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Des histoires

La forme d’une histoire est celle d’une clôture. Une histoire contient des personnages, des lieux et des faits en nombre nécessaire et suffisant pour qu’on la comprenne. Ce qui signifie qu’à la fin de l’histoire (et seulement à la fin), le lecteur aura le sentiment qu’on lui a dit tout et seulement tout ce qu’il fallait pour qu’elle ait un sens, par quoi il faut entendre qu’il sera maintenant capable de la raconter à sa manière, et qu’il aura le sentiment de savoir pourquoi il valait la peine qu’on la lui raconte comme on la lui a racontée, et pourquoi donc il valait la peine qu’il la lise jusqu’à la fin.

Une histoire est censée raconter quelque chose qui s’est passée (ou qui pourrait se passer) dans la vie réelle. Il existe pourtant une différence notable entre ce que raconte une histoire et ce qui peut nous arriver dans la vie réelle, c’est que dans la vie réelle nos prétendues “histoires” ne sont pas closes. Et que, dans cette mesure, elles n’ont pas de sens. Ce qui signifie en particulier qu’on ne sait jamais très bien où elles commencent et où elles finissent, ni tout et seulement tout ce qu’elles contiennent.

Cette forme tout à fait close des histoires littéraires ou filmiques est celle que l’on pourrait qualifier de “forme classique”. Mais il n’est pas du tout certain que, dans la littérature ni au cinéma, aucune histoire qu’on raconte soit jamais tout à fait pure (ou classique). Les histoires qui se rapprochent le plus de cet idéal classique, il me semble que ce sont celles qu’on rencontre dans les contes. On ne voit pas très bien, en effet, ce qu’on pourrait ajouter ou ôter à un conte de Charles Perrault comme celui, par exemple, du Petit Chaperon rouge. Alors que, aussitôt qu’on passe au roman, les choses se compliquent.

Un exemple frappant de ces complications est ce qu’on observe dans le roman policier. Pensons à ceux de P. D. James. Au départ de l’enquête, une série de personnages sont tenus pour suspects. L’enquêteur va s’intéresser tour à tour au cas de chacun d’eux. Il va se demander (et nous dire) quel était son emploi du temps le jour où le crime a été commis, quels seraient ses éventuels mobiles et quel est son passé. Autant d’histoires, ou de morceaux d’histoires qui nous seront racontés avec leurs propres personnages et leurs propres lieux, avant qu’une seule hypothèse et donc une seule histoire ne l’emporte et repousse les autres dans l’oubli. Et bien sûr, ces histoires annexes que l’auteur est libre de multiplier à l’envi, ne sont pas pour rien dans le charme du roman, même si ce sont des leurres.

Les intrigues du roman sont faites pour accueillir des lieux, des personnages, des circonstances atmosphériques qui n’en font pas partie (je parle de l’intrigue, pas du roman). Pour susciter leur apparition, comme de telles apparitions ont lieu dans le cours de nos vies. Les romans de Patrick Modiano ne sont faits que pour produire ces rencontres, cette suspension ou ce flottement du sens, ces doux ravissements qui font leur richesse.

Louis-Ferdinand Céline prétendait que ce qui fait un auteur, c’est son style et non pas les histoires qu’il raconte. En fait de style, il parlait de celui de la langue, de la forme des phrases, sans vouloir tenir compte que les histoires en ont un. Et qu’en cela, chez certains auteurs, elles résultent d’un travail d’expérimentation qui mérite l’admiration et un regard attentif. Les romans de Marguerite Duras sont marqués par un style de la phrase tellement particulier qu’on s’est plu à en faire des pastiches. Mais le style des histoires qu’elle raconte n’en est pas moins étonnant, toujours dérangeant sur le plan formel. Or, ce qui est en jeu dans ces formes n’est rien d’autre que ce qui fait le tissu de nos vies.

Dans l’ouvrage qu’il consacre à Arnold Schönberg, Charles Rosen parle de la tonalité en musique comme d’un “lit de Procuste”. On se souvient de Procuste comme d’un personnage mythologique qui, couchant les voyageurs sur un lit trop court, leur coupait toutes les parties du corps qui dépassaient du lit. La forme histoire rend compte de beaucoup de choses qui font partie de l’aventure humaine. Elle rend compte des relations possibles entre les personnages. Des relations que les personnages entretiennent avec les lieux. Elle nous dit que, dans nos vies, l’imaginaire tient parfois une place aussi importante que la réalité des faits. Que nous ne vivons pas seulement dans le présent mais aussi dans le passé. Que notre enfance nous accompagne. Que les morts restent présents. Que ce qui arrive aux autres (disons le 7 octobre) peut être aussi important que ce qui nous arrive. Autant de dimensions que les autres discours ignorent, ceux de la science et ceux de la sociologie en particulier. Et elle ne le fait pas et ne le fera jamais sans beaucoup simplifier. Ces simplifications sont des modèles, au sens où l’on entend ce mot, par exemple, dans le domaine de la mode. Marguerite Duras a proposé des modèles d’histoires comme Coco Chanel proposait de nouveaux modèles de robes. Mieux adaptés aux femmes de son temps, qui les rendait plus libres. Et il ne peut pas être question de se passer de ces modèles, au prétexte qu’aucun n’est capable de dire toute la vérité de nos corps ou celle de nos vies. Mais il convient de toujours travailler les anciens pour en ajouter d’autres. Pour les multiplier. Aujourd’hui, j’aime regarder du côté de John Galliano ou des frères Larrieu (21 nuits avec Pattie, 2015; Tralala, 2021). Mais dans le roman contemporain, je vois mal. Je ne vois pas. Ou peut-être dernièrement chez Pierric Bailly.

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