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Kyïv

J’ai transformé l’appartement en nursery. Je garde trois bébés, les trois derniers. J’attends d’un jour à l’autre que Bohdan me donne le signal du départ. Bohdan est le frère d’Andriy qui est parti au combat, j’ignore dans quelle zone, Bohdan le sait sans doute mais il ne veut pas me le dire, à moins qu’Andriy soit déjà mort, je ne veux pas le croire, il m’arrive de le voir en rêve, je reçois encore des lettres de lui, la dernière date d’une dizaine de jours, mais Bohdan pourrait l’avoir écrite, ils ont la même écriture, ils se ressemblent tellement.

J’ai la chance d’avoir un balcon assez grand, Bohdan a fixé un grillage sur la barrière de protection, si bien que les bébés peuvent y jouer, je laisse ouverte la porte-fenêtre et ainsi les deux plus grands peuvent entrer et sortir à quatre pattes, tandis que je garde aux bras la petite Anastasiya qui pleure beaucoup, et moi aussi je profite de cette ouverture sur la ville, sur les toits et les clochers de la ville qui chante et qui bavarde.

J’ai prévenu les parents des bébés, ils savent que je peux partir du jour au lendemain, que j’attends le signal que me donnera mon beau-frère. Pour Solomiya et Dmytro, cela ne devrait pas poser de problème, les parents ont prévu le coup, ils les feront garder ailleurs, m’ont-ils dit, mais pour Anastasiya je ne sais pas comment sa mère pourra se débrouiller. Elle est seule.

Depuis combien de jours je ne suis pas sortie dans la ville, je la regarde du haut de mon balcon mais pour le reste, je fais les commissions indispensables au pied de mon immeuble, du pain, des œufs, du lait, des pommes de terre, les cigarettes c’est Bohdan qui me les apporte, puis je remonte très vite et, en me couvrant bien, je peux sortir sur mon balcon pour regarder la ville, les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité, la nuit surtout, en fumant des cigarettes. Les fusées qui illuminent le ciel. Le fracas des bombes. Les immeubles qui s’enflamment. Et pour aller où, Bohdan m’a dit Przemyśl en Pologne d’abord, mais ensuite il faudra improviser. Et quand Andriy pourra me rejoindre, ou peut-être Bohdan.

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