C'était une question qui se répétait de bouche à oreille parmi ceux qui connaissaient Iliazd Mirevelt, qui connaissaient son nom et ses entrepôts sur le port, en premier lieu ses employés. Ils se demandaient pourquoi celui-ci avait installé sa famille dans ce quartier et dans cette rue, alors que presque tous les gens comme lui, qui avaient réussi dans les affaires ou qui occupaient une place importante dans l’administration de la ville, vivaient sur les collines. L'été, la chaleur sur la ville basse devient difficilement supportable, et d’ailleurs de juillet à septembre la femme et les filles d’Iliazd Mirevelt ne restent pas à Murmur, elles s'exilent dans le nord du pays où on dit que le père de Karine Mirevelt possède un important domaine forestier.
La rue de Malte est située au cœur de la ville basse, dans le quartier commerçant. Elle est bordée par des magasins d’alimentation tenus par des familles venues d’ailleurs, qui gardent quelques atours de leurs costumes bariolés et la langue des pays d’où ils viennent. Le portail des Mirevelt s’ouvre sur cette rue. Il est plutôt discret, surmonté par des caméras de vidéosurveillance, et quand il s’ouvre, c’est pour donner accès à un jardin d’apparence inextricable, où dominent les fleurs exotiques, en particulier les orchidées, et dont les allées forment un labyrinthe dont il faut ressortir à l’autre bout pour découvrir l’imposante villa à la façade blanche.
Quand Edmond Chauvé est invité à participer au réveillon de la famille Mirevelt, il n’y a pas deux ans qu’il travaille pour Iliazd Mirevelt au titre de comptable, ou d’apprenti comptable. L’invitation lui est transmise par Violaine, la secrétaire du patron, à quoi celle-ci ajoute “Il va de soi que vous n'en parlez à personne, vous feriez des jaloux”. Et elle sourit comme elle sait le faire. Elle a des yeux verts. Ses lèvres sont très rouges sur une peau mate, et son sourire n’a rien d'indulgent. Edmond Chauvé ne doute pas alors que d'autres employés soient invités ainsi que lui, encore qu’ils ne peuvent pas l'être tous. Cinq ou dix peut-être. Il imagine que, fête après fête, au fil des ans, Violaine établit un tour de rôle qu'elle soumet au patron et que celui-ci corrige en fonction du mérite de chacun, du travail accompli, ou peut-être selon d’autres critères qu'il ignore. Il n'imagine pas qu’il puisse être seul à s'ajouter, cette année-là, aux membres de la famille Mirevelt et au petit nombre de leurs amis les plus proches, ce qui sera pourtant le cas.
Et la soirée se déroule au mieux, sans anicroche ni révélation majeure. C’est du moins ce qu’il se dit d’abord. Il avait le souci de faire bonne figure et il semble qu’il s’en soit bien tiré. Il a dû louer un costume, et il y a songé au tout dernier moment, quand la plupart des boutiques de tailleurs étaient déjà fermées. Il a dû tambouriner sur une vitrine de la rue Blacas pour faire ouvrir une dernière boutique dont, à l’intérieur, les lumières s’éteignaient une à une, ce qui fait qu’il a payé cette location un prix exorbitant, mais il ne s’en est pas soucié. Il s'était dit que les deux filles Mirevelt seraient sans doute entourées de prétendants issus d’autres familles importantes, et que ceux-ci ne manqueraient pas de le regarder de haut, et c’est bien ce qui s’est produit, mais il n’avait pas l’intention de se mesurer à eux. Il est resté assis dans son coin, à observer, à écouter la musique, et à faire semblant de boire ce qu’il ne buvait pas. Et une première fois Maia Mirevelt, la plus jeune des deux sœurs, qu’il n’avait jamais rencontrée jusqu’alors, est venue lui demander s’il était bien Edmond Chauvé, le nouveau comptable de papa. Il s’est alors levé, elle n'était pas grande, plutôt ronde, avec des boucles blondes et un visage tellement enfantin qu’on se disait qu’elle devait encore sucer son pouce, le soir, avant de s’endormir. Elle a voulu voir si son assiette et son verre étaient servis, s’il ne manquait de rien, et une autre fois, bien plus tard, alors qu’une partie des invités s'étaient transportés dans le jardin où il faisait froid mais où ils pouvaient fumer, elle a eu la gentillesse de l’inviter à danser. La piste était vide. C'était un slow sur une chanson de Ray Charles, Maia Mirevelt semblait prendre plaisir à danser avec lui. I said Georgia, Georgia… Son pouce au bord des lèvres, elle murmurait dans son cou les paroles de la chanson. Edmond Chauvé ne pouvait pas rêver mieux. Après quoi, il s’est éclipsé.
Et c’est alors que oui, peut-être, il s’est passé quelque chose. Il a revu la flaque d’eau sur le trottoir. Il ne pensait pas être ivre du tout. Il avait remarqué cette flaque une première fois en arrivant. Elle sortait d’un magasin dont le rideau métallique était baissé, elle glissait sur le sol comme un animal marin venu des profondeurs, et cette première fois il s'est arrêté devant elle, qui était comme un miroir obscur à la surface duquel se reflétait la lumière d’un unique lampadaire. Mais c’est à peine si alors il a suspendu son pas. Il a détourné la tête, comme pour s’arracher à cette vision. La grille s’est ouverte devant lui après qu’il a sonné au parlophone et décliné son identité sous l’œil des caméras, puis, en s’efforçant de trouver son chemin dans le jardin où les allées bifurquent, il a oublié l’existence de cette flaque, mais voilà que, deux heures plus tard, en sortant de la fête il la retrouve. Et, cette fois, il s'arrête devant elle plus longtemps. Il se demande ce qui le retient là, la tête baissée comme Perceval devant les trois gouttes de sang, répandues sur la neige, de l’oie sauvage blessée par un faucon. Qu’est-ce que cette flaque d’eau lui veut, pourquoi et comment exerce-t-elle sur lui cet effet hypnotique? Pour rien au monde il se risquerait à troubler sa surface en y posant le pied. Il préfère s'éloigner. Et, à cette heure tardive de la nuit, en retrouvant son studio de la rue de Massingy, il se dit qu’il s'en est sorti à bon compte, qu’il ne lui reste plus qu’à rapporter le costume qu’il a loué pour récupérer sa caution, et qu’il en aura fini.
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