Si nous nous en tenons à la littérature, le sens, c’est ce qui vous fait aller au bout. Et c’est ce qui fait que, quand vous êtes arrivé au bout, vous avez le sentiment de comprendre ce qu’on a voulu vous dire, comme on l’a fait. Mais cela ne vous permet pas de dire ce qu'on a voulu dire autrement qu’en répétant mot pour mot ce qu’on a dit. Et encore moins de dire pourquoi on l’a fait.
Les fictions de F. Kafka offrent un exemple parfait de cette distinction. On les lit sans douter un instant de bien comprendre ce qu'on nous dit, mais quant à dire ce qu’on nous dit, et encore moins pourquoi on le fait comme on le fait, on en est incapable. Et sans doute l’auteur en était-il incapable lui aussi. Ou plutôt sommes-nous capables d’en donner mille interprétations différentes, mais aucune qui nous satisfasse, c’est-à-dire qui fasse taire les autres.
Et c’est en quoi ces fictions sont des œuvres d’art. Au même titre que des tableaux d’Édouard Manet, ou de Rembrandt, ou de Léonard de Vinci (qu’on pense à La Joconde).
Beaucoup écrivent pour dire ce qu’ils savent déjà. Ce sont des témoins, des journalistes, des sociologues. Leur travail est d’une utilité qui n’échappe à personne. Mais d’autres écrivent pour dire ce qu’ils ne sont pas encore capables de comprendre. Ce qui leur échappe en même temps que cela insiste. Et ce sont des artistes.
Qu’aurait pu dire Édouard Manet du Déjeuner sur l’herbe, ou de n’importe quel autre de ses tableaux? Beaucoup de choses sans doute, toutes pleines d’intérêt. Mais qui en auraient dit beaucoup moins que ce que dit le tableau, de la façon silencieuse qu’il le fait.
L’histoire s’impose à son auteur comme une énigme. Pour ma part, la question que me pose une histoire, dès l’instant où je la conçois et pendant tout le temps où je l'écris, n’est jamais celle de son éventuelle signification mais seulement celle de sa construction. C’est celle de savoir quels sont les éléments qu’elle peut et qu’elle doit faire tenir ensemble, et de quelle manière. Plus les éléments qu’elle fait tenir ensemble sont hétérogènes (ou lointains), plus elle me passionne. Je dis bien “qu’elle fait tenir ensemble”, car si, d’une manière ou d’une autre, elle ne les fait pas tenir ensemble, alors elle n’a pas de sens et ce n’est plus une histoire.
On pense bien sûr à la “rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie” par quoi Isidore Ducasse définit la beauté.
La question est celle d’une tension entre l’hétérogénéité et la cohérence.
La question du sens s’est posée dans l’histoire de la musique avec l’abandon, par Arnold Schönberg et ses disciples, des principes de la tonalité. Les œuvres atonales de Schönberg et de ses ses disciples sont souvent d’une beauté remarquable, mais elles ont l’inconvénient de ne pas produire de suspense. Elles ne racontent pas d’histoires. Il leur manque une cohérence structurelle. Elles sont dépourvues du fil conducteur qui entraîne l’auditeur du début à la fin.
Il n’est donc pas question de se priver du sens mais de l’interroger. Je ne poursuis pas un but humanitaire, je ne prétends pas sauver le monde, mais quelque chose me dit que la question du sens des histoires, de leurs formes et de leur compositions, concerne la manière dont les sujets humains conçoivent leur destin personnel et celui des nations.
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