Il y a une matière ou un genre de la poésie qu’on appelle le lyrisme. Encore que le terme soit difficile à définir, on voit bien que Villon et Verlaine, par exemple, dans notre langue, ont atteint les sommets du lyrisme. Et c’est presque toujours à cette matière ou à ce genre qu’on pense d’abord quand on parle de poésie.
Il en est pourtant une autre à laquelle on ne pense pas d’abord et dont on ne parle jamais, comme si une forme d’interdit pesait sur elle (ou sur lui), c’est le récit.
La poésie a (eu) aussi pour fonction de raconter des histoires. Et je ne pense pas ici aux “grandes histoires”, aux légendes, aux épopées, que racontaient les poésies antiques et médiévales, je pense aux “petites histoires” que la poésie moderne a racontées, disons depuis le 19e siècle.
On se souvient des premiers vers de la Légende de la nonne, de Victor Hugo, que Georges Brassens a si joliment mis en chanson:
Venez, vous dont l’œil étincelle,
Pour entendre une histoire encor,
Approchez : je vous dirai celle
De doña Padilla del Flor.
(Je me répète ces quatre vers chaque fois que je commence à écrire une nouvelle.)
L’histoire dont il s’agit alors est juste une “petite histoire”, amusante, un peu iconoclaste, un peu scabreuse, et qui évoque ce qui est le plus excusable au monde, et finalement le plus sympathique. Quelque chose qui est considéré par l’auteur (et par le chanteur) avec une indulgence et un humour qui nous ravissent. Quelque chose qui nous concerne tous, et qui n’est rien d’autre qu’une faiblesse humaine.
Les “petites histoires” traitaient souvent des faiblesses humaines, et elles nous apprenaient à les regarder — et à nous regarder — avec humour et indulgence.
Elles couraient dans la poésie des livres et dans celle des chansons. Je ne sais pas quel malin génie veut me faire rapprocher du chef d’œuvre de Hugo trois “petites chansons”, mais j'y cède.
La première, je la trouve chez le même Georges Brassens. C’est L’Orage (1959).
La seconde, chez Claude Nougaro. C’est À bout de souffle (1965).
La troisième, chez Alain Souchon. C’est la Ballade de Jim (1985).
Beaucoup d’autres pourraient servir d’exemples. L’important est que, dans les trois cas, nous avons affaire à des personnages un peu ridicules, à des perdants, qui prennent leurs rêves pour des réalités, mais qui ne sont pas des monstres, pas des serial killers, pas des pédophiles, juste des gens comme nous.
Et n'était-ce pas cela d'abord, la fonction des “petites histoires”: celle de nous aider à nous aimer les uns les autres, et d'abord à nous aimer nous-mêmes?
Dans l’une de ses dernières chansons (Mal comme, 2008), Christophe nous dit:
Et si le temps m'offrait
L'aumône de lui-même
Je l'utiliserais
Encore et bien fait
À aimer ce que tu es
À aimer ce que je suis
En somme
Aimer ce que nous sommes
Je ne m'inquiète pas pour le lyrisme en poésie. Il est pris en charge aujourd'hui par la chanson d’une manière satisfaisante, qui ne nous laisse aucun regret. Et n’y avait-il pas en effet, dans le concept de “lyrisme”, depuis toujours, une idée de voix, une idée de chant, qui laissait prévoir qu’un jour la poésie des livres serait reprise en charge par la chanson?
En revanche, pour ce qui est des “petites histoires”, je suis inquiet. Dans ce que j’entends, je n’en trouve plus guère d'aussi amusantes, d'aussi touchantes, d’aussi humaines. Ce qui me fait craindre qu’elles s’effacent de notre monde. Que la poésie, sur ce registre, nous laisse seuls.
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