On avait vu des photos de Jackie Kennedy sur le yacht d’Aristote Onassis. On voyait à présent celles d’Artemis Khoury sur le yacht d'Emilio Cassirer. Bruno ne s'était jamais beaucoup intéressé à ces choses. Si on lui avait demandé s’il s'intéressait à la figure d’Artemis Khoury et à sa liaison supposée avec Emilio Cassirer, il aurait répondu que non, pas du tout, il savait à peine qui ils étaient. Bien sûr, il n’avait pas manqué de voir des photos, d’entendre parler d’eux, mais sans y prêter la moindre attention. Cela se passait ailleurs, dans un autre monde que le sien. Bruno s'intéressait aux voitures, aux moteurs, aux carrosseries, aux déformations qu'entraîne un choc sur une aile de voiture, à la déformation éventuelle du châssis quand le choc est plus raide, à l’odeur de la graisse, à celle de la peinture qui pénètre vos poumons, au métal des outils, au caoutchouc des pneus, et plus encore il s'intéressait à la vie de son garage, au fonctionnement de sa petite équipe d’ouvriers dont il était le chef, encore que les plus vieux étaient plus vieux que lui. Il n’avait jamais lu, il regardait des films, et encore il lui arrivait de plus en plus souvent de s’endormir, le soir, quand il regardait un film, sur l’écran du poste de télévision, à côté de sa femme.
Leur aînée avait douze ans, elle s’appelait Valentine. Quand ils étaient tous les deux en voiture, parce qu’il l’accompagnait à l'école, à la danse, au poney, à la piscine, ou encore quand ils étaient tous les quatre, avec sa femme et le bébé, qu’ils partaient en vacances, qu’ils allaient marcher à la montagne, il lui faisait écouter sur le poste de radio uniquement des chansons françaises dont il répétait les paroles avec elle et qu'elle finissait par mieux savoir que lui. Alain Souchon, Jean-Jacques Goldman, et même parfois Claude Nougaro (encore que Valentine ne s’appelait pas Cécile) et même parfois Georges Brassens ou Charles Trenet. Et la gamine était ravie. Ensemble, ils les avaient comptées. À douze ans, bientôt treize, Valentine savait près de trente chansons par cœur, et pourquoi à l'école n’en avait-elle appris aucune ni presque aucun poème, il refusait d’aborder la question avec elle, mais il s’en inquiétait la nuit, avec sa femme, quand ils retombaient l’un et l’autre sur le dos, en sueur, essoufflés. Il disait:
— Mais que font-ils à l'école, tu veux me dire? À quoi ils s’occupent? Qu’est-ce qu’ils apprennent?
Et alors, tous les deux dans le noir, ils bredouillaient quelques paroles d’un poème de Paul Verlaine qu’ils avaient appris à l'école, quand ils étaient petits, que personne ne semblait plus connaître et qui disait: “Le ciel est, par-dessus le toit / Si bleu, si calme. / Un arbre, par-dessus le toit / Berce sa palme…”
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