vieux et que la mort est proche, mais tu ne m'en feras pas hâter le moment. Tu ne décideras pas de l’heure. Nora est charmante, pas comme toi qui es perfide, et la petite Lucette a encore besoin de moi quelquefois, le soir, pour lui raconter une histoire au moment de dormir.

Et comme il lui a bien parlé, et comme la perfide Méduse l’a bien entendu, voilà qu’elle s'évanouit dans l’air. Alors, il se retourne vers la station de tramways et, les mains dans les poches, il chantonne pour lui seul:

Speak low when you speak love
Our summer day withers away
Too soon, too soon
Speak low when you speak love
Our moment is swift, like ships adrift
We’re swept apart
Too soon
Love is a spark, lost in the dark…

Ce qui veut dire:
Parle à voix basse quand tu parles d'amour
Notre journée d'été s'éteint
Trop tôt, trop tôt
Parle à voix basse quand tu parles d'amour
Notre instant est fugace, comme des navires à la dérive
Nous sommes séparés
Trop tôt
L'amour est une étincelle, perdue dans l'obscurité… 


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