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Sur le balcon

Parfois, les soirs d'été, quand la chaleur vous avait accablé depuis des semaines, que vous n’aviez pas osé sortir de chez vous avant cinq heures de l'après-midi, il arrivait que le ciel se couvre, que les arbres frémissent. Et on devinait que, pas très loin de là, dans les montagnes de l'arrière-pays, l’orage se préparait. On devinait qu’il éclaterait au milieu de la nuit et qu’alors il remplirait le ciel, qu’il n’y aurait plus que lui comme un dieu ou comme un pitre pour faire le spectacle. Ici, il ne se passerait rien, mais quand il en avait l’intuition, il fallait que J. s'arrête de marcher dans le boulevard qui monte, il fallait qu’il se glisse dans l’encoignure d’une porte, qu’il s’y mette à l’abri, comme s’il avait pu craindre qu’une abondante averse soudain ne s’abatte sur lui, et il attendait debout, aux aguets, tous les sens en éveil. Il dressait l’oreille à l’affût des bruits lointains des premiers tonnerres, de leurs roulements sourds. Il se souvenait qu’il avait laissé quelque chose là-bas, ou l'ombre de quelqu'un là-bas, dans les hautes herbes de l'été où se balancent les Ombellifères, sous les arbres aux branches qui descendent jusqu'au sol, quelqu’un qu’il avait presque oublié, et il se disait qu’il faudrait qu’il y retourne un jour ou l’autre. Il revoyait l’orage des nuits qui remplissait le ciel, qui avait réveillé les habitants de l’auberge au milieu de leur sommeil, si bien que tous avaient fini par se retrouver sur le balcon de planches, parents et enfants accrochés à leurs jambes, les pieds nus, aussi peu vêtus qu’ils pouvaient l'être, placés comme ils disaient aux “premières loges”. Et lui alors, debout dans l’encoignure de la porte, il revoyait leurs visages inondés de pluie, leurs chemises collées sur le corps, tandis qu’ils applaudissaient aux éclairs qui traversaient l'espace immense de la haute vallée, en même temps qu’il savait qu’il n’en aurait pas la force.



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