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Articles

Nos destins personnels

Une œuvre d’art a un sens mais pas de signification. Or, en quoi consiste la différence? Si nous nous en tenons à la littérature, le sens, c’est ce qui vous fait aller au bout. Et c’est ce qui fait que, quand vous êtes arrivé au bout, vous avez le sentiment de comprendre ce qu’on a voulu vous dire, comme on l’a fait. Mais cela ne vous permet pas de dire ce qu'on a voulu dire autrement qu’en répétant mot pour mot ce qu’on a dit. Et encore moins de dire pourquoi on l’a fait. Les fictions de F. Kafka offrent un exemple parfait de cette distinction. On les lit sans douter un instant de bien comprendre ce qu'on nous dit, mais quant à dire ce qu’on nous dit, et encore moins pourquoi on le fait comme on le fait, on en est incapable. Et sans doute l’auteur en était-il incapable lui aussi. Ou plutôt sommes-nous capables d’en donner mille interprétations différentes, mais aucune qui nous satisfasse, c’est-à-dire qui fasse taire les autres. Et c’est en quoi ces fictions sont des œuvres d’...

Henry James: Un Moderne

Le travail de Henry James (surtout dans la deuxième période) porte, me semble-t-il, sur les motivations des personnages. Non seulement celles-ci ne sont pas exposées clairement, mais surtout, quand on croit les découvrir et les comprendre, elles restent lointaines, incertaines au point qu’on peut douter si elles sont bien réelles ou si elles relèvent du fantasme. Et ce parti pris donne lieu à des récits compliqués, qui nous dérangent et nous égarent. Je lis le premier chapitre des Ailes de la colombe . Il se compose d’un long dialogue entre un père et une fille qui s’affrontent. Au fur et à mesure de l’échange, on entrevoit certains motifs de leur opposition. Les intérêts financiers y occupent une place, mais on devine qu’ils ne sont pas les seuls. Les personnages sont intarissables, et on comprend que l’abondance de leurs propos masque beaucoup de non-dits que l’on repère en creux. Leur opposition remonte à loin. On entrevoit que, dans ce passé, il y avait une mère. Sans que celle-ci ...

Cette fois-là (5 et fin)

Quand ils sont assis de part et d’autre de la même table, Sonia veut savoir ce qu’Alexandre a fait de son été. — Vous étiez en vacances, dit-elle. — Oui, les dernières vacances de ma longue carrière. À présent, je serai toujours en vacances… — Et qu’en avez-vous fait? — Je suis parti en Suède. — Vous cherchiez la fraîcheur? — Oui, et je voulais surtout connaître l’île de Fårö où Ingmar Bergman a fini ses jours. — Et où il a tourné, si je me souviens bien, l’un de ses premiers films. — Vous pensez à Un été avec Monika ? Vous connaissez ce film? Oui, c’est l'un des plus beaux. Mais il a été tourné sur l’île d’Ornò. Je l’ai visitée aussi. Et vous, qu’avez-vous fait? — Je suis restée ici. J’ai travaillé. Je prends mes vacances de préférence en hiver. — Je vous imagine à Venise ou peut-être à Trieste. — Suis-je donc si transparente? Et la liste de dates que je vous ai envoyée? — J’ai beaucoup rêvé dessus sans qu’elle me dise rien. J’essaie à présent de ne plus y penser. — C’est sans dou...

Cette fois-là (4)

Trois jours plus tard, Alexandre reçoit par courrier électronique une liste de dix dates. Sonia y ajoute: “Il se peut que j’en loupe, mais ces dix me paraissent certaines”. Dix, ce n’est pas beaucoup. Et surtout, elles ne lui disent rien. Elles correspondent en effet aux deux années où Pascale fut sa maîtresse, mais impossible d’y ranger des images. Il se souvient qu’en prévision de ses visites, il remplissait son frigidaire. Elle n’avait pas pris le temps de déjeuner pour recevoir ses premiers clients et se libérer ensuite. Il fallait qu’il pût lui proposer, avant qu’elle ne reparte, de quoi se nourrir. Un jour, ils mangent des huîtres en buvant du champagne. Un autre jour, il lui propose des tranches de rosbif avec de la moutarde et du vin rouge. Un autre jour, il lui lit un poème de Baudelaire: “Mon enfant, ma sœur, / Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble…” Il se souvient aussi des changements de lumière. La première fois qu’elle est venue, il a fait mine de tirer les ...

Des histoires

La forme d’une histoire est celle d’une clôture. Une histoire contient des personnages, des lieux et des faits en nombre nécessaire et suffisant pour qu’on la comprenne. Ce qui signifie qu’à la fin de l’histoire (et seulement à la fin), le lecteur aura le sentiment qu’on lui a dit tout et seulement tout ce qu’il fallait pour qu’elle ait un sens, par quoi il faut entendre qu’il sera maintenant capable de la raconter à sa manière, et qu’il aura le sentiment de savoir pourquoi il valait la peine qu’on la lui raconte comme on la lui a racontée, et pourquoi donc il valait la peine qu’il la lise jusqu’à la fin. Une histoire est censée raconter quelque chose qui s’est passée (ou qui pourrait se passer) dans la vie réelle. Il existe pourtant une différence notable entre ce que raconte une histoire et ce qui peut nous arriver dans la vie réelle, c’est que dans la vie réelle nos prétendues “histoires” ne sont pas closes. Et que, dans cette mesure, elles n’ont pas de sens. Ce qui signifie en part...

Cette fois-là (3)

— Madame Sonia Delorme? — Oui, c’est moi… — Nous ne nous sommes jamais rencontrés mais je crois que vous connaissez mon nom. Je suis Alexandre Jacopo. — Monsieur Jacopo? Oui, bien sûr. J’ai pensé à vous. Je suis contente de vous voir. Je m’y attendais un peu. — Je voudrais échanger quelques mots avec vous. M’autorisez-vous à vous offrir un verre, à moins que vous ne soyez pressée? — Non, la journée a été longue, mais maintenant je suis tout à fait libre. Où voulez-vous aller? Il l’attendait à l'entrée de l’immeuble, rue du Congrès. Il l’avait attendue longtemps. La pluie avait cessé. Bientôt, il ferait nuit. Elle a dit qu’il lui arrivait de boire un Martini, le soir, en quittant le cabinet, à la terrasse du Liber’Tea. — Vous connaissez? C’est tout près d’ici. Ils sont partis ensemble. Ils marchaient côte à côte. Lui, lourd, les mains dans les poches de son imperméable ouvert. Elle, légère, pas bien grande, vêtue d’un tailleur, avec un poncho noir glissé sous les anses de son sac. L...

Cette fois-là (2)

Alexandre avait conscience de ne pas mener une vie très saine ni très raisonnable. Il avait renoncé à faire la cuisine. Le soir, il dînait dans un petit restaurant asiatique, tout près de chez lui, au haut de l’avenue Borriglione. À cette heure, beaucoup de Niçois qui travaillaient en ville prenaient le tramway pour regagner les quartiers nord. Ils habitaient dans des cités construites sur les collines qui regardaient la mer, que la blancheur de leurs façades faisait se perdre dans les nuages, avec ici et là des allures de fantômes. Mais depuis quelques années, les pannes d’électricité devenaient plus fréquentes, et les tramways restaient en panne, surtout pendant les périodes de fortes pluies, si bien que des foules se pressaient à pied à l’assaut des faubourgs. Alexandre regardait ces êtres défiler devant lui, se bousculer, se disputer ou rire, au contraire, de se voir l’un l’autre, les cheveux et le visage dégoulinants de pluie, quand il s’agissait de personnes plus jeunes, avides d...