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Articles

Affichage des articles associés au libellé Fictions

Un dentiste de Montmartre (2)

L'histoire de Gérard Laigle, le dentiste de Montmartre, ne s'est pas terminée là, mais la suite est plus confuse. Denis Sandler s'entretenait avec lui dans ce café, au bout de la rue des Abbesses, quand une élégante automobile noire est venue s'arrêter devant les vitres que la pluie inondait de traînées lumineuses. Celles-ci semblaient vivantes et serpentaient comme des larves descendues du ciel. Que faisaient-elles ici? Quelle était leur mission? Selon toute apparence, elles essayaient de communiquer avec les habitants de la terre en leur adressant de mystérieux signaux, dans leur langage non-linéaire et silencieux que les plus éminents spécialistes de différents pays travaillaient à déchiffrer.  Le praticien s'est tourné vers l'automobile, où un visage transparaissait derrière le pare-brise, et il a dit: "C'est mon épouse. Une première nous attend, ce soir, à l'opéra. Il faut que je vous quitte." Puis, en se levant, il a ajouté: “Vous êtes à ...

Des Voyageurs romantiques (2)

Je passe sur ce qu'il est trop facile de deviner. Jamais la beauté dAnna Maria ne m'avait paru si émouvante. Elle n'avait pas quarante ans. Ses cheveux qui frisaient sur sa nuque, l'ourlet de son oreille, le galbe de ses jambes dorées, ses tenues si simples, une robe blanche et des sandales aux pieds, lacées sur ses chevilles, les longs doigts de ses mains, un sourire, un bout de langue entre ses lèvres. Sa présence m'était difficilement supportable. Je craignais toujours de dire un mot de trop, de risquer un geste qui m'aurait trahi. D'abuser de sa confiance. D'encourir sa fâcherie. De me rendre ridicule. Aussi, je la fuyais. J'avais pris mes habitudes. Je partais le matin pour la plage. Je descendais à pied la petite route qui conduisait au port, sinuant entre les grilles des villas et leurs jardins. Je regardais le ciel. Les serres. Les terrasses d'oliviers. Les bouquets de roseaux. La plage formait une anse abritée par le môle. Je me baignais...

Des voyageurs romantiques (1)

Le plus souvent, quand elle parlait du Maître, Anna Maria disait "le Maître", comme nous tous, mais parfois aussi il lui arrivait de l'appeler "Lucian", ce qu'aucun de nous n'aurait osé, et même, quand elle s'adressait à lui, elle pouvait dire "mon oncle". Ainsi, Anna Maria Jimenez Durante et le Maître étaient parents. La différence d'âge nous donnait à penser que Lucian Cappadoro était plutôt son grand-oncle. De fait, ils habitaient ensemble un bel appartement du quartier Monserrat, derrière le Palacio Barolo, où il arrivait que l'un de nous soit chargé d'apporter à ce dernier un document pour qu'il le signe. Notre Secrétaire, Fernando Auguri, l'avait chargé de cette mission. Quant à lui, personne ne savait où il habitait. Avait-il seulement une adresse? On disait qu'il était pauvre et qu'il vivait dans des hôtels dont il changeait souvent, transportant de l'un à l'autre ses livres et surtout le grand re...

Un dentiste de Montmartre (1)

Depuis que Miguel Arroyo (le narrateur) faisait partie du Cercle, aucune action assassine n'avait été commise. Aucune action héroïque non plus. Denis Sandler et lui s'y étaient rencontrés dans leur jeune âge et, depuis lors, les dix membres du Cercle n'avaient eu à accomplir aucun exploit, seulement des surveillances discrètes, des démarches compliquées auprès d'administrations étrangères, des achats de tableaux dans des ventes publiques, des recherches de vieux livres chez les bouquinistes, la photo qu'il fallait prendre d'un couple installé à la terrasse du café Florian, place Saint Marc, des visites dans des zoos, d'autres dans cimetières, ainsi parfois que de menus larcins, des chapardages idiots, d'un foulard dans un vestiaire, ou, plus grave, d'une clarinette dans la loge d'un artiste, mais rien qui leur fît craindre d'y perdre la vie ou d'être mis en prison.  Ils s'étaient attendus à devoir accomplir des aventures romanesques. ...

Le Cercle de Buenos Aires (4)

J'ai situé (incrusté) le glacier de Borges, où figure le verre de lait (si tant est que, dans les nouvelles de Borges, il existe bien, que je n'ai pas rêvé), dans un glacier que j'ai connu quand j'étais très jeune. Ne connaissant pas Buenos Aires, où est censé se situer le glacier de Borges, je l'ai incrusté à Nice, dans un endroit que je connaissais. Celui-ci se trouvait à l'angle de l'avenue du Maréchal Foch et de la rue de Lépante, à proximité du lycée Calmette qui était réservé aux jeunes filles, et j'aurais pu avoir rendez-vous alors avec l'une d'entre elles, mais je ne me souviens pas qu'il en ait été ainsi. Je crois y avoir été seul, et seulement un tout petit nombre de fois, deux ou trois peut-être, et peut-être une seule. Mais je devais en garder une forte impression. Le lieu était dépourvu de toute décoration. Pas de miroir. Des murs uniformément peints de la même couleur claire. Au sol, un carrelage lessivé. Quelques tables et leur...

Le Cercle de Buenos Aires (3)

Le Cercle se compose de dix membres auxquels s'ajoutent le Maître, son Secrétaire et une femme. Il se réunit sur convocation dans les endroits les plus divers de Buenos Aires: des arrières-salles de cafés, des chantiers d'immeubles en construction, des garages. La première règle est le secret. L'existence du Cercle doit rester secrète, ce qui signifie qu'il ne faut jamais en parler à personne, jamais citer son nom, ne rien dire de ses activités, mais aussi ne jamais rien écrire qui le concerne, car, si vous veniez à mourir, des personnes extérieures au Cercle, en découvrant votre corps, pourraient découvrir vos papiers. Quel est le but de son action? Le Cercle travaille à l'harmonie universelle. Il lutte contre le Mal. Comment fonctionne-t-il? Lors de chaque réunion, l'un des membres rend compte de la mission dont il a été chargé à l'issue de la réunion précédente. Les autres l'écoutent et lui demandent des précisions en toute liberté, hormis celle d...

Le Cercle de Buenos Aires (2)

On vous parle d'un verre de lait qui est servi dans un café, ou dans un glacier, ou dans une pasticceria , et aussitôt vous le situez dans un café ou dans une pasticceria que vous connaissez, où vous êtes entré peut-être une seule fois dans votre vie, il y a fort longtemps, que vous aviez oubliée mais dont la pasticceria du conte de Borges a ranimé le souvenir. Le matin (hier), nous buvions des cafés sur la plage de Laigueglia. Il y avait foule, encore que le ciel était couvert, qu'il faisait froid. Les enfants jouaient dans le sable, emmitouflés dans leurs manteaux, nous pouvions les surveiller depuis la terrasse du café, et je me disais que je passerais volontiers un hiver ici. Puis, nous avons traversé Alassio en voiture, et le boulevard était bordé d'orangers dont les feuillages étaient taillés en boule, dans le vert desquels les fruits contrastaient en orange comme des lampions. Et je disais à Baptiste qu'on ne pourrait pas imaginer un tel décor à Nice, mais que ...

Le Cercle de Buenos Aires (1)

Il y a, chez Jorge Luis Borges, une scène que je ne perds de vue jamais bien longtemps. Je vais la décrire sans d'abord revenir au texte, sans seulement pouvoir dire dans laquelle des nouvelles de l'auteur elle figure, en me demandant même si elle ne revient pas dans plusieurs, ce que je chercherai à vérifier plus tard. Cette scène, la voici. Nous sommes à Buenos Aires un jour de grand soleil, où il fait chaud, probablement l'été. La narrateur retrouve un autre homme dans un glacier. Ils sont vieux, ils se tiennent assis dans l'ombre et ils ont une conversation au début de laquelle le narrateur se fait servir un grand verre de lait froid. Ce verre est devant lui, sur une petite table ronde, tandis qu'il parle, et son interlocuteur est en retrait, on le voit mal, ce qui ne l'empêche pas, pendant que l'autre parle, de regarder la rue. Voilà, c'est toute la scène. Elle est muette, on ne sait pas de quoi ils parlent. Ils se sont donné rendez-vous dans ce gla...

Le marcheur

Si, quand tu as vu arriver le train, tu n'avais pas été saisi d'effroi mais que tu avais baissé la tête, gardé tes deux mains dans les poches de ton manteau et allongé le pas, une fois de plus, le train serait passé derrière toi sans t'écraser, et tu continuerais maintenant de marcher dans la nuit.

Le Boléro

Catherine et Françoise étaient avec leur mère devant l'église Notre-Dame, et Catherine pleurait. Françoise s'éloignait déjà, elle disait: “Catherine chérie, ne pleure pas! Je ne veux pas que tu pleures!" Et Catherine répondait: “Mais non, voilà, c'est fini, je ne pleure plus. Et vous, dépêchez-vous! Vous allez rater l'avion!" Leur mère se tenait entre les deux, une main encore sur le poignet de Catherine, mais on voyait qu'elle devait partir avec Françoise. Le taxi était déjà là. Le chauffeur en était sorti pour prendre leurs bagages posés à leurs pieds, tandis sa voiture, arrêtée à l'angle du trottoir, gênait la circulation, et qu'il haussait les épaules pour répondre aux protestations des autres automobilistes. Elles sont donc parties, et Catherine leur faisait signe de la main, tandis que le taxi s'éloignait, mais elle pleurait encore. Et comme je me trouvais arrêté devant elle, et comme bien sûr je l'avais reconnue, je n'ai pas pu m...

Vilnius

Quand Isabelle est partie à Vilnius avec Andrès, j'ai pensé qu'elle reviendrait mariée. Andrès Baraja était plus vieux que nous. Il était doctorant en mathématiques. Il ne faisait pas partie de notre petite bande, je ne sais pas comment ils s'étaient rencontrés, mais il m'était arrivé de les apercevoir ensemble, deux ou trois fois, et aux airs qu'ils se donnaient, j'avais compris qu'Isabelle était perdue pour moi. J'en avais ressenti du dépit, sans en être étonné. J'avais été ravi qu'elle accepte de flirter avec moi. Nous avions pris plaisir à échapper à la surveillance de nos camarades comme à celle de nos parents et de nos professeurs. Mais elle avait toujours refusé que je lui tienne la main en présence des autres, ni bien sûr que je l'embrasse, et elle prenait un malin plaisir à espacer nos rendez-vous. Quand nous nous échappions, c'était presque toujours à l'improviste, parce que nous nous étions rencontrés dans un café ou à la s...

Un rêve de Shakespeare

L'histoire était simple. Clara est à Saorge chez Vincent. C'est l'automne. Le village a retrouvé son calme après les grandes chaleurs et l'afflux de visiteurs qui se répètent chaque été. Vincent travaille à un nouveau roman, il est très occupé et pas d'humeur la plus joyeuse, cela ne se passe pas dans son histoire comme il voudrait. Clara évite de le déranger. Elle profite de sa chambre. Elle lit des romans, se promène, converse avec les habitants qui ont pris l'habitude de la voir, elle fait la cuisine, écoute de la musique, en particulier les Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach dans l'interprétation qu'en donne Anner Bylsma, que lui a recommandée une amie, violoncelliste elle aussi, qui est allée vivre et travailler en Italie. Puis, un jour, Vincent lui annonce qu'un cinéma de Menton programme Mulholland Drive de David Lynch, un film qu'il a déjà vu mais qu'il voudrait revoir pour en reprendre quelque chose dans son roman. ...

L'infracassable noyau de nuit

J'ai pris l'habitude de lui rendre visite dans son atelier. Je l'appelais pour savoir si elle s'y trouvait, si je pouvais venir, ou bien c'était elle qui m'invitait à la rejoindre. Toujours le soir. Je restais assis à côté d'elle pour la regarder travailler. J'aimais voir ses mains. J'avais apporté une boîte de calissons, des biscuits aux amandes, deux bouteilles de Chimay. Nous parlions peu. Il a fallu plusieurs mois avant qu'elle me propose de la raccompagner chez elle où nous pourrions dîner. Elle habitait à deux numéros de là, au fond de la rue Assalit. “J'ai pensé à vous, me disait-elle. J'ai acheté ce matin des cappelletti chez Quirino. Il ne reste qu'à les cuire.” Alors, nous buvions du vin, puis nous mangions des mandarines. Son petit appartement était presque aussi sombre que son atelier. Ensuite, elle tombait de sommeil. Le temps que je trouve mon manteau, elle se préparait à dormir. "Je t'appelle un taxi? Tu veux r...

Une céramiste

Il y avait quelque chose de la grotte sous-marine dans cette boutique, à cause des céramiques qui jonchaient tous les meubles, qui y étaient suspendues, accrochées du sol au plafond, et qui ressemblaient à des coquillages sur la nacre desquels auraient été peintes des figures étranges, dont on ne savait pas dire s'il fallait en rire ou s'en effrayer, et parce qu'elle était habitée par une sirène un peu fantomatique, semblable aussi à cette infirmière en blouse blanche que vous avez découverte debout, à votre chevet, à l'instant précis où, dans votre rêve, vous vous êtes réveillé d'un long coma, comme prisonnier d'une clinique tellement calme et silencieuse, au milieu des arbres qui ornaient son parc, derrière votre fenêtre, que vous n'avez pas tardé à deviner que vous y étiez le seul patient. J'étais passé plus d'une fois devant la vitrine sans la remarquer parce qu'elle était éteinte, mais cette fois un peu de lumière jaune comme de l'huile ...

Macareux, Godzilla et invention de l'IA

Et puis, je me suis souvenu d’un autre récit que Gaïa m'avait fait, celui d’un week-end où son père l’avait entraînée cette fois en Islande. C’était la même nuit. Sans doute m'étais-je endormi puis réveillé de nouveau, car la scène était toute différente. Il ne s’agissait plus de moi, de rien qui se rapportait à moi, il ne s'agissait pas de mes retours nocturnes dans le quartier du port mais d’une immense falaise où nichaient des oiseaux. Mon souvenir de ce récit était très incomplet. Depuis, j’ai voulu l’étayer avec des noms de lieux que j’ai recherchés sur la carte, et à présent je peux affirmer sans risque d’erreur qu’il s’agissait de la falaise de Látrabjarg. Donc, un weekend de printemps, ils se rendent en Islande, au sommet de la falaise de Látrabjarg, et là ils observent des oiseaux. Gaïa découvre que son père s'intéresse aux oiseaux, ce qu’elle n’avait pas imaginé jusqu'alors, et même qu’il est un fin connaisseur de leurs espèces, de leurs habitats et de leu...

Billie Jean

Je ne baisse qu’à demi le store de la porte-fenêtre de ma chambre pour laisser filtrer un peu de lumière entre les lattes, pour faire des ombres en noir et blanc sur mon lit et dans cette même pièce où sont mes étagères de livres, et aussi pour surveiller l'avancée de la nuit derrière le balcon, pour voir où en est la lumière, chaque fois que je me réveille. Et cette fois, je me suis réveillé à 02:30, et deux séries de souvenirs se sont superposées devant moi, ou juxtaposées peut-être, comme sur deux écrans qu’on aurait posés dans le noir, au fond d'une galerie d’art contemporain, comme au fond d’une caverne où on entend résonner les vagues de la mer. La première série concernait des souvenirs de mon adolescence, quand j’avais seize ou dix-sept ans et que je fréquentais les surprises-parties. J’avais bien conscience alors que, quand on a passé deux ou trois heures à danser dans une surprise-partie, le but est d’en repartir avec une fille. En emmenant une fille comme un butin. Q...

La fanfare

Gaïa était élève de maternelle quand l’aventure de l'école de musique a commencé et, à sa suite, celle de la fanfare. Le quartier des Aulnes où elle habitait comptait une école et un collège publics où étaient scolarisés une majorité d’enfants du quartier, mais d’autres familles donnaient leur préférence à un établissement catholique situé dans le centre historique. Gaïa était alors élève de la maternelle Henri Wallon située à deux pas de chez elle. Ses parents hésitaient quant au choix qu’ils feraient au moment de son passage au CP. Il était souvent question de ce dilemme, le printemps venu, autour des barbecues du samedi soir, où différents avis s’exprimaient en phrases courtes, prononcées avec calme, dont chacune ne contenait qu’un seul argument, tandis que dans l'air flottait le parfum de la viande grillée mêlé à celui des pittosporums, et que se faisait entendre le doux bruit de la rivière en contrebas. Et comme on ne voulait surtout pas s’enfermer dans un choix partisan, ...