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Articles

Affichage des articles du 2025

Sur le balcon

Parfois, les soirs d'été, quand la chaleur vous avait accablé depuis des semaines, que vous n’aviez pas osé sortir de chez vous avant cinq heures de l'après-midi, il arrivait que le ciel se couvre, que les arbres frémissent. Et on devinait que, pas très loin de là, dans les montagnes de l'arrière-pays, l’orage se préparait. On devinait qu’il éclaterait au milieu de la nuit et qu’alors il remplirait le ciel, qu’il n’y aurait plus que lui comme un dieu ou comme un pitre pour faire le spectacle. Ici, il ne se passerait rien, mais quand il en avait l’intuition, il fallait que J. s'arrête de marcher dans le boulevard qui monte, il fallait qu’il se glisse dans l’encoignure d’une porte, qu’il s’y mette à l’abri, comme s’il avait pu craindre qu’une abondante averse soudain ne s’abatte sur lui, et il attendait debout, aux aguets, tous les sens en éveil. Il dressait l’oreille à l’affût des bruits lointains des premiers tonnerres, de leurs roulements sourds. Il se souvenait qu’il ...

Sériel (12-18)

12 - Mes écrits rencontrent quelques lecteurs. Le blog dépasse souvent les deux cents impressions journalières (476 hier). J’en suis heureux, mais ces visiteurs restent très peu nombreux à s'intéresser au dispositif dans son ensemble, au Projet Nice-Nord, à l’œuvre en construction dans son format numérique. Deux lecteurs seulement ont demandé l’accès aux galeries souterraines où je stocke l’uranium enrichi . 13 - Les présentations que Jacques-Alain Miller fait du “dernier enseignement” et du “tout dernier enseignement” de Jacques Lacan sont claires et stimulantes, mais je crains qu’elles masquent, aux yeux d’une partie du public, ce qui reste constant dans la pratique de la psychanalyse. Freud invente un dispositif et il y adjoint une règle qui est celle de “libre association”. Ensuite, il essaie de comprendre ce qui s’y joue, pourquoi ça marche, et les enseignements qu’il en tire évoluent au fil du temps. Lacan ne fait rien d’autre que poursuivre la démarche d’élucidation, et les ...

Sériel (1-11)

1 - À côté de musiques conçues pour être écoutées par des gens assis, d’autres sont conçues depuis toujours pour faire danser, aussi bien l’aristocratie viennoise, si on songe aux valses de Johann Strauss, que le bon peuple comme celui des bals d’Hussein-Dey. Une troisième fonction dont seuls les spécialistes semblent garder la mémoire: celle des musiques conçues pour être jouées par des amateurs, en famille, entre amis, dans les salons. Catégorie abondamment illustrée par Mozart.  2 - La maison de Castellane que j'évoque dans Gisèle (dans Mon cœur qui bat ) a bien existé au fond de son parc, et il est vrai que j’y ai passé un mois d’août avec mes parents et ma petite sœur quand j’avais dix ans. L’ai-je revue à l’occasion des brefs passages que j’ai faits à Castellane pendant ma vie d’adulte? Je n’en suis pas certain. Et existe-t-elle encore? Il faudrait que j’aille vérifier. Le fait est qu’elle a continué d’exister dans mon souvenir, sans doute dans mes rêves. Avec une insistance...

Le mi-dire de Hugo et Baudelaire

J’ai lu Les Fleurs du mal quand j'étais très jeune. Pas toutes les Fleurs du mal mais dans Les Fleurs du mal quelques textes qui me fascinaient et que je relisais jusqu’à les savoir par cœur. La Servante au grand cœur occupait, dans ce petit nombre, une place de choix. Et la lecture que j’en faisais alors est restée celle que je fais aujourd'hui encore. À une nuance près, mais très paradoxale. On a souvent qualifié le poème en question de “romanesque”, et en effet j’avais le sentiment de lire un chapitre d’un roman de Zola, d'être plongé dans un imaginaire plein de délices décadents, proche de celui que je devais reconnaître, quelques années plus tard, dans les nouvelles de Barbey d’Aurevilly. L’histoire qu’il racontait — ou qu’il évoquait seulement, sans tout nous dire, ce qui lui donnait encore plus de force — m'intéressait au moins autant que la beauté déchirante des vers. Or, que disait-elle? Dans mon esprit, il ne faisait pas de doute qu’il s’agissait d’un dand...

Kyïv

J’ai transformé l’appartement en nursery. Je garde trois bébés, les trois derniers. J’attends d’un jour à l’autre que Bohdan me donne le signal du départ. Bohdan est le frère d’Andriy qui est parti au combat, j’ignore dans quelle zone, Bohdan le sait sans doute mais il ne veut pas me le dire, à moins qu’Andriy soit déjà mort, je ne veux pas le croire, il m’arrive de le voir en rêve, je reçois encore des lettres de lui, la dernière date d’une dizaine de jours, mais Bohdan pourrait l’avoir écrite, ils ont la même écriture, ils se ressemblent tellement. J’ai la chance d’avoir un balcon assez grand, Bohdan a fixé un grillage sur la barrière de protection, si bien que les bébés peuvent y jouer, je laisse ouverte la porte-fenêtre et ainsi les deux plus grands peuvent entrer et sortir à quatre pattes, tandis que je garde aux bras la petite Anastasiya qui pleure beaucoup, et moi aussi je profite de cette ouverture sur la ville, sur les toits et les clochers de la ville qui chante et qui bavard...

Des "petites histoires" en poésie

Il y a une matière ou un genre de la poésie qu’on appelle le lyrisme. Encore que le terme soit difficile à définir, on voit bien que Villon et Verlaine, par exemple, dans notre langue, ont atteint les sommets du lyrisme. Et c’est presque toujours à cette matière ou à ce genre qu’on pense d’abord quand on parle de poésie. Il en est pourtant une autre à laquelle on ne pense pas d’abord et dont on ne parle jamais, comme si une forme d’interdit pesait sur elle (ou sur lui), c’est le récit. La poésie a (eu) aussi pour fonction de raconter des histoires. Et je ne pense pas ici aux “grandes histoires”, aux légendes, aux épopées, que racontaient les poésies antiques et médiévales, je pense aux “petites histoires” que la poésie moderne a racontées, disons depuis le 19e siècle. On se souvient des premiers vers de la Légende de la nonne , de Victor Hugo, que Georges Brassens a si joliment mis en chanson: Venez, vous dont l’œil étincelle, Pour entendre une histoire encor, Approchez : je vous dirai...

Poèmes en Chansons

J'ouvre ici une liste qui reste en construction. Elle concerne les poèmes de langue française adaptés en chansons. Je parle de chansons populaires, et non pas de ce qu’on appelle la “mélodie française”, genre qui relève de la musique classique. Je construis cette liste à l’aide de l’IA (Gemini), ce qui signifie qu’elle contient très probablement des erreurs. Je l’ouvre à ce jour avec 71 lignes. Beaucoup restent à ajouter. Je vous invite à mettre en commentaires vos suggestions, qu’il s’agisse d’ajouts ou de corrections. Je compte aligner aussi certaines remarques que m’inspire cette liste. N’hésitez pas à me faire connaître les vôtres, toujours en commentaires, sur cette page plutôt qu’ailleurs. Nous disposerons ainsi d’un historique du projet. Le but est de construire un outil qui pourra être utile aux amateurs ainsi qu’aux étudiants, et peut-être même aux chercheurs. Et, bien sûr, ne manquez pas d'y revenir pour constater l’avancée des travaux. La liste _____________ 1 - L...

Ghislain Reger

Ghislain Reger me donnait rendez-vous, le soir, au bar de l’hôtel Westminster, sur la Promenade des Anglais. Souvent, j’avais passé l’après-midi dans la partie sud de la ville, à travailler à la bibliothèque Dubouchage ou dans des cafés où j’avais mes habitudes, et ensuite, quand nous avions quitté le Westminster, et après que nous nous soyons attardés un long moment encore sur la Promenade des Anglais, à marcher dans la nuit, en devisant côte à côte, il fallait que je retourne chez moi, tout à fait à l’opposé de la ville. Je tournais le dos à la mer pour gravir les avenues qui s'éloignent en direction des quartiers nord, ce qui revenait à traverser la ville de part en part. Je m’en allais en tramway par l’avenue Jean Médecin, puis par l’avenue Malaussena, puis par l’avenue Borriglione, enfin je m’engageais à pied dans l’avenue Cyrille Besset qui tourne et qui s'élève dans la nuit, comme si elle devait rejoindre un lieu magique où se tiendrait un bal, avec une estrade en bois s...

5) Verlaine Is Alive

On avait vu des photos de Jackie Kennedy sur le yacht d’Aristote Onassis. On voyait à présent celles d’Artemis Khoury sur le yacht d'Emilio Cassirer. Bruno ne s'était jamais beaucoup intéressé à ces choses. Si on lui avait demandé s’il s'intéressait à la figure d’Artemis Khoury et à sa liaison supposée avec Emilio Cassirer, il aurait répondu que non, pas du tout, il savait à peine qui ils étaient. Bien sûr, il n’avait pas manqué de voir des photos, d’entendre parler d’eux, mais sans y prêter la moindre attention. Cela se passait ailleurs, dans un autre monde que le sien. Bruno s'intéressait aux voitures, aux moteurs, aux carrosseries, aux déformations qu'entraîne un choc sur une aile de voiture, à la déformation éventuelle du châssis quand le choc est plus raide, à l’odeur de la graisse, à celle de la peinture qui pénètre vos poumons, au métal des outils, au caoutchouc des pneus, et plus encore il s'intéressait à la vie de son garage, au fonctionnement de sa pet...

Pour une langue créole ?

Jean-Luc Mélenchon veut débaptiser le français pour l’intituler "langue créole". Je passerai sur les accents haineux que contient son article, qui sont dans sa manière, et qui suffisent à disqualifier sa proposition. Je note plutôt que des socio-linguistes universitaires (payés par l’université de leur pays, pas un autre) volent déjà à son secours. Rien d’étonnant à cela puisque ceux-ci lui préparent le terrain depuis plusieurs décennies, exerçant leur influence délétère sur la Commission des programmes et sur toute la hiérarchie de l'institution scolaire, dans le but qu’on renonce à enseigner la langue. Je voudrais répondre sur le fond. En déclarant d’abord que la linguistique n’a rien à voir dans cette affaire. Qu’elle n’a rien à répondre à l'idée baroque du tribun. Qu’il ne lui appartient pas de la réfuter, dans la mesure où il ne lui revient pas de dire ce qui est bien d’une langue (ici, le français) ou ce qui n’en est pas. Tout ce que peut dire la linguistique c’...

4) Une scène de crime

Donc un crime est commis à Londres. La victime est un banquier, Emilio Cassirer, dont la fortune était récente et qui était connu pour ses frasques, ses insolences à l'égard de la couronne britannique, ses amitiés douteuses, et plus récemment pour sa liaison tapageuse avec l'épouse d’un homme d’affaires libanais aussi puissant que lui. Le corps a été retrouvé avec une balle au milieu du front, dans son bureau situé au huitième étage de l’emblématique Somerset House qui sert de siège social à la banque International Capital Group (ICG) dont il présidait le conseil d’administration. Cassirer revenait d’un voyage à Hong Kong. D'après les premières informations fournies par le procureur général lors de sa conférence de presse, il arrive à l’aéroport d’Heathrow un peu après vingt-deux heures, et au lieu de rentrer chez lui, il demande à son chauffeur de le déposer à son bureau en précisant que celui-ci ne doit pas l’attendre. Le chauffeur, qui connaît ses habitudes, ne s’en éton...

3) Damien Norfolk

L’imagination de Bruno s'est mise en branle la première fois qu’il a eu à s’occuper de la voiture du prétendu Norfolk. Jamais personne jusque-là n'était venu lui confier un véhicule de ce prix, et comment son propriétaire pouvait-il savoir que Bruno avait appris le métier, quinze ans auparavant, chez un concessionnaire d’Aston Martin à Londres? De plus, la voiture était neuve, à peine plus de mille kilomètres au compteur, elle sortait de l’usine, et son travail de mécanicien s’est réduit à une série de vérifications qui l’ont occupé une heure ou deux, après quoi il est sorti fumer des cigarettes dans la nuit, sur le seuil de son garage, en attendant le retour du mystérieux personnage, et en échafaudant des hypothèses les plus fantasmagoriques concernant sa véritable identité. À l’aube, Norfolk est réapparu dans la rue déserte. C’était, dans le brume du petit jour, la silhouette d’un homme à peine plus grand que la moyenne, en pull à col roulé, le visage rasé et les yeux bleus. ...

2) Dialogue dans un garage

Je me suis avancé sur le seuil du garage. Le dos dans l’obscurité de la rue, la face dans la clarté jaune des lampes baladeuses. Je parle le premier, Bruno me répond. — Qu’est-ce que tu fais ici? — Tu vois, je travaille. — À cette heure? Je ne savais pas que tu t’occupais de ce genre de voitures? — J’ai commencé dans un garage de Londres quand j'étais jeune. On a dû le savoir. — Et ça t’arrive souvent? — C’est la deuxième fois, pour le même client. La première fois, c'était il y a cinq ans. Je ne m'attendais pas à le revoir. — J’imagine qu’il paye bien? — Très bien. Il me prévient par téléphone. Puis, il amène sa voiture à dix heures du soir et il revient la chercher à six heures du matin. Il insiste pour que je sois seul. — C’est la même voiture? — Pas la même voiture mais le même modèle. — Tu règles le moteur? — Je vérifie. J'écoute les bielles. Je vérifie les freins. La routine. — Qui est ce type? Elle n’est pas un peu mystérieuse, ton affaire? — Très mystérieuse, ma...

1) Une nuit d'été

Bruno est le patron d’un petit garage automobile sur l’avenue Cyrille Besset. Je passe devant plusieurs fois par jour, toute l’année. Malgré son nom, l’avenue Cyrille Besset n’est, sur ce tronçon, qu’une petite rue qui s’élève en oblique dans le quartier nord, par laquelle je passe quand je reviens du centre-ville. La rue en pente et mal éclairée d’un faubourg. Dans la journée, le garage est toujours ouvert et Bruno est le chef d’une équipe de cinq ou six solides bonhommes. Je ne lui ai jamais amené ma voiture qui ne sort presque jamais du parking de mon immeuble, mais je suis toujours très content de passer devant son garage. Le plus souvent, les ouvriers travaillent sur les voitures, à l’intérieur du garage, tandis que Bruno se tient sur le trottoir avec ses écouteurs aux oreilles, occupé à parler au téléphone avec des clients et des fournisseurs. Après ce premier contact, les clients lui amènent leur voiture pour que Bruno évalue les réparations qu'il y aura à faire, et le temps...

La dictée préparée

Pour qu’une tradition se perpétue, il ne suffit pas de lui être fidèle, il faut sans cesse la mettre à jour. La nettoyer, l'améliorer. On ne joue pas aujourd'hui la musique baroque comme on la jouait il y a cinquante ans. On le fait mieux. La dictée préparée est un exercice scolaire dont on parle depuis un bon demi-siècle, tandis que sa pratique, à ma connaissance au moins, est restée marginale. Aucun texte officiel ne l’interdit. Pour autant, les professeurs d’école semblent partagés en deux camps: les conservateurs, qui ne veulent rien lâcher sur l’exigence de la dictée traditionnelle, et les modernistes, qui préfèrent demander à leurs élèves de produire leurs propres textes. Aux modernistes, il est permis de rappeler que la dictée permet aux élèves d’apprendre la langue, non pas seulement dans leurs familles (qui toutes, faut-il le dire, n'usent pas d’une langue aussi riche) mais aussi dans des textes classiques, parmi lesquels les poèmes devraient occuper une place de c...

De quoi le Samouraï est-il le nom?

Le ciel sur la tête (3) Le Samouraï de ma fiction (de mon fantasme) est celui du film de Jean-Pierre Melville, qui est cité plusieurs fois déjà dans le projet Nice-Nord . C’est une figure importante de ma mythologie personnelle. Il apparaît en particulier dans La Chèvre et le Samouraï (dans Évite ) où il est question de la guerre d’Algérie et qui évoque le début de ma relation avec celle qui devait devenir ma femme, et que j’ai aujourd'hui perdue. Le film sort en 1967. Aujourd'hui, avec le recul, mes yeux s'ouvrent et je découvre soudain l’évidence qui aurait dû me frapper depuis le premier jour, à savoir que Jeff Costello a combattu en Algérie avant de devenir tueur professionnel à Paris. Je ne sais pas si cette hypothèse interprétative a déjà été proposée par la critique mais elle me semble tenir la route, et même être la seule en mesure de fournir une profondeur historique au personnage qui autrement semble tomber du ciel. Je la soumets à Gemini. Le robot me répond en a...

Comme un sacrilège

J’arrivais à Saint-Jean-d'Angély tôt le matin. C'était à l’automne 2019, le jour se levait et le ciel était pluvieux. J'étais invité à donner des cours de méthodologie d’enseignement du français à des professeurs venus de différents pays et regroupés là par une association qui organisait l’accueil et me payait à l’heure. La méthode que j’avais mise au point consistait à enseigner le français dans des poèmes classiques. On apprenait un poème dans sa forme orale et écrite, et ainsi on apprenait la langue. Mes interventions duraient des matinées entières et elles étaient aventureuses, à cause de la diversité du public que je découvrais en entrant dans la salle, et parce que ma proposition d’ outils numériques me rendait tributaire d’une connexion internet qui était souvent défaillante. Le diagnostic n'était pas encore posé. Le premier ne devait l'être que quelques semaines plus tard, le 24 décembre, mais je savais que A. était malade. Nous le savions sans en parler. E...

Gisèle (7 et fin)

Qu’est-ce que c'était que cette “vierge à l’enfant” qu’Hortense avait dans une poche de son manteau? C'était tout simplement une photo de Gisèle avec un bébé dans les bras, qu’Hortense avait découverte en fouillant dans un tiroir de la chambre de Mme Simonin, un matin que j’étais au rez-de-chaussée, dans la cuisine, en train de préparer le petit déjeuner et que je la croyais encore sous la douche. Un court billet y était joint, dans la même enveloppe qui était ouverte. Gisèle remerciait Mme Simonin pour l’aide qu’elle lui avait apportée, elle lui disait qu’elle habitait Marseille, qu’elle travaillait dans un salon de coiffure, qu’elle était mariée et que ce petit enfant lui était né, qui s’appelait Victor. En sortant de la chambre de Mme Simonin, Hortense était toute étourdie du coup qu’elle avait reçu sur la tempe. Françoise Astruc l’a croisée dans l’escalier, elle lui a demandé ce qui lui était arrivé. — Fais voir ton crâne, tête de mule! Viens dans mon bureau que je te mette...

Gisèle (6)

— Mme Simonin a un neveu, a dit Françoise Astruc à Hortense. Il est notaire à Épinal. C’est lui qui paie les frais de pension. Je ne l'ai jamais vu, je l’ai eu quelquefois au téléphone. Il prend des nouvelles sans demander à lui parler. La dernière fois, c'était il n’y a pas si longtemps. J’imagine qu’il va hériter de la maison. ll a fini par la louer. Il est probable qu’il ne reste plus rien des économies de Mme Simonin, et qu’il y est de sa poche. Alors, il m’appelle plus souvent. — Elle n’a pas d’autre famille? — Pas à ma connaissance. Cette maison doit avoir de la valeur. Elle est bien placée. — Oui, enfin, elle n’est plus en très bon état. Des plafonds hauts, des pièces immenses, difficiles à chauffer. Et des travaux à effectuer dans la toiture. — Il y a le parc. — Oui, répond Hortense, et cette fois elle paraît rêveuse, évasive. Elle est debout, elle joue avec un coupe-papier qui est sur le bureau de Françoise Astruc qui est la directrice de la pension. Elle regarde ses d...

Gisèle (5)

J’ai travaillé sans relâche durant les quatre jours qui ont suivi sans arriver à rien. J’ai commencé par demander à George, qui nous servait d'intermédiaire, de me faire parvenir le texte de la chanson du rappeur. Encore qu’elle était en français, à l'écoute, je ne comprenais pas une parole sur dix. À l'écrit, j’ai pu en comprendre trois, peut-être quatre, mais cela n'était pas suffisant pour me tirer d’affaire. L’univers évoqué était trop loin de moi, de mes goûts, de ce que je savais du monde, de ce que j’aimais de la vie, et tous les concepts graphiques que j’essayais tour à tour, je devais me rendre à l’évidence qu’ils n'étaient que des copies de ce que d’autres avaient fait et continuaient de faire ailleurs, avec plus de conviction et de sincérité. Si bien que j’ai renoncé. Paul et George avaient eu l’amabilité de s’adresser à moi, puis de me confirmer leur commande. Je devais, de mon côté, avoir celle de ne pas leur fournir une proposition médiocre, qu’ils dev...

Gisèle (4)

La dernière mention du nom de Gisèle remontait à six ans. De nouveau, la note était succincte, mais on pouvait comprendre que Mme Simonin avait été informée par l’une de ses élèves qu’un jeune homme était arrivé au village, qu’on ne connaissait pas, qui semblait être là pour Gisèle et que celle-ci présentait comme son cousin. Un garçon très brun et maigre comme un clou. L’œil noir. Gisèle semblait heureuse de sa compagnie. Il l'attendait à la sortie du lycée, ils marchaient ensemble dans les rues, ils s’attardaient dans les jardins. L’indication selon laquelle “On ne sait pas où il dort” était soulignée au crayon rouge, un gros crayon à double pointe, rouge et bleue, dont Mme Simonin se servait pour annoter les partitions. Et puis, plus rien. Rien à propos de Gisèle, ni non plus à propos de ses élèves, de sa maison, de son jardin, seulement l’expression vague de quelques soucis de santé — “Je perds la mémoire”, “Il faut que je change de lunettes”, “Le sol s’est dérobé sous mes pied...

Dialogue amical avec Deleuze et Guattari

Deleuze et Guattari ont eu le mérite de s'intéresser à la nouvelle comme genre littéraire. On sait qu’ils lui consacrent le chapitre 8 de leur Mille plateaux . Je ne suis pourtant pas certain d'être d’accord avec le point d’où ils partent. Ils avancent, dès la première phrase, que la nouvelle reposerait sur la question de savoir “Qu’est-ce qui s’est passé?” , ce qui supposerait que l’essentiel consiste dans ce qui a déjà eu lieu à l'intérieur du monde de l’histoire que le récit, après coup, vient seulement relater. Mon idée est que la nouvelle repose plutôt sur celle de savoir “Qu’est-ce qu’il va se passer?”, c’est-à-dire qu’est-ce qu’il peut donc advenir, dans l’ordre du récit, dans le présent de son déroulement textuel, pour que celui-ci s'achève. Pour que tout ce que le récit contient s'ordonne enfin de façon à peu près satisfaisante, et pour qu’on ait affaire, en effet, à quelque chose comme une histoire. Et l’important n'est pas la façon plus ou moins spect...

Gisèle (3)

Gisèle avait été amenée par une camarade de collège qui était une élève de Mme Simonin. Elle était restée assise durant toute la leçon, visiblement intéressée et plutôt amusée par le rituel étrange auquel elle assistait, à la suite de quoi Mme Simonin leur avait offert à goûter, elles avaient bavardé, et ainsi Mme Simonin avait pu se faire une première idée de qui était Gisèle: une fillette de quatorze ans, qui avait grandi à Marseille et que les services sociaux avaient placée à Castellane dans une famille d’accueil. La famille d’accueil était constituée d’Étienne Lorho, employé municipal, de sa femme Laurette qui faisait des ménages chez des particuliers, et de leurs trois enfants. Mme Simonin ne connaissait pas ces gens, elle ne tenait pas à les connaître, mais elle s’est intéressée à Gisèle, elle lui a dit qu’elle pouvait revenir quand elle voulait, elle lui a proposé de lui apprendre un peu de piano ou de violon, gratuitement bien sûr, et elles ont essayé, mais Gisèle ne tenait pa...

Des accompagnateurs

Je me souviens de  Marcel AZZOLA qui joue de l’accordéon sur Vesoul , de Jacques Brel. Roger BOURDIN qui joue de la flûte sur Il est cinq heures, Paris s’éveille , de Jacques Dutronc. Gail Anne DORSEY qui joue de la guitare basse et qui chante sur Under Pressure de David Bowie. Javier MAS qui joue du oud sur The Partisan , de Leonard Cohen. David MASON qui joue de la trompette piccolo sur Penny Lane , des Beatles. Malcolm MESSITER qui joue du hautbois sur Twist in My Sobriety , de Tanita Tikaram. Scarlet RIVERA qui joue du violon sur One More Cup of Coffee , de Bob Dylan. Sept, c’est pas beaucoup. Mais cette première liste fera peut-être émerger d’autres souvenirs. Je remarque que les souvenirs de ces rencontres miraculeuses m’accompagnent depuis de nombreuses années. Mais que, jusqu'à présent, avant d’en dresser la liste par écrit, j’aurais été incapable d’aligner les sept items de mémoire, oralement, en une seule fois. Il m’en aurait toujours manqué un ou deux. La liste: une fon...